L’Union européenne, le traité d’Amsterdam et les grands problèmes qui demeurent

Dossier : Libres ProposMagazine N°541 Janvier 1999Par Dickran INDJOUDJIAN (41)

Introduction

Introduction

Cha­cun con­naît l’adage “Plus on est de fous, plus on rit” et en pense ce qu’il veut. Pour ma part je préfère la for­mule pro­posée naguère par Ray­mond Barre, pour­tant Européen con­va­in­cu, “Plus on est de fous, moins on rit” — et j’au­rais pu en faire le titre de cette con­férence… pour des raisons que vous devinez et que je pré­cis­erai plus loin, afin de ne créer aucun malen­ten­du. Eh bien ! non, j’ai choisi le titre plus explicite que vous savez. C’est la dernière par­tie de ce long titre qui est la plus impor­tante ; mais on ne peut en par­ler de façon intel­li­gi­ble que sur la base d’un état des lieux.

Le traité d’Am­s­ter­dam fait par­tie des don­nées à bien com­pren­dre. En effet, s’il est vrai que ce traité est l’aboutisse­ment déce­vant de la Con­férence inter­gou­verne­men­tale de 1996 (et en fait de 1996–1997), il est impor­tant à la fois par les quelques pro­grès qu’il intro­duit et par ses lacunes — ou plutôt par l’analyse de celles-ci et les con­séquences qu’il con­viendrait d’en tirer.

Ce traité lui-même ne peut guère être présen­té et com­men­té sans, après un assez rapi­de rap­pel his­torique, une descrip­tion, même som­maire des insti­tu­tions actuelles de l’U­nion européenne. Et je sais qu’en pareil exer­ci­ce on déçoit néces­saire­ment les uns parce qu’on leur en dit trop, les autres parce qu’on ne leur en dit pas assez. Je réclame donc votre indulgence.

Aupar­a­vant, il est peut-être utile de vous livr­er quelques con­sid­éra­tions générales sur les dif­fi­cultés actuelles de l’U­nion européenne. Elles me parais­sent de trois ordres :

  • Les citoyens de l’U­nion européenne doutent par­fois de la légitim­ité de celle-ci, parce qu’ils oublient sa final­ité pre­mière : établir une paix durable en Europe en réc­on­ciliant ses peu­ples et en leur don­nant des raisons et des moyens de forg­er un des­tin com­mun. Le suc­cès même de cette réc­on­cil­i­a­tion a créé l’il­lu­sion qu’elle allait de soi et qu’elle per­dur­erait sans que des efforts et des con­traintes en soient la con­trepar­tie. Or il n’en est rien : ce suc­cès était bien loin d’être acquis après l’achève­ment de la Sec­onde Guerre mon­di­ale et une telle réc­on­cil­i­a­tion comme la paix elle-même sont des biens trop pré­cieux pour ne pas mérit­er, exiger une vig­i­lance et des efforts con­stants. L’ou­bli de cette don­née his­torique fon­da­men­tale, effet per­vers du suc­cès même, donne libre cours aux formes les plus divers­es de par­tic­u­lar­ismes dont la vraie nature est sou­vent cachée par la langue de bois dans laque­lle bien sou­vent ils s’expriment.
  • Ce qui explique aus­si les dif­fi­cultés actuelles, c’est la crise économique et sociale qui est à la fois la cause et l’ef­fet du chô­mage, crise qui a fait suite à la recon­struc­tion d’après-guerre et — en France — aux “trente glorieuses”.
  • Enfin ces dif­fi­cultés sont aus­si la con­séquence d’une crise insti­tu­tion­nelle, dont il serait vain et naïf de s’of­fus­quer, crise sans doute inévitable, car traduisant les dif­férences his­toriques entre les États mem­bres et, cor­réla­tive­ment, leurs con­cep­tions var­iées des rela­tions avec les États-Unis d’Amérique, notam­ment en matière de défense.

