Londres au temps du Brexit

Vivre à Londres au temps du Brexit

Dossier : Croire en l'EuropeMagazine N°759 Novembre 2020
Par Isabelle SCHERER

Un témoi­gnage éclai­rant sur la situa­tion de l’autre côté de la Manche au temps du Brexit, par une com­pa­triote qui y vit depuis dix années. Gla­çant ! Sont-ils deve­nus fous, ces Bretons ?

Le 24 juin 2016, au len­de­main du vote en faveur du Brexit, j’ai ren­con­tré Pablo, un Espa­gnol ins­tal­lé depuis vingt-sept ans en Grande-Bre­tagne, par­fai­te­ment anglo­phone, un exemple d’intégration. « Com­ment vous sen­tez-vous ? m’a‑t-il deman­dé. – Indé­si­rable. – Moi aussi ! »

Pen­dant les quatre ans qui viennent de s’écouler, ma per­cep­tion n’a pas chan­gé. Ma décep­tion est d’autant plus forte qu’à mon arri­vée, il y a dix ans, j’avais été émer­veillée par la diver­si­té et la tolé­rance de Londres où tous étaient accueillis et tra­vaillaient à tous les niveaux, quels que fussent la cou­leur de leur peau, leur pays d’origine ou leur religion.

La xénophobie révélée par le Brexit concerne tous les Européens

Après le vote, la police a consta­té une hausse de 46 % des inci­dents à carac­tère raciste et xéno­phobe par rap­port à la même période de l’année 2015. Ils ont par­ti­cu­liè­re­ment tou­ché les Euro­péens de l’Est accu­sés de voler le tra­vail des Bri­tan­niques, selon une ren­gaine hélas bien connue. Août 2016 : parce qu’il a eu le mal­heur de par­ler polo­nais dans la rue, un homme est assas­si­né ; 16 sep­tembre, pour la même rai­son, un autre a reçu un coup de cou­teau dans le cou. Cette xéno­pho­bie, nour­rie par le dis­cours poli­tique pro-Brexit, a per­sis­té. En quatre ans, une bonne dizaine de mes connais­sances s’est enten­due dire : « Rentre chez toi ! » dans un contexte où les agres­sions, sou­vent ver­bales, se mul­ti­pliaient. Faire l’expérience de la xéno­pho­bie, que l’on condam­nait aupa­ra­vant par prin­cipe, a lais­sé des traces et créé une coupure.

« Beaucoup d’incidents xénophobes ont eu lieu
après que des Britanniques ont entendu
deux personnes converser dans une langue étrangère. »

En décembre 2019, Boris John­son décla­rait encore à pro­pos de l’immigration non qua­li­fiée : « Les étran­gers euro­péens ont pu trai­ter la Grande-Bre­tagne comme s’il s’agissait de leur propre pays. Le pro­blème avec cela, c’est que cela s’est fait sans contrôle. » Oubliant de men­tion­ner que si tant d’Européens de l’Est ont pu venir, après un élar­gis­se­ment encou­ra­gé par la Grande-Bre­tagne, c’est que le gou­ver­ne­ment le vou­lait bien.

En effet, les règles euro­péennes de libre cir­cu­la­tion ne s’appliquaient pas immé­dia­te­ment et nombre d’autres pays de l’Union (la France, par exemple) ont posé des limites à cette immi­gra­tion. Le 1er février 2020 encore, au len­de­main du Brexit « offi­ciel », une affiche inti­tu­lée Hap­py Brexit Day fut accro­chée dans un immeuble de Nor­wich. On y lisait : « Nous ne tolé­re­rons plus les per­sonnes par­lant une autre langue que l’anglais… et, si vous sou­hai­tez par­ler une autre langue, ren­trez dans votre pays et lais­sez votre appar­te­ment à de vrais Anglais afin que nous puis­sions revivre comme avant que vous n’infectiez notre grande île. »

De fait, beau­coup d’incidents xéno­phobes ont eu lieu après que des Bri­tan­niques ont enten­du deux per­sonnes conver­ser dans une langue étran­gère. Selon un tweet récent de l’institut de son­dage You­Gov, 26 % des Bri­tan­niques et 41 % des votants pour le Brexit se sentent mal à l’aise quand ils sont dans cette situa­tion (le son­dage ne pré­ci­sait pas si ces mêmes Bri­tan­niques évi­taient de par­ler anglais dans la rue lors de leur voyage sur le continent).

