L’Union monétaire après le Brexit Hermès

L’Union monétaire après le Brexit : l’heure d’une véritable souveraineté économique européenne ?

Dossier : Croire en l'EuropeMagazine N°759 Novembre 2020
Par François VILLEROY de GALHAU (78)
Par Anass MOURJANE

Inutile de le nier : le Brex­it représente une mau­vaise nou­velle pour la con­struc­tion européenne. Pour la pre­mière fois depuis le début de notre aven­ture com­mune, un pays mem­bre a en effet décidé de s’en détourn­er. Nous devons bien évidem­ment respecter ce choix. Il peut, et doit même aus­si nous amen­er à réfléchir sur le pro­jet européen.

Il pour­rait paraître étrange de lier le Brex­it à l’Union économique et moné­taire. Après tout, le Roy­aume-Uni avait négo­cié dès le départ la pos­si­bil­ité de ne pas rejoin­dre la zone euro et le pro­jet lancé par Maas­tricht en 1992. Le Roy­aume-Uni restait toute­fois la troisième économie de l’UE et il détient tou­jours, avec la City de Lon­dres, la pre­mière place finan­cière européenne. Ses quar­ante-sept années d’adhésion à l’UE ont tis­sé des liens étroits dans de mul­ti­ples domaines qu’il n’est pas aisé de redessin­er. L’économie bri­tan­nique sera la pre­mière vic­time de cette rup­ture. Mais le Brex­it sera aus­si por­teur de risques pour l’Europe, notam­ment l’incertitude qui pèse sur le futur de nos rela­tions com­mer­ciales et financières.


REPÈRES

En novem­bre 2019, près de 76 % des citoyens de la zone euro soute­naient la mon­naie unique, tan­dis que le proces­sus d’adhésion à l’Union moné­taire se pour­suit, démon­trant le car­ac­tère vivant et tou­jours actuel du pro­jet lancé par Maas­tricht. La Croat­ie et la Bul­gar­ie ont été les derniers États mem­bres à man­i­fester leur inten­tion d’entrer dans l’euro en 2018 et ont con­fir­mé cette inten­tion en 2020, en entrant dans le Mécan­isme de taux de change européen (MCE II).


Le Brexit, une opportunité pour les Européens ?

L’UE post-Brex­it s’identifie désor­mais un peu plus avec l’Union moné­taire, ce qui clar­i­fie davan­tage le pro­jet que représente la mon­naie unique. Ain­si, le Brex­it stim­ule notre néces­saire réflex­ion sur les moyens de relancer l’Union économique et moné­taire. En votant pour le Brex­it, les Bri­tan­niques ont voulu apparem­ment retrou­ver leur sou­veraineté. Toute­fois, comme l’expliquait l’ancien prési­dent de la BCE Mario Draghi, il con­vient de ne pas con­fon­dre sou­veraineté et indépendance. 

Dans le monde actuel, l’Union européenne per­met plus de coopéra­tion entre ses États mem­bres pour maîtris­er les con­séquences de la mon­di­al­i­sa­tion et offrir plus de prospérité aux citoyens. La crise Covid-19 a illus­tré l’importance des défis que pour­ra con­naître l’Europe post-Brex­it, mais aus­si la capac­ité des Européens à y répon­dre ensem­ble. C’est le même esprit qui doit présider au ren­force­ment de l’Union économique et moné­taire après le Brexit. 

L’Union monétaire, un succès inachevé

La mon­naie unique représente un suc­cès incon­testable. Util­isé aujourd’hui par près de 340 mil­lions de citoyens, l’euro a per­mis depuis sa créa­tion la sta­bil­ité des prix et favorisé la con­ver­gence nom­i­nale en Europe, tout en devenant une mon­naie de référence à l’international. Soutenu par la BCE et les ban­ques cen­trales de l’Eurosystème, l’euro est aujourd’hui plébisc­ité tant par une large majorité de citoyens que par les États mem­bres de l’UE.