Rappel historique

  • Mai 1948 — Con­grès de La Haye présidé par W. Churchill en vue d’in­té­gr­er l’Alle­magne à l’Eu­rope (orig­ine du Mou­ve­ment européen).
  • 9 mai 1950 — Con­seil­lé par Jean Mon­net, Robert Schu­man, min­istre des Affaires étrangères, présente le pro­jet de “Com­mu­nauté européenne du char­bon et de l’aci­er” (CECA).
  • 1952–1954 — Élab­o­ra­tion et rejet du traité insti­tu­ant la “Com­mu­nauté européenne de défense” (CED).
  • 25 mars 1957 — Traité de Rome créant la “Com­mu­nauté économique européenne” (CEE) et la “Com­mis­sion européenne de l’én­ergie atom­ique” (Euratom) (six mem­bres : Alle­magne, Bel­gique, France, Ital­ie, Lux­em­bourg, Pays-Bas).
  • 1er jan­vi­er 1958 — Entrée en vigueur du traité de Rome.
  • Jan­vi­er 1963 — Rejet par le général de Gaulle de l’en­trée du Roy­aume-Uni dans la CEE.
  • Avril 1965 — Les Six sig­nent le traité de fusion des exé­cu­tifs des trois com­mu­nautés (CEE, CECA, Euratom).
  • Été 1965 — Poli­tique de la “chaise vide” à pro­pos de la procé­dure du vote majoritaire.
  • 1er jan­vi­er 1966 — Rem­place­ment du vote à l’u­na­nim­ité par le sys­tème majori­taire pour la plu­part des déci­sions du Con­seil européen.
  • 7–8 octo­bre 1970 — Le comité présidé par Pierre Wern­er, alors Pre­mier min­istre du Lux­em­bourg, adopte le rap­port pour la réal­i­sa­tion en plusieurs étapes de l’U­nion économique et monétaire.
  • 22 jan­vi­er 1972 — Créa­tion du pre­mier sys­tème moné­taire européen (Le “ser­pent”).
  • 1er jan­vi­er 1973 — Entrée en vigueur de l’ad­hé­sion à la CEE du Roy­aume-Uni, du Dane­mark et de l’Ir­lande (pas­sage de 6 à 9 membres).
  • Décem­bre 1974 — Déci­sion d’élire le Par­lement européen au suf­frage uni­versel à par­tir de 1978.
    — Instau­ra­tion du Con­seil européen : réu­nions régulières des chefs d’É­tat et de gou­verne­ment tant pour les ques­tions com­mu­nau­taires que pour les ques­tions de coopéra­tion poli­tique (de car­ac­tère intergouvernemental).
  • Mai 1977 — Pre­mière par­tic­i­pa­tion de la Com­mis­sion, en tant qu’or­gan­isme, à un som­met du G7.
  • 13 mars 1979 — Créa­tion de l’actuel sys­tème moné­taire européen.
  • 1er jan­vi­er 1981 — Entrée en vigueur de l’ad­hé­sion de la Grèce.
  • 14 juin 1985 — Sig­na­ture de la pre­mière con­ven­tion de Schen­gen sur la libre cir­cu­la­tion des personnes.>
  • 1er jan­vi­er 1986 — Entrée en vigueur de l’ad­hé­sion de l’Es­pagne et du Por­tu­gal (pas­sage de 9 à 12 États membres).
  • Févri­er 1986 — Sig­na­ture de l’Acte unique européen (élar­gisse­ment du domaine des déci­sions pris­es à la majorité, d’où une amélio­ra­tion con­sid­érable de la capac­ité de déci­sion du Con­seil. Cet Acte cou­vre et dépasse le champ communautaire).
  • 1er juil­let 1986 — Entrée en vigueur de l’Acte unique.
  • 1990 — Réu­ni­fi­ca­tion de l’Allemagne.
  • Fin 1991 — Éclate­ment de l’U­nion des Républiques social­istes soviétiques.
  • 7 févri­er 1992 — Sig­na­ture à Maas­tricht du traité sur l’U­nion européenne.
  • 1er jan­vi­er 1993 — Achève­ment du marché unique.
  • 1er novem­bre 1993 — Entrée en vigueur du traité de Maas­tricht : nais­sance de l’U­nion européenne.
  • 26 juil­let 1994 — Jacques San­ter, Pre­mier min­istre du Lux­em­bourg, est nom­mé prési­dent de la Com­mis­sion européenne.
  • 1er jan­vi­er 1995 — L’Autriche, la Fin­lande et la Suède entrent offi­cielle­ment dans l’U­nion européenne (15 mem­bres — 375 mil­lions d’habi­tants — 32 mil­lions de km2 — Pro­duit intérieur brut d’en­v­i­ron 48 000 mil­liards de francs, légère­ment supérieur à celui des États-Unis d’Amérique).
  • 29 mars 1996 — Ouver­ture à Turin de la CIG en vue de la révi­sion du traité sur l’U­nion européenne (traité de Maas­tricht) et du traité sur la Com­mu­nauté européenne (traité de Rome).
  • 2 octo­bre 1997 — Sig­na­ture à Ams­ter­dam du traité mod­i­fi­ant les traités européens.
  • Print­emps 1998 — Déci­sion de créer l’eu­ro, mon­naie unique de 11 États membres.

