Statue de Louis BLANC

1848–1852, la République introuvable

Dossier : ExpressionsMagazine N°553 Mars 2000Par Gérard PILÉ (41)

Cette nou­velle série d’ar­ti­cles fait suite à celle récem­ment con­sacrée (le dernier en novem­bre 1999) au thème inépuis­able de la liber­té de l’homme face à son des­tin, à tra­vers le regard porté sur notre siè­cle par deux témoins, deux grands écrivains quê­teurs d’ab­solu : Bernanos et Camus.

Fer­mons ces pages sur un aver­tisse­ment du pro­fesseur Louis Lep­rince-Ringuet, à pro­pos des temps présents et à venir :

La course effrénée dans laque­lle nous sommes engagés rend tout juge­ment en per­spec­tive malaisé sinon impos­si­ble. Je me bornerai seule­ment à con­stater qu’une soif de spir­i­tu­al­ité et de con­ver­gence entre la matière et l’e­sprit ani­me mal­gré tout notre société sous l’emprise de la tech­nique. Sans l’e­sprit, notre monde aus­si sophis­tiqué, aus­si per­fec­tion­né soit-il, risque fort de se déséquili­br­er, de se détru­ire mal­gré l’ef­fort admirable, le prodigieux poten­tiel de tra­vail, de génie d’in­ven­tion, de per­sévérance des hommes.

Pré­cisons en pre­mier lieu l’e­sprit ani­mant ce retour à l’his­toire, tel qu’il est sug­géré à tra­vers les deux cita­tions en exergue.

Notre his­toire nationale est la recon­sti­tu­tion de notre lignée : la vôtre, la mienne, c’est-à-dire la prise de con­science du chem­ine­ment ayant con­duit à la sit­u­a­tion cul­turelle, poli­tique, socioé­conomique… qui est col­lec­tive­ment celle de la France d’au­jour­d’hui. Elle est une manière de mieux se con­naître soi-même, de se ren­dre libre vis-à-vis d’un héritage reçu sous béné­fice d’in­ven­taire. Pour le reste, hors de notre pou­voir, nous pou­vons du moins en juger dans l’e­spoir de voir chang­er les choses.

Ne déval­u­ons donc pas l’his­toire sous le pré­texte qu’elle est insé­para­ble de l’his­to­rien, gar­dons-nous d’a­jouter ” hélas ! ” mais plutôt ” tant mieux ” sinon que serait-elle d’autre qu’un cimetière sans âme du passé, dan­ger qui n’est peut-être pas sans la men­ac­er à l’heure actuelle.

Faisons déjà le con­stat banal et regret­table du peu de con­sid­éra­tion que lui témoignent les jeunes généra­tions, en phase avec des pro­grammes d’en­seigne­ment qui ne cessent de s’am­in­cir et se frag­menter en sorte (à titre d’ex­em­ple) que l’his­toire de notre siè­cle devient peu com­préhen­si­ble et sig­nifi­ante, si on la coupe de celle du XIXe siè­cle en bonne voie d’ou­bli pro­fond (véri­fi­ca­tion facile et… consternante).

Il est vrai que la France en cette fin de siè­cle n’a plus grand-chose de com­mun avec celle de son début par suite de mul­ti­ples rup­tures, notam­ment de son aire orig­inelle (un rur­al qui se meurt, un urbain qui explose), du paysage socioé­conomique et des inter­dépen­dances de toutes sortes (con­struc­tion européenne, mon­di­al­i­sa­tion des marchés, etc.).

Pour incon­testa­bles que soient ces faits, ils n’au­torisent pas à con­clure à la fin immi­nente de notre his­toire nationale, jus­ti­fi­ant a for­tiori et par avance sa dépréciation.

En effet, en dépit de craintes sou­vent exprimées, la dis­so­lu­tion des entités nationales ou des États au sein de l’U­nion européenne n’est pas pour demain. Cette dernière n’a d’autres pos­si­bil­ités d’ex­is­ter pour longtemps que dans le cadre de nations asso­ciées, ne se pri­vant pas pour autant de leurs identités.