La crise des dettes sou­veraines, qui a suc­cédé à la crise finan­cière de 2008, n’a pas fait éclater la zone comme on avait pu le crain­dre. La poli­tique moné­taire de l’Eurosystème a joué son rôle, en par­tic­i­pant large­ment à la reprise économique post crise. La créa­tion du Mécan­isme européen de sta­bil­ité (MES) per­met désor­mais de soutenir directe­ment les États mem­bres en dif­fi­culté sur les marchés et le fonds a été sol­lic­ité en pre­mier par l’Eurogroupe lors de la crise san­i­taire du print­emps dernier. Enfin, la créa­tion de l’Union ban­caire a vu la mise en place rapi­de du Mécan­isme de sur­veil­lance unique (MSU) et du Mécan­isme de réso­lu­tion unique (MRU), deux insti­tu­tions rapi­de­ment fonc­tion­nelles visant à bris­er le cer­cle vicieux entre risque sou­verain et risque bancaire. 

Une Union économique et monétaire aujourd’hui incomplète 

S’il y a eu des pro­grès en matière de coor­di­na­tion, l’Union a surtout été moné­taire avant d’être économique. Or la poli­tique moné­taire ne peut pas tout. La réforme du MES n’est aujourd’hui pas achevée, tout comme l’Union ban­caire, qui ne dis­pose tou­jours pas d’un filet de sécu­rité pour son Mécan­isme de réso­lu­tion unique.

Avant la crise san­i­taire, la zone euro présen­tait tou­jours des déséquili­bres per­sis­tants, avec une épargne abon­dante – la pre­mière au monde, devant la Chine – et un faible niveau d’investissement. Le choc de la crise de la Covid-19, la plus grave depuis la Grande Dépres­sion, nous con­fronte à un défi immense. Les économies européennes, car­ac­térisées par des sys­tèmes effi­caces de pro­tec­tion sociale et de puis­sants sta­bil­isa­teurs automa­tiques, ont certes béné­fi­cié de ces avan­tages dans l’absorption du choc par rap­port à d’autres pays. Mais son impact sur le tis­su économique européen sera con­sid­érable : ain­si, en France, nous ne devri­ons pas retrou­ver le niveau d’activité pré crise avant 2022.


Le défi de l’innovation et des nouvelles technologies reste à relever

L’objectif, fixé dès 2000, de faire de l’UE la pre­mière économie de la con­nais­sance au monde n’a pas été atteint, en dépit de la stratégie Europe 2020. En 2018, le niveau d’investissement en R & D de l’Union européenne n’atteignait ain­si que 2,2 % de son PIB, en retrait par rap­port à la moyenne de l’OCDE (2,4 %), aux États-Unis (2,8 %) ou encore à la cible de 3 % fixée dans la stratégie Hori­zon 2020. 


De nombreux défis structurels

Le Brex­it et l’élection de Don­ald Trump ont mar­qué une rup­ture. La remise en cause du mul­ti­latéral­isme et la mon­tée des ten­sions com­mer­ciales ont provo­qué une hausse des incer­ti­tudes économiques. L’Europe doit égale­ment faire face à de mul­ti­ples remis­es en cause de sa sou­veraineté, y com­pris dans le domaine économique et financier. L’utilisation de plus en plus fréquente de sanc­tions extrater­ri­to­ri­ales par les États-Unis n’a pas épargné les Européens, comme en témoigne l’amende infligée à BNP Paribas en 2014 ou les développe­ments vis-à-vis de l’Iran depuis lors. Ces sanc­tions, qui se fondent prin­ci­pale­ment sur l’usage du dol­lar comme mon­naie, ont un impact sur nos économies.

Le tour­nant numérique est l’une des clés de l’économie de demain et l’Europe devra faire face, lorsque ce n’est pas déjà le cas, à la con­cur­rence des États-Unis, des pays émer­gents, voire du Roy­aume-Uni post-Brex­it. La révo­lu­tion numérique n’épargne aucun secteur et est déjà à l’origine de pro­fonds change­ments dans le domaine financier à tra­vers l’émergence des Fintechs.

“L’Union a surtout été monétaire avant d’être économique.”

