Haute fonction publique européenne

La haute fonction publique européenne, un bastion à reconquérir

Dossier : La Haute fonction publique de l'ÉtatMagazine N°776 Juin 2022
Par François-Gilles LE THEULE (X79)
Par Françoise KLEIN (ENA02)

La France s’est lais­sée pro­gres­sive­ment déclass­er dans son implan­ta­tion au sein du per­son­nel européen, et par voie de con­séquence dans ses capac­ités d’influence interne aux organ­ismes européens. Il est urgent de restau­r­er cette capac­ité d’influence au moyen d’une poli­tique volon­tariste d’implantation de nos hauts fonc­tion­naires expérimentés.

La France a inspiré, à son orig­ine, le statut de la fonc­tion publique européenne. Mais au fil du temps la fonc­tion publique européenne a dévelop­pé un mod­èle qui lui est pro­pre. L’influence nationale au sein de l’Europe reste un sujet sen­si­ble. La créa­tion de passerelles entre fonc­tions publiques et les ini­tia­tives d’échange de fonc­tion­naires par­ticipent à un meilleur dia­logue entre les États et les insti­tu­tions européennes.

D’un modèle « français »… 

La haute fonc­tion publique européenne s’est con­sti­tuée dès la créa­tion de la Com­mu­nauté européenne du char­bon et de l’acier. Cette fonc­tion publique « de car­rière », recrutée par con­cours avec de très nom­breuses passerelles entre les fonc­tions publiques d’État ou les par­tis poli­tiques, a tou­jours coex­isté avec de nom­breux agents con­tractuels et des mis­es à dis­po­si­tion de fonc­tion­naires nationaux ou d’agents d’entreprise publique par l’intermédiaire du statut des experts nationaux détachés. La langue dom­i­nante de tra­vail, et par con­séquent l’esprit rég­nant au sein des insti­tu­tions, demeu­rait le français jusqu’au milieu de la prési­dence de Jacques Delors, lors de l’accession des trois États mem­bres suiv­ants : Autriche, Suède, Fin­lande. Dans l’écosystème européen fon­cière­ment mul­ti­cul­turel et mul­ti­lingue s’est alors pro­gres­sive­ment imposée une langue de tra­vail dom­i­nante qui est l’anglais.


REPÈRES

La fonc­tion publique européenne statu­taire com­prend env­i­ron 40 000 agents statu­taires, dont 30 000 à la Com­mis­sion européenne. La fonc­tion publique européenne statu­taire com­prend pour l’essentiel deux caté­gories d’agents, celle des assis­tants et secré­taires, et celle des administrateurs.
Dif­férents métiers exis­tent au sein des admin­is­tra­teurs : audi­teurs, général­istes, médecins, vétéri­naires, etc., et les con­cours de recrute­ment sont organ­isés ad hoc. Les nom­breuses agences de l’Union européenne recru­tent égale­ment des agents contractuels.
Par ailleurs, 30 000 représen­tants d’intérêt évolu­ent autour de la Com­mis­sion et sont néces­saires au fonc­tion­nement de celle-ci. Les rémunéra­tions sont attrac­tives. Elles débu­tent pour le pre­mier grade, pre­mier éch­e­lon d’administrateur, à 3 000,59 euros men­su­els, pour cul­min­er dans le 16e grade, 5e éch­e­lon, à 20 768,57 euros.
S’y ajoutent des indem­nités régle­men­taires divers­es pour expatriation.
En out­re le fonc­tion­naire européen paye ses impôts sur le revenu à l’UE selon un barème par­ti­c­uli­er, qui se révèle plus avan­tageux que le barème français. 