La com­pat­i­bil­ité entre unité et diver­sité sup­pose surtout que soient admis­es et définies sans équiv­oque les ” subsidiarités “.

Aus­si para­dox­al que cela puisse paraître, l’évo­lu­tion en cours est appelée à avoir des effets posi­tifs sur le rôle des his­to­riens et l’in­térêt de leurs travaux.

Il ne s’ag­it pas telle­ment des trans­for­ma­tions pro­fondes en cours (là comme ailleurs), des méth­odes, des capac­ités d’ex­ploita­tion des ” matéri­aux his­toriques “, mais surtout d’ac­com­plir l’ef­fort néces­saire de con­fronta­tion en vue d’une lec­ture plus con­sen­suelle de l’his­toire, au moins au niveau européen.

Il y a certes des lim­ites impré­cis­es à sa trans­parence par rap­port à une pré­sup­posée vérité his­torique, voire même plusieurs répons­es pos­si­bles à une ques­tion don­née, mais il existe aus­si des seuils en deçà desquels la con­cil­i­a­tion est impos­si­ble comme le révèle très vite le moin­dre tra­vail com­para­tif entre les ver­sions de mêmes événe­ments com­muné­ment admis­es chez des nations voisines : ce qui est légitime d’un côté ne l’est pas de l’autre, l’a­gresseur y devient l’a­gressé, etc.

En d’autres ter­mes, il y a matière à réex­a­m­en de ques­tions entre his­to­riens de bonne volon­té, en vue d’as­sainir les mémoires nationales, les débar­rass­er, dans toute la mesure du pos­si­ble, des scories accu­mulées dans le passé par des pas­sions nationales incontrôlées.

Ce qui, soit dit incidem­ment, est un tra­vail de longue haleine, tant le passé his­torique reste présent, au-delà des apparences, dans l’imag­i­naire de chaque peuple.

On a ten­dance à oubli­er aujour­d’hui que l’his­toire reste un champ d’ob­ser­va­tion incom­pa­ra­ble des com­porte­ments humains, lesquels relèvent plutôt du principe d’in­er­tie si on les com­pare à l’ex­tra­or­di­naire dynamique du pro­grès sci­en­tifique et technique.

Elle garde par là valeur d’en­seigne­ment sur les fac­teurs d’or­dre humain généra­teurs de ten­sions et con­flits, sur les dérives met­tant la paix en dan­ger, les ten­ta­tions ” impéri­al­istes ” des plus forts, les bons et mau­vais remèdes aux crises… Elle est aus­si une leçon d’hu­mil­ité pour les poli­tiques portés à la suff­i­sance, à l’il­lu­sion quant à leurs capac­ités à éval­uer les sit­u­a­tions, à y faire face…

En un mot l’his­toire est à la base de la poli­tolo­gie et on peut s’é­ton­ner et déplor­er qu’elle soit trop sou­vent mal con­nue et com­prise par ceux qui accè­dent aux respon­s­abil­ités du pouvoir.

Lais­sons là cette brève apolo­gie de l’his­toire pour pré­cis­er le thème abor­dé dans cette arti­cle : l’éphémère IIe République si riche d’en­seigne­ments par sa brièveté même.L’année 1848 est dans notre pro­pre his­toire et celle de l’Eu­rope une date charnière ; non seule­ment elle met un point final à la vieille monar­chie française (laque­lle doute elle-même de sa survie et n’en prend pas les moyens) mais elle ébran­le de proche en proche le vieil ordre européen, prélude à de proches boule­verse­ments à l’o­rig­ine des grands con­flits futurs (objets d’ar­ti­cles ultérieurs).