Au-delà de la tran­si­tion numérique, la tran­si­tion écologique demeure, mal­gré la crise, le véri­ta­ble défi du XXIe siè­cle. Dans ce domaine, l’Europe n’a certes pas fait assez, mais elle a peut-être fait un peu plus que d’autres. Elle peut s’ériger en mod­èle de la pro­tec­tion de l’environnement. Dans ce con­texte aus­si, la finance doit pren­dre toute sa part dans ce défi. C’est le cas déjà à la Banque de France, qui a mon­tré l’exemple en étant l’un des mem­bres fon­da­teurs du Réseau pour le verdisse­ment du sys­tème financier lors du som­met One Plan­et de Paris en 2017. Au niveau européen, l’annonce du Green Deal par la Com­mis­sion européenne en décem­bre 2019 con­stitue une ini­tia­tive sans précédent.

L’Union économique et moné­taire con­naît donc aujourd’hui une sit­u­a­tion para­doxale : elle présente une archi­tec­ture incom­plète et fait face à plusieurs défis à financer post-Brex­it, mais dis­pose aus­si d’une épargne abon­dante et de nom­breux autres atouts. Il nous faut saisir ce moment pour l’achever et la rénover.

Une véritable souveraineté financière est possible 

La relance et la réori­en­ta­tion de l’Union des marchés des cap­i­taux (UMC) peu­vent en être un pre­mier vecteur. J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire : si 2020 était non pas seule­ment l’année du Brex­it, mais aus­si celle d’une Union pour l’épargne et l’investissement durable, dont l’UMC est une com­posante, l’Europe aurait trans­for­mé le prob­lème en oppor­tu­nité. L’UMC, au départ un pro­jet d’inspiration bri­tan­nique, peut devenir un accéléra­teur de l’investissement européen. Elle peut con­tribuer à le financer dans les économies les plus touchées par la crise et accom­pa­g­n­er une mon­tée en puis­sance du finance­ment en fonds pro­pres, à la fois essen­tiel pour l’innovation et pour recap­i­talis­er nos entre­pris­es en sor­tie de crise. 

L’UMC peut ain­si faciliter l’utilisation de notre épargne pour réori­en­ter nos économies vers nos défis com­muns, tout en atti­rant les cap­i­taux étrangers en Europe. L’accord poli­tique sur une tax­onomie des pro­duits verts le mon­tre : l’Europe peut à la fois pro­téger ses intérêts et peser dans la déf­i­ni­tion des règles de demain. 

Le ren­force­ment de l’Union ban­caire con­stitue un autre chantier pou­vant con­forter notre autonomie tout comme notre résilience. Faire en sorte que la réso­lu­tion européenne des ban­ques soit crédi­ble demeure essen­tiel, peut-être même avant une garantie des dépôts unique, qui pour­rait en résul­ter. Si les ban­ques européennes ont plutôt bien résisté au choc de la pandémie Covid-19, les défis struc­turels d’avant-crise demeurent tou­jours d’actualité. Le secteur ban­caire reste trop frag­men­té aujourd’hui en Europe, en par­ti­c­uli­er com­paré à son con­cur­rent améri­cain. Une con­sol­i­da­tion trans­fron­tière des ban­ques européennes, qui leur per­me­t­trait d’atteindre une taille cri­tique suff­isante tout comme de mieux servir leurs clients, ne doit pas être écartée.


Pour un véritable Eurosystème financier

Le Brex­it va néces­saire­ment avoir des con­séquences en ter­mes d’infrastructures de marché. Le départ du Roy­aume-Uni peut néan­moins encour­ager l’émergence d’un réseau de cen­tres financiers européens, à même de pren­dre le relai en Europe. De même, en matière de paiements de détail, nous restons aujourd’hui large­ment dépen­dants d’opérateurs étrangers, qu’ils soient étab­lis ou nou­veaux, comme les GAFA. 

Plusieurs ini­tia­tives sont en cours pour favoris­er l’émergence d’alternatives européennes, tan­dis que nous pou­vons cap­i­talis­er sur les chances que présente l’innovation, comme nous le faisons déjà à la Banque de France à tra­vers l’expérimentation d’une mon­naie numérique de banque cen­trale. Ces ini­tia­tives per­me­t­tent en par­al­lèle de ren­forcer le rôle inter­na­tion­al de l’euro, élé­ment à part entière de notre autonomie finan­cière face au dollar. 