« Les langues étrangères ne sont plus enseignées
au Royaume-Uni. »

Il me semble que cette situa­tion vient aus­si du fait que les langues étran­gères ne sont plus ensei­gnées au Royaume-Uni. En 2004, le gou­ver­ne­ment de Tony Blair a reti­ré cet appren­tis­sage du pro­gramme obli­ga­toire des lycées, accen­tuant l’idée selon laquelle l’anglais se suf­fi­sait à lui-même. Résul­tat : le nombre d’élèves pas­sant les épreuves A‑level (bac) en fran­çais ou en alle­mand a dimi­nué de moi­tié entre 1996 et 2011. Sur 438 722 lycéens de ter­mi­nale, seuls 5 686 élèves de l’enseignement public ont pas­sé l’épreuve de fran­çais en 2012, l’espagnol est en deuxième position.

Bien sûr, Londres a voté pour res­ter dans l’Union à 59,9 % ; bien sûr Sadiq Khan, son maire, mul­ti­plie les mes­sages bien­veillants ; bien sûr la xéno­pho­bie n’est, fort heu­reu­se­ment, pas géné­rale ; mais l’ambiance de la ville a chan­gé. Il me semble que l’on a peu com­men­té, en France, cette xéno­pho­bie à l’égard des Euro­péens. Tout cela est para­doxal dans un pays tra­di­tion­nel­le­ment ouvert sur le monde. Com­ment l’expliquer ?

Le Commonwealth avant tout

Les Bri­tan­niques ont l’habitude de trai­ter avec des étran­gers avec qui ils par­tagent une com­mu­nau­té de langue et donc, de leur point de vue, une proxi­mi­té cultu­relle. Ain­si les États-Unis avec qui les gou­ver­ne­ments disent entre­te­nir une « rela­tion spé­ciale » ou d’autres anciennes colo­nies, ras­sem­blées dans le Com­mon­wealth. Cette orga­ni­sa­tion dont les pays par­tagent sou­vent des sys­tèmes admi­nis­tra­tifs et sco­laires héri­tés des Bri­tan­niques – sans par­ler de la tra­di­tion spor­tive : rug­by et cri­cket com­pris – a une grande impor­tance ici. Elle rap­pelle aus­si à cer­tains nos­tal­giques la gran­deur per­due de l’Empire. 27 % des Bri­tan­niques aime­raient que l’Empire existe encore (You­Gov. mars 2020).

La soli­da­ri­té avec les anciennes colo­nies n’est pas un vain mot, les res­sor­tis­sants du Com­mon­wealth ont le droit de vote à toutes les élec­tions, pour peu qu’ils soient rési­dents. Cela repré­sente près d’un mil­lion de per­sonnes qui ont voté lors du réfé­ren­dum de 2016, alors que les Euro­péens ne le pou­vaient pas. Inter­ro­gé sur cette dis­pa­ri­té, Domi­nic Grieve, dépu­té conser­va­teur favo­rable à l’UE, a répon­du que l’on ne pou­vait pas la remettre en cause. C’est avec cela en tête qu’il faut com­prendre les pro­pos de The­re­sa May, encore Pre­mier ministre, affir­mant que post-Brexit « on ne ver­rait plus des Euro­péens pas­ser devant des ingé­nieurs de Syd­ney ou des infor­ma­ti­ciens de Delhi ».

« Les ressortissants du Commonwealth
ont le droit de vote à toutes les élections. »

Il y a aus­si la Reine qui est, ne l’oublions pas, sou­ve­raine de quinze pays du Com­mon­wealth. Elle ne dit rien mais le dra­ma­turge Peter Mor­gan a bien résu­mé un sen­ti­ment répan­du quand il a pla­cé les mots sui­vants dans la bouche de David Came­ron dia­lo­guant avec la sou­ve­raine : « Notre chef d’État a des liens émo­tion­nels si forts avec le Com­mon­wealth qu’il nous est impos­sible, en tant que sujets, de nous enga­ger com­plè­te­ment dans toute autre union… » (The Audience par Peter Mor­gan, Faber & Faber Ltd. 2013). Pour ma part, j’ai main­te­nant bien com­pris qu’un Aus­tra­lien ou un Pakis­ta­nais sera tou­jours consi­dé­ré comme plus proche des Bri­tan­niques que n’importe quel Européen.