La révo­lu­tion française de 1848, aboutisse­ment dif­féré de la précé­dente (celle de juil­let 1830), était en fait pré­fig­urée dans l’e­sprit d’un grand nom­bre de nos com­pa­tri­otes restés frus­trés et impa­tients de ” remet­tre ça “.

Cette phase souter­raine, cette ” réal­ité des men­tal­ités “, fait l’ob­jet d’une pre­mière partie.Une fois passée la phase aiguë de la Révo­lu­tion, c’est-à-dire le ” retour à l’or­dre ” après les journées sanglantes de juin 1848, se pré­pare un événe­ment a pri­ori inat­ten­du et lourd de con­séquences : l’élec­tion le 10 décem­bre 1848 à la prési­dence de la nou­velle République du prince Napoléon à la faveur du sou­tien intéressé apporté par le groupe poli­tique alors dom­i­nant, ” le par­ti de l’Or­dre ” de Thiers.

Maître de l’Assem­blée après les lég­isla­tives du 13 mai 1849, ce par­ti, par une accu­mu­la­tion de mal­adress­es, va créer le cli­mat favor­able au coup d’É­tat du 2 décem­bre 1851, prélude à l’avène­ment du Sec­ond Empire proclamé un an plus tard.

Le déroule­ment de cette phase d’escamo­tage d’une IIe République, en réal­ité ” introu­vable “, est traité en sec­onde partie.

PREMIÈRE PARTIE

LA REVOLUTION EN MARCHE

Au lende­main de la révo­lu­tion de juil­let 1830 et durant dix-huit ans de monar­chie orléaniste, jamais la France ne fut aus­si dif­fi­cile à gouverner.

Edgar Quinet a bien ren­du compte du sen­ti­ment général en dis­ant : La Révo­lu­tion a ren­du son épée en 1815, on a cru qu’elle allait la repren­dre en 1830.

Les hommes qui avaient fait cette Révo­lu­tion voulaient l’ac­tion, le mou­ve­ment au-dedans et au-dehors écrira plus tard J. Bainville.

Le malen­ten­du était donc total au départ avec le nou­veau roi qui, bon con­nais­seur de l’Eu­rope, savait le dan­ger imma­nent d’une nou­velle coali­tion des Alliés.

L’his­toire de cette péri­ode n’est qu’une longue suite d’émeutes, d’in­sur­rec­tions, de com­plots, d’at­ten­tats, généra­teurs d’une ten­sion intérieure per­ma­nente que le roi et ses min­istres suc­ces­sifs ne surent jamais mod­ér­er, sinon apais­er, par des ini­tia­tives appro­priées à l’é­tat des esprits, avant que l’hor­loge de la monar­chie n’ait son­né tous ses coups.

Louis-Philippe d’Or­léans, tout désigné par ses états de ser­vice dans les armées révo­lu­tion­naires (à Valmy et Jemmapes) pour réc­on­cili­er la monar­chie avec les trois couleurs ramenées par les ” Trois Glo­rieuses “, allait se trou­ver en face d’au­tant d’ad­ver­saires réso­lus à sa perte : le bleu des répub­li­cains, le blanc des légitimistes, le rouge des socialistes.

Exam­inons de plus près ces opposants irréductibles.

Les pre­miers, les plus dan­gereux pour le régime par leur mil­i­tan­tisme, sont nom­breux par­mi les pro­fes­sions libérales, les jour­nal­istes, les écrivains, les cadres tech­niques et sci­en­tifiques (Ara­go, Ampère…) gag­nés aux idées saint-simoni­ennes. Ils exècrent un régime qui leur sem­ble une par­o­die de démoc­ra­tie, notam­ment par les restric­tions dra­coni­ennes apportées au droit de vote, son peu de zèle à dévelop­per l’in­struc­tion publique, son malthu­sian­isme économique. Leur leader après 1830 est Gode­froy Cavaignac1 (1801–1845) lequel ne dis­simule guère ses dis­po­si­tions d’e­sprit : Le roi ne vivra qu’aus­si longtemps que nous le voudrons. Fon­da­teur de la clan­des­tine Société des droits de l’homme, il est incar­céré à la suite de l’in­sur­rec­tion de 1834, réus­sit à s’é­vad­er, à gag­n­er l’An­gleterre, revient en France en 1841 et pré­side alors cette société.