Les institutions

Le trait essen­tiel — et révo­lu­tion­naire au regard du droit inter­na­tion­al pub­lic — est l’ex­is­tence d’un ordre juridique s’im­posant aux États membres.

Les organes, insti­tu­tions pro­pre­ment dites ou non, sont, depuis l’en­trée en vigueur le 1er novem­bre 1993 du traité de Maas­tricht, com­muns aux trois Com­mu­nautés européennes (1) — qui demeurent et même ont seules la per­son­nal­ité juridique — et à l’U­nion européenne qui, tout en les englobant, ne se sub­stitue pas à elles, ne dis­pose pas de la per­son­nal­ité juridique, n’a pas la capac­ité de con­clure des traités et n’est assim­i­l­able ni à un État, ni à une fédéra­tion ou à une con­fédéra­tion, ni à une sim­ple organ­i­sa­tion inter­na­tionale. Les insti­tu­tions de l’U­nion ont des pou­voirs de propo­si­tion, de déci­sion et de con­sul­ta­tion sui gener­is : elles ne se réduisent pas aux caté­gories clas­siques du droit con­sti­tu­tion­nel et du droit international.

Dans le “cadre insti­tu­tion­nel unique” con­sacré par le traité de Maas­tricht les mêmes insti­tu­tions agis­sent selon des procé­dures et avec des pou­voirs dif­férents selon que le domaine est celui des Com­mu­nautés — et essen­tielle­ment celui de la Com­mu­nauté économique (CE) ; on s’y réfère alors comme au “pre­mier pili­er” (le pili­er com­mu­nau­taire) ou bien celui des deux domaines défi­nis par le traité sur l’U­nion européenne (ou traité de Maas­tricht) comme étant celui de la “Poli­tique étrangère et de sécu­rité com­mune” (PESC, “deux­ième pili­er”) ou de la “Jus­tice et Affaires intérieures” (JAI, “troisième pilier”).

Cette dis­tinc­tion est essen­tielle entre le pre­mier pili­er d’une part et l’ensem­ble des deux­ième et troisième piliers d’autre part, car c’est dans le seul pre­mier domaine que la Com­mis­sion a des pou­voirs très éten­dus (et notam­ment le droit exclusif d’ini­tia­tive) et aus­si que la prise des déci­sions n’y a pas le car­ac­tère inter­gou­verne­men­tal qu’elle a dans les deux autres domaines. Cela dit — et qui est indis­pens­able pour une bonne inter­pré­ta­tion de ce qui suit — les insti­tu­tions essen­tielles de l’U­nion européenne sont :

- le Con­seil européen (2), réu­nion des chefs d’É­tat et de gou­verne­ment des Quinze, est au som­met du cadre insti­tu­tion­nel unique ;

- le Par­lement européen, qui représente les peu­ples des États de l’U­nion (626 mem­bres ; 99 représen­tants de l’Alle­magne — depuis la réu­ni­fi­ca­tion -, 87 de la France, de l’I­tal­ie et du Roy­aume-Uni, etc,. et 6 du Lux­em­bourg) ; son rôle et sa part aux déci­sions sont ren­for­cés par le traité d’Amsterdam ;

- la Com­mis­sion européenne, organe indépen­dant, gar­di­enne des traités et moteur de l’in­té­gra­tion européenne (siège à Brux­elles ; 20 com­mis­saires, un par État mem­bre, sauf deux pour l’Alle­magne, l’Es­pagne, la France, l’I­tal­ie et le Royaume-Uni) ;