L’Empire a aus­si trou­vé une nou­velle forme d’expression dans la City. Nœud stra­té­gique, capi­tale de la finance, le pôle d’attraction qu’elle repré­sente a habi­tué les Bri­tan­niques à l’idée que Londres était tou­jours au centre du monde.

Les Britanniques ont gagné la guerre seuls… ou presque

À cela s’ajoute un cer­tain sen­ti­ment de supé­rio­ri­té sur le reste de l’Europe, ancré dans le fait que le Royaume-Uni a été le seul pays à résis­ter au nazisme. Cet argu­ment a été sou­vent invo­qué pour dire qu’il peut donc se pas­ser de l’Europe. On ne compte plus le nombre de pro­grammes TV et de films consa­crés aux guerres mon­diales. Il y en a par­fois plu­sieurs par semaine. Les Bri­tan­niques y font sou­vent peu de cas de leurs alliés.

À la ques­tion : « Selon vous qui a joué le rôle le plus impor­tant dans la défaite des nazis dans la Seconde Guerre mon­diale ? », 50 % des per­sonnes inter­ro­gées répondent le Royaume-Uni, 13 % les Sovié­tiques et 9 % les Amé­ri­cains ; dans le même son­dage en Alle­magne ou en France, le prin­ci­pal rôle est attri­bué aux Amé­ri­cains sui­vis par les Russes et les Bri­tan­niques. Boris John­son a joué sur ces sen­ti­ments quand, ministre des Affaires étran­gères, il a affir­mé que l’UE, l’Allemagne nazie ou la France napo­léo­nienne avaient le même but : uni­fier l’Europe et la pla­cer sous com­man­de­ment unique (The Tele­graph, 15 mai 2016).

L’inégalité en cause

De sur­croît, l’écart entre les riches et les pauvres n’a jamais été aus­si impor­tant en Grande-Bre­tagne. Les cinq familles les plus riches pos­sèdent autant que les 13,2 mil­lions de per­sonnes les plus pauvres. 14 mil­lions de per­sonnes, un cin­quième de la popu­la­tion, vivent dans la pau­vre­té, dont 4 mil­lions sont 50 % en des­sous du seuil de pau­vre­té et 1,5 mil­lion de per­sonnes sont tota­le­ment démunies.

Il y a en Grande-Bre­tagne une forme d’acceptation de la dif­fé­rence entre classes sociales que l’on ne per­çoit pas au début car elle est inima­gi­nable en France. L’inégalité fai­sant peu débat, il a été facile aux brexi­teurs de convaincre une par­tie de l’électorat que l’immigration euro­péenne était la cause de tous leurs maux, y com­pris des poches de chô­mage. Rap­pe­lons qu’officiellement il n’y avait que 3,8 % de chô­meurs avant la crise Covid, et que, selon les lois de l’UE, le gou­ver­ne­ment peut deman­der à tout Euro­péen de par­tir s’il n’a pas trou­vé de tra­vail dans les trois mois sui­vant son arri­vée. Per­sonne ici n’est au cou­rant de cette règle, ni d’ailleurs de la façon dont les ins­ti­tu­tions euro­péennes fonctionnent.

Personne n’a défendu l’Europe ni l’immigration européenne

La presse n’a pas fait son tra­vail d’information sur l’Europe, que ce soit avant, pen­dant ou après la cam­pagne du réfé­ren­dum. Dans un monde incer­tain, une courte majo­ri­té des Bri­tan­niques a été per­sua­dée par les brexi­teurs que l’Europe ne leur offrait pas une pro­tec­tion suf­fi­sante, ou pas celle dont ils avaient besoin ; et que, comme en 1940, ils se sor­ti­raient bien mieux par eux-mêmes de toutes les adversités.

Tous les men­songes pro­fé­rés par le camp pro-Brexit ont été repris à l’unisson par des médias (The Sun, The Tele­graph, The Dai­ly Mail, etc.) presque tous acquis à cette cause, sans aucun effort de cri­tique ou de véri­fi­ca­tion des faits. Au fil des ans, on a pu lire que l’UE allait, par exemple, inter­dire les aires de jeux pour les enfants, dire aux agri­cul­teurs bri­tan­niques ce qu’ils devaient faire pous­ser, obli­ger les bières légères à chan­ger de nom, inter­dire les cor­ne­muses, inter­dire que l’on sonne les cloches des églises, etc.