Le modèle économique européen

Mal­gré nos dif­férences nationales, il y a bien un mod­èle économique européen, fondé sur la lutte con­tre les iné­gal­ités, une économie de la con­nais­sance, la préser­va­tion du cli­mat, du mul­ti­latéral­isme, du libre-échange et de la liber­té des mou­ve­ments de cap­i­taux. Après le Brex­it, nous aurons plus que jamais besoin de ce mod­èle. Il fau­dra pour cela que nous jouions collectif.

Au niveau « micro », le Brex­it a rap­pelé, en creux, l’atout que représente notre marché intérieur. La crise Covid-19 a par la suite souligné le besoin d’une plus grande autonomie stratégique sur les plans indus­triel et san­i­taire. Ces deux rup­tures doivent être ensem­ble le début d’une prise de con­science européenne pour la relance à venir. Sur la méthode, elle doit être verte, inno­vante, made in Europe lorsque c’est néces­saire, tout en pro­tégeant la con­cur­rence au sein du marché intérieur. L’élan du Green Deal doit être préservé, tan­dis que la relance pour­rait favoris­er les pro­jets avec une vraie valeur ajoutée européenne, indépen­dam­ment des fron­tières nationales.

“La relance pourrait favoriser les projets avec une vraie valeur ajoutée européenne.”

Dans ce domaine, comme dans d’autres, l’Europe a l’occasion de fix­er en précurseur des stan­dards et de les faire accepter au monde. Tout en ren­forçant la sou­veraineté européenne, cette ambi­tion con­tribuerait à une crois­sance durable, inno­vante, et à la préser­va­tion du libre-échange.

Au niveau « macro », comme lors de la crise des dettes sou­veraines, l’Europe a déjà mon­tré qu’elle savait réa­gir pour préserv­er l’avenir de l’Union moné­taire. La réponse de l’Eurosystème, à tra­vers la mise en œuvre du Pan­dem­ic Emer­gency Pur­chase Pro­gram (PEPP) dès mars 2020, a été rapi­de et à la mesure du choc, tan­dis que l’accord obtenu au Con­seil européen en juil­let 2020 mar­que une rup­ture his­torique : pour la pre­mière fois, l’UE va emprunter ensem­ble pour financer les dépens­es néces­saires à la reprise. 

Si l’Union moné­taire est, de ce fait, déjà dev­enue un peu plus une vraie Union économique, elle peut encore être ren­for­cée. Sur le plan budgé­taire, l’après-crise néces­sit­era de réfléchir à des règles plus claires et plus crédi­bles. Sur le long terme, un cadre de gou­ver­nance ren­for­cé pour la zone euro nous per­me­t­trait d’agir plus vite et plus fort pour asseoir notre résilience face à l’incertitude comme face aux chocs économiques. 

Ne pas défaire l’Europe, le défi pour notre génération 

« Chaque généra­tion, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pour­tant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle con­siste à empêch­er que le monde se défasse. » Ces quelques mots d’Albert Camus, lors de la récep­tion du Prix Nobel de lit­téra­ture, en 1957, résu­ment bien le défi devant nous.

Le Brex­it représente pour l’Europe à la fois une oblig­a­tion de résul­tat et une oppor­tu­nité. D’une part, il crée à notre porte un con­tre­factuel qui impose à l’UEM d’obtenir des résul­tats con­crets. D’autre part, il peut accélér­er une prise de con­science par les Européens de la néces­sité de con­solid­er leur sou­veraineté dans un monde qui change.

Il ne faut pas sous-estimer ce qui a pu men­er au Brex­it, mais mon­tr­er au con­traire que l’Europe, en plus de nous pro­téger, reste un atout pour nous dévelop­per. Elle peut être la meilleure alliée des peu­ples dans la mon­di­al­i­sa­tion : en faisant enten­dre leurs voix, elle doit nous per­me­t­tre à la fois de fix­er les règles de demain et de con­tr­er les fac­teurs de déclin. En somme, elle nous rend maîtres de notre des­tin. Après le Brex­it, c’est cette Europe qu’il nous faut con­tin­uer à con­stru­ire : une Europe con­crète, au ser­vice des citoyens et des entre­pris­es. Et une Europe qui, plutôt que de sim­ple­ment pro­téger son acquis, s’affirme avec audace dans un monde sans boussole.


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