Les sec­onds haïssent les orléanistes, pour leur avoir con­fisqué le pou­voir et réprimé sans ménage­ment leurs con­spir­a­tions (comme celle de la duchesse de Berry). Leur atti­tude sera par la suite celle du mépris irré­den­tiste et glacé.

Les derniers enfin, ini­tiale­ment proches des répub­li­cains au sein des sociétés secrètes, s’en éloignent esti­mant une république ” bour­geoise ” impro­pre à sat­is­faire leurs aspi­ra­tions. Exas­pérés par l’im­mo­bil­isme social du régime, ils ne pensent qu’à la révo­lu­tion, seul moyen, pensent-ils, d’in­stau­r­er une véri­ta­ble démoc­ra­tie sociale. Leurs lead­ers, con­traints à opér­er dans l’om­bre, devenus célèbres par les pour­suites, les procès et les con­damna­tions pronon­cées con­tre eux, sont surtout :

  • Blan­qui, le doc­tri­naire de la vio­lence (A 1).
  • Bar­bès, ” Le Bayard de la démoc­ra­tie ” au dire de Proud­hon, se présente sous un jour dif­férent ; chaleureux et patri­ote, la France est pour lui la patrie de l’é­gal­ité, de Jeanne d’Arc… et du social­isme. Ce prophète de la révo­lu­tion frappe surtout l’opin­ion (notam­ment à son procès) par l’a­gres­siv­ité de ses déc­la­ra­tions, mais aus­si le pathos du dis­cours (A 1).
  • Con­trastant avec ces derniers Louis Blanc est le représen­tant le plus mar­quant de la voie paci­fique du social­isme. L’op­posant au régime se fait con­naître avec une remar­quable His­toire de dix ans parue en 1841 (et plus tard, comme Michelet, une His­toire de la Révo­lu­tion française). Théoricien du social­isme, il dif­fuse ses idées dès 1839 dans une brochure, L’Or­gan­i­sa­tion du tra­vail, prô­nant la créa­tion d’ate­liers soci­aux, de coopéra­tives ouvrières de pro­duc­tion, con­cur­ren­tielles du secteur privé, le con­damnant ain­si à plus ou moins long terme.


Trait car­ac­téris­tique de l’at­mo­sphère de vio­lence rég­nante, le régi­cide est dans l’air, ” à la mode ” presque. Louis-Philippe échap­pera à 8 atten­tats. Le plus meur­tri­er (celui de la machine infer­nale de Fieschi : 24 canons de fusils mon­tés en bat­terie, dans l’embrasure d’une fenêtre au 50, boule­vard du Tem­ple) fait 40 morts dans le cortège roy­al et par­mi eux le maréchal Mortier.

Dans les sociétés secrètes, on se plaît à ” char­bon­ner ” sur le mur la sil­hou­ette du roi et on s’ex­erce à tir­er dessus. Les con­spir­a­teurs ont même leur égérie : Lau­re Grou­ville2.

Ajou­tons deux autres traits significatifs.

Si le culte du sou­venir impér­i­al habile­ment cul­tivé sur les con­seils de Thiers répond à l’at­tente du pub­lic, il n’a pas les effets escomp­tés pour ren­dre plus pop­u­laire le roi, soulig­nant plutôt par con­traste le car­ac­tère terne de sa per­son­ne et de son règne (A 2).

Entre le roi bour­geois et l’élite lit­téraire ou artis­tique de son temps, l’une des plus remar­quables de notre his­toire, il n’y a guère d’affinité : tout ce qui écrit, rime, peint, com­pose et même invente (la liste en est longue) sus­cite très peu d’in­térêt de sa part (sans doute n’a-t-il jamais écouté Berlioz). Com­ment s’é­ton­ner dans ces con­di­tions de la tiédeur, voire du rejet envers la per­son­ne du roi man­i­festés par ce milieu bouillonnant.