- le Con­seil de l’U­nion (3), appelé le plus sou­vent le Con­seil (tout court) ou encore le Con­seil des min­istres ; il réu­nit en for­ma­tions dis­tinctes selon les ques­tions traitées les min­istres mem­bres des gou­verne­ments des Quinze ; il est le “lég­is­la­teur” de la Com­mu­nauté européenne (même si le Par­lement européen prend une cer­taine part à ses déci­sions) ; en out­re il prend les déci­sions d’ap­pli­ca­tion des principes défi­nis par le Con­seil européen pour ce qui con­cerne le deux­ième pili­er (PESC) et le troisième (JAI). L’ap­pel­la­tion de Con­seil des min­istres est mau­vaise, parce que trompeuse, puisque se réu­nis­sent tan­tôt cer­tains min­istres — par exem­ple les min­istres des Affaires étrangères (for­ma­tion dite ” Affaires générales ”) -, tan­tôt d’autres ; et cette remar­que n’est pas seule­ment de syn­taxe : elle souligne une car­ac­téris­tique impor­tante, peut-être une faib­lesse, de l’in­sti­tu­tion ; aus­si bien l’ex­pres­sion peu euphonique ” Con­seil de min­istres ” serait-elle plus correcte ;

- la Cour de Jus­tice des Com­mu­nautés européennes (4) a pour mis­sion d’as­sur­er le respect du droit dans l’in­ter­pré­ta­tion et l’ap­pli­ca­tion du traité de Maas­tricht ; mais ce dernier exclut son inter­ven­tion dans le domaine de la poli­tique étrangère et de la sécu­rité com­mune, comme dans celui des affaires intérieures et de jus­tice (2e et 3e piliers).

Con­clu­ons sur cette brève descrip­tion d’in­sti­tu­tions com­plex­es par quelques remar­ques avant d’abor­der le traité d’Am­s­ter­dam. Le car­ac­tère hybride du Con­seil européen (don­ner les grandes impul­sions com­mu­nau­taires et pren­dre des déci­sions inter­gou­verne­men­tales) appa­raît dans ce qui précède ; mais cette com­plex­ité con­tribue à ce que l’opin­ion publique com­prenne mal la dis­tri­b­u­tion des rôles et, la presse aidant (si l’on peut dire), cri­tique sou­vent à tort la Com­mis­sion (ou la ” bureau­cratie brux­el­loise ”), faute de voir que si celle-ci a, dans les domaines com­mu­nau­taires, l’ex­clu­siv­ité des propo­si­tions, les déci­sions (appro­ba­tion de ces propo­si­tions) sont le fait du Con­seil de l’U­nion qui, comme on l’a déjà vu, détient le véri­ta­ble pou­voir législatif.

Encore faut-il ajouter que le pou­voir exé­cu­tif, qu’est celui de la Com­mis­sion, est tem­péré par le fait que, selon une solide tra­di­tion, il négo­cie le plus sou­vent avec des comités représen­tant les admin­is­tra­tions nationales, ce qui est sage, tout en entraî­nant une cer­taine lour­deur ; mais com­ment tenir compte autrement de la diver­sité des intérêts et de droit interne des nom­breux États mem­bres ? Il n’en reste pas moins que déci­sions et direc­tives sont trop nom­breuses, que les détails dans lesquels elles entrent sont assez sou­vent en con­tra­dic­tion avec le principe de sub­sidiar­ité — et enfin que, de fac­to, l’ensem­ble du sys­tème accorde un poids beau­coup trop grand à des groupes de pres­sion de nature très diverse, ce qui, tout comme chez cha­cun des États mem­bres d’ailleurs, est con­traire à l’in­térêt général.

Le traité d’Amsterdam

Le climat de la Conférence intergouvernementale (CIG)

Il est oppor­tun de com­pren­dre ce qu’é­tait le cli­mat de la CIG ouverte à Turin (fin mars 1996) et chargée de pré­par­er la révi­sion des traités européens et donc le traité d’Am­s­ter­dam. L’U­nion se trou­vait dans une phase “dépres­sive”. Ce n’é­tait pas la pre­mière : tout comme en psy­chopatholo­gie les dépres­sions sont cycliques. Qu’on se rap­pelle les évo­lu­tions néga­tives qu’ont été le pas­sage de la CECA à l’échec de la CED, celui du traité de Rome à l’échec du plan Fouchet, de l’ad­hé­sion du Roy­aume-Uni à l’at­ti­tude de Mar­garet Thatch­er, de l’Acte unique à cette CIG.