… à un modèle sui generis 

À la suite des dif­fi­cultés de la Com­mis­sion Gas­ton Thorn et de la com­mis­saire française Édith Cres­son, une réforme pro­fonde de la fonc­tion publique européenne a eu lieu au début des années 2000 avec la nou­velle Com­mis­sion Bar­roso. Les idées du New Pub­lic Man­age­ment ont alors imprégné la réforme con­duite par le com­mis­saire bri­tan­nique Sir Neil Kin­nock. Les États mem­bres ont accep­té une fer­me­ture de la haute fonc­tion publique européenne recrutée unique­ment sur con­cours et de car­rière, doré­na­vant sans per­méa­bil­ité comme aupar­a­vant avec les fonc­tions publiques nationales. En échange, une baisse générale des rémunéra­tions a été accep­tée et « ven­due » aux hauts fonc­tion­naires com­mu­nau­taires, en com­pen­sa­tion de l’arrêt de la con­cur­rence des fonc­tion­naires nationaux pour l’accès aux postes de direc­tion les mieux rémunérés. La réforme s’est parachevée au début des années 2010, avec la créa­tion de l’Office européen de sélec­tion du per­son­nel (EPSO), qui a mis en place un nou­veau sys­tème de recrute­ment unifié et totale­ment inspiré du pub­lic man­age­ment. Alors qu’auparavant la cul­ture européenne ser­vait de fonde­ment au recrute­ment des con­cours européens, main­tenant ce sont les « savoir-faire » (com­pé­tences) et « savoir-être » qui sont mis en avant.

L’imposition de la mobilité

Par­al­lèle­ment, une oblig­a­tion de mobil­ité a été mise en place. Si l’on veut pro­gress­er dans la car­rière européenne, il faut chang­er de poste tous les cinq ans. Cela a per­mis, dans une cer­taine mesure, d’instaurer une sorte de spoil sys­tem au niveau de l’encadrement supérieur, avec un change­ment de per­son­nel à la suite de chaque change­ment de Com­mis­sion. Par cette mobil­ité, le Col­lège des com­mis­saires peut dis­pos­er rapi­de­ment d’une admin­is­tra­tion acquise au pro­gramme qu’il doit met­tre en place. Cela a égale­ment per­mis d’éviter la con­sti­tu­tion de baron­nies et de restrein­dre le poids dom­i­nant de la Com­mis­sion européenne, où des fonc­tion­naires très sta­bles sur les dossiers les maîtri­saient mieux que les États mem­bres où la mobil­ité était plus forte.

La France a suivi, sans pou­voir l’influencer, ce dou­ble mou­ve­ment en ten­tant de s’en inspir­er, tout en le regret­tant. Cette réforme mise en œuvre par des hommes poli­tiques et des hauts fonc­tion­naires bri­tan­niques, asso­ciée à l’entrée de nou­veaux États mem­bres, au recul de la langue française, à l’intro­duc­tion de cadres de ges­tion admin­is­trat­ifs anglo-sax­ons et au départ à la retraite des piliers his­toriques, a con­duit, de notre point de vue, à éloign­er la fonc­tion publique européenne et la fonc­tion publique française.

La gestion des ressources humaines de l’Union européenne

La ges­tion des ressources humaines au sein des insti­tu­tions s’est, d’un autre point de vue, pro­fes­sion­nal­isée. Depuis la fin des années 2000, les proces­sus de ges­tion de ressources humaines sont iden­ti­fiés et décrits, comme si la ges­tion des ressources humaines obéis­sait à un proces­sus qual­ité. Ain­si, la ges­tion des ressources humaines com­prend une dizaine de proces­sus, depuis le recrute­ment jusqu’à la ges­tion de la retraite, en pas­sant par la for­ma­tion, la pro­mo­tion, la mobil­ité, les enjeux spé­ci­fiques comme la par­ité, les ques­tions de rémunéra­tion, les ques­tions statu­taires, les ques­tions de moti­va­tion, les ques­tions des avan­tages soci­aux. Tous ces élé­ments sont gérés, artic­ulés les uns avec les autres et au sein de cha­cune des insti­tu­tions de l’Union européenne (Com­mis­sion, Par­lement européen, Con­seils, etc.), les direc­tions générales des ressources humaines de chaque insti­tu­tion en assur­ant le pilotage. Bien qu’il y ait un statut, il n’y a pas de direc­tion générale des ressources humaines pour l’ensemble de la fonc­tion publique européenne. Mais il y en a une unique pour la Com­mis­sion, qui gère ain­si plus de la moitié des agents des institutions. 