Nous nous pro­posons main­tenant d’abor­der plus au fond trois ques­tions prin­ci­pales, trois plaies ouvertes lais­sées sans soins dont les effets con­jugués vont bal­ay­er le régime avant de peser par la suite sur le cours de notre histoire.

PROPOS DE LEADERS SOCIALISTES


Louis Blanc par Del­homme, place Mon­ge à Paris.
Ce bronze a été fon­du lors de la guerre 1939–1945.
© ROGER-VIOLLET

Parmi les pro­pos indignés ou dés­abusés dénonçant les con­di­tions de vie inhu­maines du pro­lé­tari­at urbain et ses funestes con­séquences, on n’a que l’embarras du choix. En voici quelques exem­ples. De Louis Blanc (dans l’Introduction à L’Organisation du tra­vail).

  • “ Pour chaque indi­gent qui pâlit de faim, il y a un riche qui pâlit de peur.”
  • “ Une nation dans laque­lle une classe est opprimée ressem­ble à un homme qui a une blessure à la jambe : la jambe malade inter­dit tout exer­ci­ce à la jambe saine. ”
  • “ Lorsqu’un homme qui demande à vivre en ser­vant la société en est fatale­ment réduit à l’attaquer sous peine de mourir, il se trou­ve dans son appar­ente agres­sion en état de légitime défense et la société qui le frappe ne le juge pas, elle l’assassine. ”
  • “ Ce qui effraie le plus dans les par­tis ce n’est pas ce qu’ils dis­ent, c’est ce qu’ils nég­li­gent ou refusent de dire. ”


De Vic­tor Con­sid­érant (X 1826) qui suc­cède à Fouri­er en 1837.

  • “ La libre con­cur­rence, c’est-à-dire la libre con­cur­rence anar­chique et sans organ­i­sa­tion, a donc cet inhu­main, cet exécrable car­ac­tère qu’elle est partout et tou­jours dépré­cia­tive du salaire… ”
  • “ Notre régime indus­triel est un véri­ta­ble enfer, il réalise sur une échelle immense les con­cep­tions les plus cru­elles des mythes de l’Antiquité… ”
  • “ Faire tra­vailler les machines pour les cap­i­tal­istes et pour le peu­ple et non plus pour les cap­i­tal­istes con­tre le peuple… ”


De préférence à Blan­qui et Bar­bès, citons encore plutôt Proud­hon, sans doute le plus lucide des théoriciens du social­isme de son temps, lequel perçoit la dimen­sion uni­verselle du prob­lème, sans illu­sion sur la capac­ité poli­tique des mass­es et des lead­ers social­istes à accom­plir la révo­lu­tion prolétarienne.

  • “ Les com­mu­nistes sont avec moi, bien que je ne sois pas com­mu­niste et je suis avec eux parce que, sans qu’ils le sachent, ils ne sont pas plus com­mu­nistes que moi. ” (Car­nets 2.8.1845)
  • “ Une révo­lu­tion vrai­ment organique, pro­duit de la vie uni­verselle, bien qu’elle ait ses mes­sagers et ses exé­cu­teurs, n’est vrai­ment l’œuvre de per­son­ne.” (De la capac­ité poli­tique de la classe ouvrière)
  • “ Si la révo­lu­tion pop­u­laire, sat­is­faite de faire l’agitation dans ses ate­liers, de harcel­er le bour­geois et de se sig­naler dans des élec­tions inutiles, reste indif­férente sur les principes de l’économie poli­tique qui sont ceux de la révo­lu­tion, il faut qu’elle le sache, elle ment à ses devoirs et elle sera un jour flétrie devant la postérité. ”
  • “ La Nation française, quoique fron­deuse et remuante, curieuse de nou­veautés, inca­pable d’une dis­ci­pline exacte, riche en esprits inven­tifs et en car­ac­tères entre­prenants n’en est pas moins au fond et prise en masse le représen­tant en toute chose du juste milieu et de la sta­bil­ité. ” (Post-scrip­tum Con­fes­sion d’un révo­lu­tion­naire)
  • “ Tous, tant que nous vivons, dévots et scep­tiques, roy­al­istes et répub­li­cains, en tant que nous raison­nons d’après les idées reçues et les intérêts étab­lis, nous sommes con­ser­va­teurs. En tant que nous obéis­sons à nos instincts secrets, aux forces occultes qui nous pressent, aux désirs d’amélioration générale que les cir­con­stances nous sug­gèrent, nous sommes révolutionnaires. ”