La réu­ni­fi­ca­tion alle­mande, bien qu’ex­cel­lente en soi, a eu des con­séquences sur l’U­nion : les don­nées démo­graphiques se trou­vaient renou­velées ; l’Eu­rope cen­trale et de l’Est pre­nait une impor­tance plus grande pour l’Alle­magne ; le chance­li­er Kohl s’est trou­vé para­doxale­ment affaib­li par une réu­ni­fi­ca­tion dont le suc­cès lui est large­ment dû, car les craintes et les reven­di­ca­tions des Län­der de l’Ouest ont crû.

L’at­ti­tude de la France a eu des effets négat­ifs. Embar­rassée par ces change­ments alle­mands et par l’ar­rivée d’un Blair don­nant au moins les apparences d’être plus favor­able à l’Eu­rope et, para­doxale­ment, plus favor­able que les Alle­mands à l’ex­ten­sion de la majorité qual­i­fiée pour les pris­es de déci­sion, la France a inquiété les petits pays en pré­con­isant la diminu­tion du nom­bre des com­mis­saires, a au con­traire pris une posi­tion nulle­ment com­mu­nau­taire en matière de poli­tique extérieure et de sécu­rité com­mune, s’est mon­trée plus inquié­tante que con­va­in­cante en ce qui con­cerne une pondéra­tion dif­férente des voix, a dénon­cé la tech­nocratie de manière vague et assez injuste, mais s’est opposée à la mesure démoc­ra­tique d’élar­gisse­ment des pou­voirs du Par­lement européen.

C’est ain­si que la France, quelle prouesse ! a réus­si à déplaire à presque tous, à inquiéter beau­coup et à laiss­er l’Alle­magne presque seule sus­citer les dis­po­si­tions nou­velles les plus impor­tantes. En effet, et pour les raisons qui ont été évo­quées, le chance­li­er Kohl a con­sid­érable­ment évolué vers une posi­tion con­ser­va­trice quant à la majorité qual­i­fiée au Con­seil ou à la com­mu­nau­tari­sa­tion des 2e ou 3e piliers ; en out­re il a, pour les mêmes raisons et à cause du poids en Alle­magne de l’ar­rêt de la Cour con­sti­tu­tion­nelle fédérale (Karl­sruhe, 12 octo­bre 1993), poussé in extrem­is à l’élar­gisse­ment des pou­voirs du Par­lement européen.

A joué égale­ment la prise de con­science que, dans une Union élargie à 15 et ayant voca­tion à s’élargir dans les cinq ou dix ans à une ving­taine d’É­tats mem­bres, le moteur con­sti­tué par le cou­ple fran­co-alle­mand deve­nait insuffisant.

Enfin la sit­u­a­tion économique et sociale était — et demeure — préoc­cu­pante, prin­ci­pale­ment en rai­son du chô­mage et de l’ab­sence d’ac­cord avec des parte­naires de l’U­nion européenne tant sur l’analyse que sur les remèdes. Ain­si la France a été seule à faire mon­tre de réserves quant à une plus grande flex­i­bil­ité du droit du travail.

Les résultats

Les résul­tats ont été déce­vants et déséquili­brés du fait qu’au­cun pro­grès sig­ni­fi­catif n’a été accom­pli dans divers domaines impor­tants. Ce n’est pas à dire que ces résul­tats sont entière­ment négat­ifs. Plutôt que de me livr­er à une analyse longue et ingrate parce que néces­saire­ment très tech­nique, je vais m’ef­forcer de faire ressor­tir par grands domaines les traits qui me parais­sent les plus significatifs.