L’influence nationale dans la fonction publique européenne

Du point de vue de l’administration française, on ne peut que con­stater que les liens entre les fonc­tions publiques européenne et nationale se sont dis­ten­dus au fil des décen­nies. La présence nationale est un enjeu de pou­voir tant pour les gou­verne­ments, qui trou­vent au sein des réseaux des relais d’influence, que pour les agents dont la car­rière se fait en grande par­tie par les liens tis­sés au cours des années. La France peut-elle se pass­er d’une telle présence ? Doit-elle se con­tenter d’un sim­ple lead­er­ship poli­tique de haut niveau – tra­di­tion­nelle­ment priv­ilégié par la France au détri­ment des posi­tions de man­age­ment inter­mé­di­aire – ou doit-elle réin­ve­stir dans des relais opéra­tionnels au sein des insti­tu­tions ? Une présence nationale, c’est une capac­ité à faire val­oir une vision, des pri­or­ités, des principes, des normes qui sont les nôtres, c’est pro­pos­er des organ­i­sa­tions et des sys­tèmes plus aisé­ment com­pat­i­bles avec ceux en vigueur en France, c’est avoir les rela­tions pour mieux com­pren­dre nos parte­naires et leur situation. 

L’Allemagne a mis en place une vraie stratégie de repo­si­tion­nement depuis une dizaine d’années, asso­ciant habile­ment le niveau poli­tique et admin­is­tratif, stratégie qui repose beau­coup sur des députés européens sta­bles, des prési­dents d’institution et des cadres de haut niveau qui gar­dent des liens étroits avec l’administration nationale. Ain­si, par exem­ple, des représen­tants alle­mands prési­dent toutes les insti­tu­tions finan­cières de Lux­em­bourg : Banque européenne d’inves­tissement, Mécan­isme européen de sta­bil­ité et Cour des comptes européenne. La réforme de la fonc­tion publique nationale ne peut donc faire l’impasse d’un débat sur l’« expor­ta­tion » de ses tal­ents et sur des par­cours plus européanisés de sa haute fonc­tion publique. Elle doit égale­ment s’impliquer pour con­tin­uer d’ouvrir plus large­ment la fonc­tion publique européenne aux ressor­tis­sants français. 

Les passerelles vers la fonction publique européenne

La France mérite de con­sid­ér­er les insti­tu­tions européennes comme un pas­sage ou un débouché de car­rière des hauts fonc­tion­naires français expéri­men­tés. Il existe plusieurs mécan­ismes per­me­t­tant de pass­er de l’administration française ou du privé vers cer­taines insti­tu­tions européennes. Le dis­posi­tif des experts nationaux détachés (END) (ce qui sig­ni­fie « mis à dis­po­si­tion ») per­met une res­pi­ra­tion entre les fonc­tions publiques. Sou­vent cette res­pi­ra­tion est dans un seul sens, vers les insti­tu­tions européennes, et la ques­tion de la val­ori­sa­tion de cette expéri­ence lors du retour dans l’administration nationale demeure un point clé, insuff­isam­ment pris en compte à ce jour. La durée du détache­ment est lim­itée à qua­tre ans, six exception­nellement. Plus de 1 500 END tra­vail­lent dans les insti­tu­tions (1 000 à la Com­mis­sion, 500 dans le Ser­vice européen pour l’action extérieure, SEAE).

“L’Allemagne a mis en place une vraie stratégie de repositionnement.”