(Con­venons que cela n’est pas mal jugé.)

La question sociale en France

Les ponc­tions meur­trières d’hommes valides entraînées par les guer­res du Pre­mier Empire avaient raré­fié la main-d’œu­vre. La paix rev­enue, la reprise économique, la lenteur du mou­ve­ment d’in­dus­tri­al­i­sa­tion n’avaient pas été à la mesure de l’af­flux accru de main-d’œu­vre rurale en quête d’emploi dans les villes, en sorte que la con­di­tion ouvrière qui n’é­tait déjà pas fameuse était dev­enue franche­ment mau­vaise et la révo­lu­tion de 1830 n’avait pas arrangé les choses, bien au con­traire. Con­fron­té à une agi­ta­tion qui ne s’a­pai­sait pas, Casimir Perier avait don­né le ton en 1831 à la tri­bune de l’Assem­blée : Il faut que les ouvri­ers sachent bien qu’il n’y a de remède à leurs maux que dans la patience et la résignation.

Déc­la­ra­tion qui n’é­tait pas de nature, il va sans dire, à calmer les intéressés. On a peine à imag­in­er de nos jours l’en­fer quo­ti­di­en vécu par une pop­u­la­tion ouvrière con­sti­tuée en majorité de manœu­vres sans qual­i­fi­ca­tion (les ouvri­ers qual­i­fiés dans la métal­lurgie, l’im­primerie, le bâti­ment… vivent un peu moins mal). Elle vit entassée dans des locaux insalu­bres ou des caves dans des con­di­tions de promis­cuité et d’hy­giène épou­vanta­bles : mal­nu­tri­tion et rachitisme, alcoolisme, tuber­cu­lose, épidémies la rav­agent et la déci­ment réduisant à trente ans la durée moyenne de vie au lieu de quar­ante-cinq à cinquante ans pour le reste de la population.

Un rap­port célèbre (celui du doc­teur Viller­mé) nous révèle que, dans l’in­dus­trie tex­tile du Nord, l’ou­vri­er tra­vaille treize heures par jour pour un salaire de 2 F (le kilo de pain vaut 30 cen­times), la femme 1 F, l’en­fant 0,5 F. Ces salaires, non pro­tégés en cas de crise, bais­sent, c’est alors la mis­ère absolue. Que de dom­mages irréversibles causés à la san­té physique et morale de la nation ! Il s’en­suit, par exem­ple, que 60 à 90 % des jeunes ouvri­ers sont recon­nus inaptes au ser­vice mil­i­taire tan­dis que l’on dénom­bre en 1840 pas moins de 130 000 enfants abandonnés.

Les class­es pos­sé­dantes — élec­torat cen­si­taire et petite bour­geoisie — n’éprou­vent pas dans l’ensem­ble mau­vaise con­science d’une sit­u­a­tion, vécue sous le cou­vert de la légal­ité (“Loi sou­veraine” si chère aux rousseauistes) fût-elle inique comme la fameuse loi Le Chape­lier de 1791 que l’on s’est bien gardé d’ab­roger sous tous les régimes qui se sont suc­cédé depuis lors : quel autre usage que révo­lu­tion­naire en ferait la classe ouvrière si le droit de coali­tion lui était recon­nu ? (Rap­pelons qu’elle devra atten­dre 1901 pour l’obtenir, quant au droit de grève il n’en était pas ques­tion a for­tiori et il revien­dra à Napoléon III de l’ac­corder, plus ou moins à ses dépens d’ailleurs.)