• Démoc­ra­ti­sa­tion

Une exten­sion a été don­née aux pou­voirs du Par­lement européen, à savoir essen­tielle­ment une exten­sion de la procé­dure de codé­ci­sion, procé­dure com­plexe mais qui attribue à ce Par­lement un rôle plus impor­tant que la procé­dure dite de coopéra­tion. Dans l’ensem­ble, cette exten­sion ne plaît guère aux députés et séna­teurs français — et peut-être aux Français eux-mêmes qui faute d’être cor­recte­ment infor­més et parce qu’un sys­tème élec­toral absurde les tient éloignés de leurs élus au Par­lement européen n’ont bien sou­vent que de vagues idées a pri­ori sur ces matières. En out­re, le traité prévoit l’ap­pro­ba­tion par un vote du Par­lement européen du prési­dent de la Commission.

Une mesure impor­tante est passée presque inaperçue : la pos­si­bil­ité de pri­va­tion de son droit de vote à l’en­con­tre de tout État mem­bre qui s’é­carterait durable­ment des principes fon­da­men­taux sur lesquels repose l’U­nion européenne.

• Deux­ième et troisième piliers

L’amélio­ra­tion de la “Poli­tique extérieure et de sécu­rité com­mune” a été extrême­ment lim­itée, car sont néces­saires l’u­na­nim­ité pour les déci­sions de principe et la majorité qual­i­fiée pour les mesures d’ap­pli­ca­tion. Toute­fois un élé­ment posi­tif con­siste en la pos­si­bil­ité de recourir à une procé­dure moins paralysante, celle de “l’ab­sten­tion constructive”.

Quant à la créa­tion d’un ” Haut représen­tant pour la poli­tique étrangère et de sécu­rité com­mune ” en la per­son­ne du Secré­taire général du Con­seil, elle me paraît une mau­vaise solu­tion pour au moins deux raisons : d’une part le Secré­taire général risque d’être com­plète­ment absorbé par cette tâche, de sorte que pen­dant qu’il sera par monts et par vaux l’énorme tra­vail du Secré­tari­at général devra être effec­tué par un adjoint ; mais d’autre part, ce qui est plus grave, cette méth­ode, qui ne con­fie à cet égard aucun rôle à la Com­mis­sion, risque de créer des oppo­si­tions et des malen­ten­dus, alors même que l’in­con­vénient majeur du 2e pili­er est la sépa­ra­tion entre les affaires économiques extérieures de l’U­nion européenne — traitées de façon com­mu­nau­taire — et la poli­tique extérieure et de défense commune.

En dehors de la créa­tion de ce poste — qu’on n’a voulu con­fi­er ni à la Com­mis­sion ni à une per­son­nal­ité poli­tique de poids -, on ne trou­ve rien, en par­ti­c­uli­er rien sur la défense en rai­son des con­tra­dic­tions affichées d’emblée :

- le Roy­aume-Uni et les Pays-Bas cla­mant ” L’OTAN, rien que l’OTAN ” ;
— les ” neu­tres ” (Suède, Autriche et à un cer­tain degré la Fin­lande) élu­dant ces prob­lèmes majeurs ;
— il n’y a guère de par­ti­sans, comme en principe la France, d’une iden­tité européenne de défense (inté­grant dans l’U­nion européenne l’U­nion de l’Eu­rope occi­den­tale, UEO).

En bref la PESC demeure mal­heureuse­ment un faux-sem­blant, car elle n’a ni objec­tifs clairs en com­mun, ni mode de déci­sion effi­cace, ni instru­ment pour agir, ni bud­get, ni porte-parole de poids, ni — et c’est par­ti­c­ulière­ment con­ster­nant — de val­ori­sa­tion de l’ac­quis com­mu­nau­taire que représente la voix unique dans le domaine des rela­tions économiques extérieures. En con­séquence Brux­elles con­tin­uera à pay­er et Wash­ing­ton à décider (exem­ples : Bosnie, Palestine).

Quant aux pro­grès relat­ifs au 3e pili­er (Affaires intérieures et de jus­tice), on peut crain­dre qu’ils ne soient un leurre en rai­son des délais d’ap­pli­ca­tion (cinq ans) et de divers­es restric­tions. Il faut tout de même not­er des élé­ments posi­tifs : cer­taines sim­pli­fi­ca­tions du fonc­tion­nement, la recon­nais­sance (surtout à terme) du rôle de “l’Of­fice européen de police” (en abrégé Europol) et de l’in­cor­po­ra­tion, bien qu’im­par­faite, des accords de Schen­gen dans le champ com­mu­nau­taire (comme pre­mier exem­ple de la “coopéra­tion ren­for­cée” dont nous dirons un mot).

