Porter les valeurs européennes

Préserver nos valeurs et porter une vision face à la crise

Dossier : Croire en l'EuropeMagazine N°759 Novembre 2020
Par Fabienne KELLER (79)

Les périodes de crise font pas­ser au pre­mier plan les mesures de sau­ve­garde et portent le risque d’un oubli des valeurs fon­da­men­tales des com­mu­nau­tés humaines. Fabienne Kel­ler, ancienne maire de Stras­bourg, ancienne séna­trice du Bas-Rhin, est depuis 2019 dépu­tée euro­péenne, au sein du groupe Renew Europe. Elle pré­sente ses pro­po­si­tions sur cette ques­tion au niveau européen.

La crise de la Covid-19 a bous­cu­lé nos repères et nos cer­ti­tudes. Elle a bous­cu­lé le fonc­tion­ne­ment habi­tuel de nos socié­tés et le quo­ti­dien des citoyens, qui font face à de nou­velles contraintes. Les gouver­nements ont dû prendre des mesures impor­tantes et rapides sur les plans ins­ti­tu­tion­nel et éco­no­mique pour répondre à cette situa­tion inédite. L’Europe elle-même a dû réagir rapi­de­ment et faire face à des désac­cords entre les États membres dans la ges­tion de la crise. En effet, pen­dant la crise sani­taire, plu­sieurs gou­ver­ne­ments de l’Union euro­péenne (UE) ont com­mis des vio­la­tions inac­cep­tables de l’État de droit. Plus que jamais, il paraît vital pour l’Union euro­péenne de faire res­pec­ter ses prin­cipes fon­da­teurs, de fixer de nou­velles règles com­munes et de tendre vers plus de solidarité.

« Plus que jamais,
il paraît vital pour l’Union européenne
de faire respecter ses principes fondateurs. »

L’Union euro­péenne a été pré­sente et prête à réagir rapi­de­ment pour venir en aide aux États et aux popu­la­tions les plus tou­chées. Les ins­ti­tu­tions euro­péennes ont conti­nué à fonc­tion­ner le mieux pos­sible tout au long du confi­ne­ment. Nous entrons à pré­sent dans une nou­velle période, pen­dant laquelle nous devrons apprendre à vivre avec le virus tout en relan­çant l’économie, en pré­ser­vant l’emploi, les dis­po­si­tifs de for­ma­tion et les rela­tions sociales. Le Conseil des chefs d’État euro­péens a trou­vé un accord fin juillet sur un plan de relance his­to­rique de 750 mil­liards d’euros ; ce plan vise à aider les États membres les plus tou­chés et à inves­tir en com­mun pour relan­cer dura­ble­ment l’économie européenne.

Une nou­velle phase de négo­cia­tion s’ouvre : en plus du plan de relance, l’UE doit voter son bud­get plu­ri­an­nuel pour la période 2021–2027. Le Par­le­ment euro­péen a, à plu­sieurs reprises, affir­mé sa posi­tion en faveur de nou­velles res­sources propres, pour évi­ter de deman­der aux États déjà dure­ment tou­chés de contri­buer davan­tage, et en faveur d’un bud­get plus volon­ta­riste. Nous pro­po­sons que le plan de relance et le bud­get plu­ri­an­nuel soient condi­tion­nés : à la pro­tec­tion de l’environnement et au res­pect du Green Deal ; au res­pect de l’État de droit et à la défense des droits fondamentaux.

Préserver nos valeurs et nos principes

La construc­tion euro­péenne, telle que vou­lue par les pères fon­da­teurs, s’appuie sur le res­pect des Droits de l’homme, des liber­tés et de la démo­cra­tie. Des valeurs ins­crites à l’article 2 du Trai­té sur l’Union euro­péenne, dans le cadre du trai­té de Lis­bonne en 2007. À par­tir de cette date, la Charte euro­péenne des droits fon­da­men­taux a été ados­sée aux trai­tés, acqué­rant ain­si une force contrai­gnante. Selon la Charte : « Les peuples de l’Europe, en éta­blis­sant entre eux une union sans cesse plus étroite, ont déci­dé de par­ta­ger un ave­nir paci­fique fon­dé sur des valeurs communes. »

En rati­fiant le trai­té de Lis­bonne, chaque État a adhé­ré à la « com­mu­nau­té de valeurs » de l’Union euro­péenne et s’est enga­gé à la res­pec­ter. Pour que cela soit effec­ti­ve­ment le cas, l’article 7 du Trai­té crée un outil pour sus­pendre les droits d’un État membre qui ne res­pec­te­rait pas ces valeurs de l’Union euro­péenne. Or aujourd’hui nous consta­tons des vio­la­tions graves et récur­rentes des valeurs fon­da­men­tales de l’Union. La crise de la Covid-19 a accen­tué les pres­sions exer­cées par les popu­listes sur l’État de droit. Des lea­ders poli­tiques ont pro­fi­té de la situa­tion sani­taire pour s’arroger des pou­voirs dis­pro­por­tion­nés et illi­mi­tés dans le temps.