L’in­ter­ven­tion­nisme offi­ciel se borne en 1841 à inter­dire l’emploi des enfants de moins de 8 ans et à lim­iter à douze heures par jour celui d’en­fants de 12 à 16 ans. Or cette mesure va rester let­tre morte, car on se refuse dans le même temps à créer une inspec­tion du tra­vail (au témoignage de Freycinet dans ses mémoires).

Il ne faudrait cepen­dant pas croire qu’il y ait dans la société française de cette époque une com­plic­ité générale à exploiter toute cette mis­ère à son seul profit.

Certes l’Église catholique attachée à la bien­veil­lance du pou­voir à son égard, mais dont le crédit et la présence auprès des mass­es ouvrières sont en chute libre, entend rester poli­tique­ment neu­tre, assumer au mieux ses tâch­es car­i­ta­tives même si l’am­pleur des besoins la dépasse. Des voix ne s’élèvent pas moins en son sein pour dénon­cer avec véhé­mence la trahi­son de la parole évangélique, à com­mencer par La Men­nais groupant autour du jour­nal L’Avenir la jeunesse libérale catholique.

Vous dites que vous aimez et beau­coup de vos frères man­quent de pain pour soutenir leur vie, de vête­ments pour cou­vrir leurs mem­bres nus…, tan­dis que vous avez toutes choses en abon­dance… Et il y a un grand nom­bre de malades qui lan­guis­sent faute de sec­ours sur leur pau­vre couche, des mal­heureux qui pleurent…, des petits enfants qui s’en vont tran­sis de froid de porte à porte…

Quiconque le pou­vant ne soulage pas son frère qui soufre est l’en­ne­mi de son frère, quiconque le pou­vant ne le nour­rit pas est un meur­tri­er… (Paroles d’un croy­ant, 1834, chapitre XIV)

On sait les foudres que lui attire son chris­tian­isme social­isant mais d’autres pren­nent la suite comme son ami Lacor­daire qui, soumis aux injonc­tions pon­tif­i­cales, fait sen­sa­tion par ses prêch­es de carême en 1835 et 1836 à Notre-Dame. D’ac­t­ifs jour­naux et mou­ve­ments catholiques ouverts au “social” voient par ailleurs le jour telle la société Saint-Vin­cent-de-Paul fondée par Frédéric Ozanam et qui compte 10 000 mem­bres en 1848.

Des avancées sociales en Grande-Bretagne

On peut certes faire val­oir que les con­di­tions de vie et de tra­vail sont à peine meilleures dans les aggloméra­tions indus­trielles des pays voisins, par exem­ple en Rhé­nanie, dans les mines anglais­es, à Man­ches­ter… En revanche, la prise de con­science du prob­lème social sous ses dif­férents aspects y est moins tar­dive et un puis­sant mou­ve­ment de réformes est engagé bien avant 1848 chez nos prag­ma­tiques voisins d’outre-Manche par des lois sur les usines, les mines, l’hygiène.

La lég­is­la­tion des fameuses trade unions, plus ou moins clan­des­tines jusqu’alors, est adop­tée en 1824 tan­dis qu’en 1829 le cab­i­net de Robert Peel crée au sein du Home Office (le min­istère de l’In­térieur) une police spé­cial­isée du tra­vail dont les effec­tifs allaient croître rapi­de­ment à la suite de l’adop­tion en 1833 d’une lég­is­la­tion stricte sur le tra­vail des enfants et des jeunes ouvri­ers au-dessous de 18 ans. Dans l’in­dus­trie tex­tile, le tra­vail des femmes est lim­ité à dix heures jour­nal­ières, tan­dis que la “semaine anglaise” voit le jour en 1850.