• Réforme des institutions

Un pro­grès très mod­este : les déci­sions con­cer­nant la recherche seront pris­es à la majorité qualifiée.

S’agis­sant de la Com­mis­sion, la sup­pres­sion d’un sec­ond com­mis­saire pour cer­tains États mem­bres est posée en principe, mais en fait ren­voyée à une déci­sion future.

Les ten­ta­tives pour mod­i­fi­er la pondéra­tion des voix se sont sol­dées par un échec total.

L’in­stau­ra­tion de “la coopéra­tion ren­for­cée”, c’est-à-dire entre cer­tains des États mem­bres (au moins la moitié d’en­tre eux), mais en util­isant les organes et les moyens de l’U­nion, est une amélio­ra­tion. Toute­fois celle-ci — que les Néer­landais ont réus­si à exclure du 2ème pili­er — est très mod­érée ; en effet, alors que les déci­sions sont pris­es à la majorité qual­i­fiée sur propo­si­tion exclu­sive de la Com­mis­sion, un État mem­bre invo­quant un intérêt nation­al impor­tant pour­ra s’y oppos­er et entraîn­er un vote du Con­seil européen… à l’unanimité !

• Emploi et poli­tique sociale

De légers pro­grès ont été accom­plis, dont, avec l’ac­cord du Roy­aume-Uni, l’in­té­gra­tion du pro­to­cole social dans le traité.

• En conclusion

Les quelques avancées que voilà n’équili­brent nulle­ment de graves lacunes dont les trois plus impor­tantes sont sans doute l’ab­sence de pro­grès en matière de poli­tique économique — avec comme con­séquence l’ab­sence d’un véri­ta­ble pou­voir poli­tique face au pou­voir moné­taire de la Banque cen­trale européenne -, l’ab­sence d’amélio­ra­tion sub­stantielle con­cer­nant la poli­tique étrangère et de sécu­rité com­mune, enfin l’ab­sence de mesures con­cer­nant le fonc­tion­nement de la Com­mis­sion et l’ef­fi­cac­ité des pris­es de déci­sion alors que se pro­fi­lent à l’hori­zon plusieurs nou­veaux États membres.

La ratification du traité d’Amsterdam

Dans le con­texte que j’ai tenu à vous pré­cis­er, il ne paraî­trait pas sage, mal­gré ses graves insuff­i­sances, de ne pas rat­i­fi­er le traité d’Am­s­ter­dam. Com­ment et avec quelles déter­mi­na­tions à la clef ?

Cette rat­i­fi­ca­tion par la France sup­pose — en rai­son de la déci­sion du Con­seil con­sti­tu­tion­nel en date du 31 décem­bre 1997 — une révi­sion préal­able de la Con­sti­tu­tion. Il serait dan­gereux de soumet­tre cette rat­i­fi­ca­tion à un référen­dum, car la déci­sion du Con­seil con­sti­tu­tion­nel se réfère à la notion de trans­fert de sou­veraineté, de sorte que des débats pas­sion­nés sur­gi­raient reposant sur une infor­ma­tion très insuff­isante et où les anti-Européens de tous bor­ds, dans une ” alliance objec­tive ” au sens marx­iste, ris­queraient avec le con­cours des hési­tants, à faire rejeter la mod­i­fi­ca­tion et donc la ratification.

C’est pourquoi la voie la plus sage, et aus­si la plus prob­a­ble, est l’ap­pro­ba­tion de cette mod­i­fi­ca­tion ain­si que la rat­i­fi­ca­tion du traité d’Am­s­ter­dam par un vote des deux assem­blées par­lemen­taires réu­nies en con­grès à Ver­sailles, vraisem­blable­ment au pre­mier trimestre de 1999, c’est-à-dire bien avant les élec­tions européennes de juin 1999.