« Les mensonges proférés par le camp pro-Brexit
ont été repris à l’unisson par des médias. »

Cet inven­taire à la Pré­vert n’a jamais été démen­ti vigou­reu­se­ment par le camp pro-euro­péen, per­sua­dé que le ridi­cule de ces accu­sa­tions suf­fi­sait à les inva­li­der. Au déchaî­ne­ment émo­tion­nel des tabloïds, il s’est conten­té d’opposer une atti­tude rai­son­nable, pon­dé­rée, pré­sen­tant au mieux l’adhésion à l’UE comme un avan­tage éco­no­mique, jamais comme une ins­ti­tu­tion posi­tive pour la vie des gens et ouverte au débat démo­cra­tique. Les par­ti­sans du Brexit ont bien joué de cette fai­blesse en mar­te­lant des mes­sages sim­plistes qui tiennent tou­jours en trois mots : Get Brexit done, Take back control, Unleash Britain’s poten­tial et ont fini par tenir lieu de pro­gramme politique.

Dans ce contexte, per­sonne n’a trou­vé de slo­gan pour défendre les Euro­péens qui sont pour­tant, par exemple, indis­pen­sables au bon fonc­tion­ne­ment du sys­tème de san­té publique (9,5 % des méde­cins et 6,4 % des infir­miers, 5,7 % des autres pro­fes­sion­nels de san­té). Ou de l’agriculture : les Euro­péens repré­sentent 90 % des ouvriers agri­coles. Les maraî­chers bri­tan­niques pei­naient tel­le­ment à recru­ter les bras dont ils avaient besoin en cette période de Covid qu’ils ont dû affré­ter des vols char­ters pour faire venir des Rou­mains ou des Bul­gares, les­quels furent dis­pen­sés de quarantaine.

La pression sur les expatriés

Pour évi­ter les ennuis, notam­ment les res­tric­tions à la liber­té de dépla­ce­ment, et parce qu’ils ont construit leur vie dans ce pays, nombre d’Européens « conti­nen­taux » ont deman­dé la natio­na­li­té bri­tan­nique. Ils repré­sen­taient 31 % des dos­siers fin 2019 contre 12 % en 2016. Pour les autres, alors que Boris John­son avait pro­mis qu’un per­mis de séjour leur serait auto­ma­ti­que­ment accor­dé, celui-ci, nom­mé set­tled sta­tus, n’est attri­bué qu’à ceux qui sont dans le pays depuis cinq ans et peut être refu­sé ou don­né de façon pro­vi­soire (pre-set­tled sta­tus). Au 30 avril 2020, 3 536 000 demandes avaient été dépo­sées, le set­tled sta­tus accor­dé à 58 % d’entre elles, et le per­mis pro­vi­soire à 41 % des autres.

Si l’arbre de la crise Covid a caché quelque temps la forêt Brexit, la situa­tion me semble avoir peu chan­gé ces der­niers mois. Pen­dant que les négo­cia­tions pié­ti­naient, le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique a enchaî­né les déci­sions qui concernent direc­te­ment les Euro­péens vivant sur son sol : hausse des frais uni­ver­si­taires pour 2021–2022, recon­duite à la fron­tière au moindre petit délit.

« Le gouvernement britannique a enchaîné les décisions
qui concernent directement les Européens vivant sur son sol. »

Pour ceux qui vou­draient émi­grer en 2021, la ministre de l’Intérieur vient d’annoncer le mon­tant des reve­nus annuels exi­gés. Pen­dant ce temps, un nou­veau slo­gan en trois mots a été lan­cé pour pré­pa­rer les entre­prises au Brexit et à la pape­rasse qu’il leur fau­dra pro­duire : Check, change, go, tan­dis que le gou­ver­ne­ment conti­nue à mini­mi­ser les chan­ge­ments à venir. Ces contra­dic­tions per­pé­tuelles m’ont don­né l’impression de vivre dans une mai­son de fous.

Tout ce que racontent le gou­ver­ne­ment et une par­tie de la presse de ce côté-ci de la Manche (négo­cia­tion facile avec l’UE, on reprend le contrôle, pas de fron­tière-douane en Irlande du Nord, trai­té com­mer­cial extra­or­di­naire avec les USA, etc.) est immé­dia­te­ment démen­ti de l’autre côté sans que cela semble gêner le moins du monde ni le gou­ver­ne­ment ni une majo­ri­té du grand public. Aujourd’hui, tout le monde semble per­sua­dé qu’un accord sera trou­vé à la der­nière seconde. Espé­rons-le. Quant à moi, c’est déci­dé, je retra­verse la Manche !


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