« En ratifiant le traité de Lisbonne,
chaque État a adhéré à la « communauté de valeurs »
de l’Union européenne. »

En Hon­grie, le Pre­mier ministre Vik­tor Orbán a fait adop­ter une loi d’exception invrai­sem­blable, lui confé­rant les pleins pou­voirs pour une période indé­fi­nie. Une loi qui lui per­met­tait de déci­der lui-même du moment oppor­tun pour lever ces pou­voirs extra­or­di­naires. Si cette loi a été levée fin mai, elle a fait appa­raître une cer­ti­tude : aucun diri­geant ne devrait avoir la pos­si­bi­li­té de concen­trer autant de pou­voirs. Or une loi a depuis lors été votée en Hon­grie afin de lui per­mettre de se réap­pro­prier les pleins pou­voirs si la situa­tion sani­taire l’exigeait.

En Pologne, le chef de la majo­ri­té ultra­con­ser­va­trice PiS a ten­té un coup de force au par­le­ment pour main­te­nir l’élection pré­si­den­tielle en mai, en pro­po­sant de géné­ra­li­ser le vote par cor­res­pon­dance. Une pro­po­si­tion fina­le­ment reje­tée après plu­sieurs semaines de pro­tes­ta­tions. Ce n’était pas la pre­mière fois, ces faits récents s’ajoutent aux nom­breuses vio­la­tions de l’État de droit en Hon­grie et Pologne ces der­nières années. Des « pro­cé­dures article 7 » sont en cours à l’encontre de cha­cun de ces deux pays depuis 2017, notam­ment pour des entraves graves à l’indépendance de la jus­tice et à la liber­té des médias. Mais aucune n’a per­mis à ce jour d’inquiéter sérieu­se­ment les diri­geants responsables.

Introduire dans le plan de relance une conditionnalité effective sur le respect de l’État de droit

Avec mon groupe au Par­le­ment euro­péen, nous défen­dons l’introduction d’une condi­tion­na­li­té effec­tive sur le bud­get euro­péen et le plan de relance de l’UE, pour le res­pect de l’État de droit. En cas de non-res­pect des valeurs fon­da­men­tales, le ver­se­ment des fonds euro­péens aux gou­ver­ne­ments concer­nés serait sus­pen­du et la Com­mis­sion euro­péenne repren­drait la ges­tion des fonds pour les allouer direc­te­ment aux béné­fi­ciaires finaux. C’est-à-dire les PME et entre­prises, les auto­ri­tés locales, les asso­cia­tions, les cher­cheurs ou les étu­diants. Il s’agirait d’un retour au mode de ges­tion des fonds euro­péens durant le pro­ces­sus de pré­adhé­sion à l’Union euro­péenne, pré­vu jus­te­ment quand les struc­tures de l’État de droit ne sont pas encore plei­ne­ment effec­tives. Ce nou­veau levier finan­cier pour­rait être un outil puis­sant pour assu­rer le res­pect des valeurs fon­da­men­tales de l’U­nion européenne.

“Le Parlement européen a démontré
une grande capacité à s’adapter.”

Le 27 mai der­nier, la pré­si­dente de la Com­mis­sion euro­péenne, Ursu­la von der Leyen, a rap­pe­lé son sou­hait de condi­tion­ner le futur bud­get euro­péen 2021–2027 et le plan de relance au res­pect de l’État de droit. La pré­si­dence alle­mande du Conseil de l’UE a affir­mé sa volon­té de faire avan­cer ce point dans les négo­cia­tions en cours. Pre­nant ain­si en compte la volon­té du Par­le­ment euro­péen de défendre concrè­te­ment nos valeurs fon­da­men­tales, de sor­tir ensemble de cette crise par le haut, d’anticiper les crises à venir et de ren­for­cer le pro­jet européen.

Porter une ambition européenne, en dépit du Brexit

Tout cela ne serait pas pos­sible si les ins­ti­tu­tions euro­péennes n’avaient pas trou­vé le moyen de conti­nuer à tra­vailler. Mal­gré le confi­ne­ment et les res­tric­tions de dépla­ce­ment qui l’accompagnaient, les tra­vaux des ins­ti­tu­tions se sont pour­sui­vis. Au Par­le­ment euro­péen le tra­vail légis­la­tif s’est main­te­nu à 90 %, il a rapi­de­ment été pos­sible de tra­vailler à dis­tance par visio­con­fé­rence et avec des tra­duc­teurs. Une pre­mière pour une ins­ti­tu­tion supra­na­tio­nale. Cela démontre, contrai­re­ment aux idées reçues, une grande capa­ci­té à s’adapter et une volon­té affir­mée de pour­suivre le tra­vail au ser­vice des citoyens européens.