Toute­fois pareille rat­i­fi­ca­tion devrait s’ac­com­pa­g­n­er de fer­mes réso­lu­tions quant à la suite de l’évo­lu­tion européenne. Celles-ci devraient con­sis­ter essen­tielle­ment à :

- repouss­er d’un an la dis­cus­sion sur la “poli­tique agri­cole com­mune” (PAC) et sur les “fonds structuraux” ;
— refuser tout élar­gisse­ment avant qu’une nou­velle con­férence inter­gou­verne­men­tale pré­pare les mod­i­fi­ca­tions sans lesquelles élar­gisse­ment vaudrait paralysie ;
— n’ou­vrir cette con­férence que sur la base d’un pro­jet d’ensem­ble cohérent pré­paré par la Com­mis­sion, mais en con­sul­ta­tion avec des représen­tants à déter­min­er des citoyens français ;
— inter­dire que ces ques­tions insti­tu­tion­nelles soient inclus­es de quelque manière dans les négo­ci­a­tions dites de “préad­hé­sion”.

Conclusion

Certes les imper­fec­tions et les lacunes de l’actuelle Union européenne sont nom­breuses. Certes ses dif­fi­cultés intérieures sont grandes, comme aus­si celles liées aux divers­es con­cep­tions que se font les États mem­bres des rela­tions avec les États-Unis d’Amérique, notam­ment en matière de défense, du rôle de l’OTAN et de celui des États-Unis dans cette dernière organ­i­sa­tion ; celles enfin qu’en­traîne inévitable­ment un élar­gisse­ment qui, s’il est judi­cieux, non pré­cip­ité et précédé de mesures d’ef­fi­cac­ité, est au demeu­rant à la fois inévitable et souhaitable.

Eh bien ! ne tombons pas pour autant dans le pes­simisme. Ce serait une erreur his­torique grave, ce serait renon­cer à un acquis, à éla­guer peut-être, mal appré­cié, mal perçu, mais con­sid­érable. Ce serait à la lim­ite con­cevoir l’Eu­rope comme un vaste pro­tec­torat améri­cain. Et puis, ce ne serait pas jus­ti­fié : d’énormes atouts exis­tent. La créa­tion toute proche de l’U­nion économique et moné­taire (UEM), exem­ple majeur de coopéra­tion ren­for­cée avant la let­tre, en est un exem­ple naguère encore inespéré et d’une immense portée si… nous ne bais­sons pas les bras.

Et puis, cer­taines dif­fi­cultés sont par­fois rob­o­ra­tives et salu­taires : les prob­lèmes con­sid­érables que soulève l’élar­gisse­ment sont peut-être l’oc­ca­sion don­née aux États mem­bres, à leurs représen­tants et au Par­lement européen de se met­tre enfin d’ac­cord sur les mod­i­fi­ca­tions les plus indis­pens­ables à l’ef­fi­cac­ité de l’U­nion et sans lesquelles l’Eu­rope ne saurait se forg­er un avenir com­mun dans un monde où elle ne comptera plus en 2025 que 6 % de la pop­u­la­tion du monde.

Il n’est pas pos­si­ble dans le cadre de cette con­férence d’abor­der le sujet cap­i­tal de l’évo­lu­tion à plus long terme de cette Union européenne dont le germe est vieux de presque un demi-siècle.

Con­tentons-nous de citer Paul Valéry : “Ce qui étonne dans les excès nova­teurs de la veille, c’est tou­jours la timidité.”

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1. Com­mu­nauté européenne du char­bon et de l’aci­er (CECA) ; Com­mu­nauté économique européenne (CEE), trans­for­mée par le traité de Maas­tricht en Com­mu­nauté européenne (CE) ; Com­mu­nauté européenne de l’én­ergie atom­ique (Euratom).
2. Qu’il ne faut surtout pas con­fon­dre ni avec le Con­seil de l’U­nion (ci-après), ni avec le Con­seil de l’Eu­rope (qui siège à Stras­bourg comme le Par­lement européen), mais est totale­ment extérieur à l’U­nion : il réu­nit une quar­an­taine de pays européens ; ses objec­tifs essen­tiels sont la sauve­g­arde et le ren­force­ment de la démoc­ra­tie et des droits de l’Homme ; ses pou­voirs sont très limités.
3. À dis­tinguer soigneuse­ment du Con­seil européen (ci-dessus) — et, bien sûr, du Con­seil de l’Europe.
4. Créée par le Traité insti­tu­ant la Com­mu­nauté européenne du char­bon et de l’acier.

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