Le statut de la fonc­tion publique européenne prévoit un accès direct, mais sur con­cours, pour des fonc­tions de haut niveau (DG, directeur, chef d’unité) à la Com­mis­sion, chefs de délé­ga­tion au SEAE… pour lesquelles une représen­ta­tiv­ité nationale est recher­chée, ou pour des postes d’agents tem­po­raires. Ces derniers cas sont rares sauf au SEAE où près d’un tiers de l’effectif des admin­is­tra­teurs est con­sti­tué d’agents détachés des ser­vices diplo­ma­tiques nationaux et recrutés sur statut d’agent tem­po­raire. Mais l’élargissement des com­pé­tences de l’Europe et de son rôle opéra­tionnel, notam­ment via des insti­tu­tions ou agences spé­cial­isées, ouvre de vraies occa­sions de car­rière pour con­tribuer à la con­struc­tion européenne, sans qu’il soit néces­saire d’avoir un statut de fonc­tion­naire européen.

Les insti­tu­tions européennes spé­cial­isées recru­tent sur con­trat pour tout ou par­tie de leur per­son­nel. C’est par exem­ple le cas des insti­tu­tions finan­cières comme la Banque européenne d’investissement, le Mécan­isme européen de sta­bil­ité ou la Banque cen­trale européenne, qui ont leurs pro­pres cadres d’emploi et qui recru­tent leurs agents sans con­di­tion de statut. Ces insti­tu­tions recru­tent ain­si des cadres expéri­men­tés ayant une expéri­ence dans le privé comme dans le pub­lic, en fonc­tion des besoins spé­ci­fiques des postes à pourvoir. 

Une nouvelle dynamique ? 

La prési­dence por­tu­gaise de l’UE a lancé une dynamique en faveur de la mobil­ité et de l’échange de fonc­tion­naires, qui a été pour­suiv­ie par la prési­dence française. La « déc­la­ra­tion de Stras­bourg » sur les valeurs et défis com­muns aux admin­is­tra­tions publiques européennes et la récente stratégie en matière de ressources humaines de la Com­mis­sion prévoient d’encourager la mobil­ité européenne (entre insti­tu­tions européennes et avec les États mem­bres) pour ses cadres inter­mé­di­aires grâce à l’extension du pro­gramme EU Lead­er­ship.

Commentaire

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François Xavier MARTINrépondre
20 juillet 2022 à 11 h 24 min

Actuelle­ment exis­tent pour les jeunes Français(es) 8 voies d’accès au cycle « Ingénieur polytechnicien :
• 4 places pour les étu­di­ants issus de la fil­ière MP — option informatique
• 80 places pour les étu­di­ants issus de la fil­ière MP — option physique et sci­ences de l’ingénieur
• 132 places pour les étu­di­ants issus de la fil­ière PC
• 57 places via la banque d’épreuves X‑ENS Paris-Saclay dans la fil­ière PSI
• 11 places dans le cadre de la Banque nationale d’épreuves de la fil­ière PT
• 13 places pour les étu­di­ants issus de la fil­ière BCPST (Biolo­gie Sci­ences de la Terre)
• 2 places au Con­cours com­mun Mines-Ponts dans la fil­ière TSI
• 32 places pour les étu­di­ants issus des Universités.
L’ajout d’une voie pour les élèves de « Khâgnes sci­en­tifiques’ (ou B/L) per­me­t­trait de for­mer des diplômés de l’X d’un pro­fil vraisem­blable­ment très com­péti­tif lors des con­cours d’accès à la haute fonc­tion publique européenne.
En effet, les khâgnes B/L pro­posent un cur­sus très ouvert sur le monde (sci­ences sociales, his­toire con­tem­po­raine, lit­téra­ture, philoso­phie, langues vivantes) inclu­ant 6 heures heb­do­madaires de math­é­ma­tiques de haut niveau étudiées dans une approche sem­blable à celle des CPGE scientifiques.
Actuelle­ment les meilleurs élèves de ces khâgnes ren­trent à l’ENS Ulm, tra­di­tion­nelle­ment tournée vers la recherche et l’enseignement. L’X pour­rait pro­pos­er un cur­sus con­cur­rent plus tourné vers les hautes fonc­tions admin­is­tra­tives, en par­ti­c­uli­er internationales
Voir à ce sujet l’article paru en jan­vi­er 2022 :
https://www.lajauneetlarouge.com/rendre-lacces-a-lx-possible-a-des-litteraires/

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