Le Par­le­ment a joué son rôle, en exa­mi­nant rapi­de­ment les textes pro­po­sés par la Com­mis­sion, pour répondre à l’urgence et aider notam­ment le per­son­nel hos­pi­ta­lier. En amont de la pro­po­si­tion fran­co-alle­mande puis celle de la Com­mis­sion euro­péenne en mai der­nier, le Par­le­ment a adop­té à une large majo­ri­té une réso­lu­tion sou­te­nant le prin­cipe d’un plan de relance ambi­tieux, pour sou­te­nir l’emploi et les États membres les plus tou­chés par la pandémie.

« Le Parlement a adopté à une large majorité
une résolution soutenant le principe
d’un plan de relance ambitieux. »

Résul­tat d’une déci­sion sou­ve­raine du peuple bri­tan­nique, le Brexit a été effec­tif le 31 jan­vier pour une mise en œuvre le 31 décembre 2020. Le départ de nos col­lègues bri­tan­niques du Par­le­ment euro­péen fut dou­lou­reux mais n’a pas modi­fié for­te­ment la coa­li­tion cen­trale : Par­ti popu­laire euro­péen (PPE), Sociaux-Démo­crates (S&D), Verts et Renew Europe, dont l’accord est néces­saire pour déga­ger une majo­ri­té claire sur les textes et les orien­ta­tions. La volon­té de ces quatre prin­ci­paux groupes de tra­vailler ensemble dans l’intérêt de l’Europe a com­pen­sé cette absence et a per­mis d’établir un nou­vel équi­libre poli­tique. Jamais aupa­ra­vant un pays n’avait quit­té l’Union. C’était une pre­mière et un saut poli­tique dans l’inconnu.

Ce pre­mier déclen­che­ment de l’article 50 du trai­té de Lis­bonne posait la ques­tion de la sor­tie éven­tuelle d’autres États membres, par­fois réti­cents aux contraintes impo­sées par l’Union euro­péenne. Ain­si, après le Brexit, nous avons vu un cer­tain nombre d’acteurs poli­tiques ten­ter de sur­fer sur cette vague anti-euro­péenne. Mais force est de consta­ter que cette ten­dance ne prend pas. Les élec­tions euro­péennes de 2019 ont bien mobi­li­sé (le Royaume-Uni com­pris), avec un taux de par­ti­ci­pa­tion pas­sant de 42,6 % à 51,0 %, un record depuis 1994. On ne peut tou­te­fois pas nier que le départ des Bri­tan­niques ait eu un impact au sein de l’Union et on peut dif­fi­ci­le­ment pré­voir avec exac­ti­tude ce qui se pas­se­ra en jan­vier pro­chain lorsque leur sor­tie sera effective.

Dégager des consensus

On note­ra que le fonc­tion­ne­ment du Par­le­ment euro­péen est très dif­fé­rent de celui du Par­le­ment fran­çais. C’est la dis­cus­sion et les com­pro­mis qui per­mettent, sur chaque texte, de déga­ger une majo­ri­té et d’avancer. Le prin­cipe de codé­ci­sion pré­vu par les Trai­tés dans de nom­breux domaines entraîne de nom­breuses négo­cia­tions appe­lées tri­logues, entre le Conseil, la Com­mis­sion et le Par­le­ment euro­péen. C’est un pro­ces­sus com­plexe, par­fois long, qu’impose le res­pect des Trai­tés et des com­pé­tences de chaque ins­ti­tu­tion. Il per­met de déga­ger des consen­sus dans le res­pect des États membres. À son échelle, le Par­le­ment euro­péen démontre une Europe réso­lu­ment démo­cra­tique et rési­liente. Une Europe qui a su s’adapter et qui encore aujourd’hui donne rai­son à l’adage de Jean Mon­net : « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solu­tions appor­tées à ces crises. »

L’Union euro­péenne est une extra­or­di­naire construc­tion. Elle pro­gresse beau­coup dans ces temps de crise, même si elle doit tou­jours faire face à de nom­breux défis. Vivant au cœur du Par­le­ment euro­péen, je veux témoi­gner de la richesse des échanges et des expé­riences des États membres ; de la force de notre volon­té com­mune de valo­ri­ser le meilleur de notre espace de vie par­ta­gé. Mais le res­pect de l’État de droit et des Droits de l’homme ne peut être négo­cié, il est le ciment et le cœur de notre pro­jet européen.


Consul­ter le dos­sier : Europe, par­tie 1

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