Cette évo­lu­tion favor­able était due pour une grande part à une vaste cam­pagne d’in­for­ma­tion menée auprès du pub­lic par des asso­ci­a­tions religieuses fondées par de rich­es et influ­ents tories, telle la Young Men’s Chris­t­ian Asso­ci­a­tion.

Le deux­ième plan d’ac­tion s’opère au niveau du coût de la vie notam­ment des den­rées ali­men­taires. Robert Peel est gag­né au libre-échange sous la pres­sion de l’é­cole de Man­ches­ter de Richard Cob­den et l’ha­bile cam­pagne orchestrée par l’As­so­ci­a­tion con­tre les lois sur les blés, qui dif­fuse partout une affiche mon­trant trois mich­es de pain de tailles dif­férentes en France, Grande-Bre­tagne et Prusse, avec ce com­men­taire élo­quent : Qu’ils labourent pour nous, nous filerons et tis­serons pour eux.

Si la con­di­tion ouvrière en Grande-Bre­tagne au cours des années 1850 est encore loin d’être idyllique comme l’at­tes­tent les romans de Dick­ens (en par­ti­c­uli­er la sainte hor­reur inspirée par les work­hous­es, ces bastilles des pau­vres qu’­ex­péri­mente Oliv­er Twist) du moins ces sub­stantielles amélio­ra­tions vont préserv­er dans l’ensem­ble les mass­es laborieuses anglais­es de la con­ta­gion du marx­isme en dépit de la présence à Lon­dres de Karl Marx qui y trou­ve refuge.

La question des nationalités

C’est une erreur d’op­tique assez com­mune de con­sid­ér­er l’empereur Napoléon III comme l’in­ven­teur, l’in­sti­ga­teur par excel­lence du “Principe des nation­al­ités”, effec­tive­ment au cœur de sa poli­tique. C’est oubli­er seule­ment deux choses :

La Liberté guidant le peuple. Tableau de Delacroix
La Liber­té guidant le peuple
La République, bon­net phry­gien sur sa chevelure brune entre un gavroche et un insurgé dont le vis­age est inspiré de celui de l’auteur : Delacroix. Exposée au Salon de 1830 cette toile, qui avait vive­ment impres­sion­né le pub­lic, fut acquise par le nou­veau gou­verne­ment… mais, jugée trop sub­ver­sive, elle dis­parut par la suite à divers­es reprises.
En réal­ité Delacroix n’entretenait guère d’illusions per­son­nelles sur le cours des événe­ments et l’issue des révo­lu­tions de 1830 et 1848. “ On par­le tou­jours de liber­té, c’est le but aimé de toutes les révo­lu­tions mais on ne dit pas ce que c’est que cette liber­té… La liber­té poli­tique est le grand mot auquel on sac­ri­fie pré­cisé­ment dans cet ordre d’idées la plus réelle des lib­ertés, celle de l’esprit, celle de l’âme. ”
  © COLLECTION VIOLLET

1) il trou­ve dans l’imag­i­naire col­lec­tif de nos com­pa­tri­otes un ter­rain tout pré­paré, acquis d’a­vance à une poli­tique extérieure généreuse et assez folle, pro­pre à restau­r­er, du moins le croit-il, le pres­tige de la France dans le monde…, tout en neu­tral­isant au moins sur ce ter­rain son oppo­si­tion républicaine ;

2) il ne fait que repren­dre à son compte la poli­tique étrangère bri­tan­nique, large­ment engagée mais à peu de risques après 1840 par Palmerston.

Exam­inons en détail ces deux aspects.

A) Cette ” natiomanie “, ce démon de l’in­ter­ven­tion­nisme hors de nos fron­tières, au pré­texte de libér­er les peu­ples de l’op­pres­sion, exaltés par les guer­res révo­lu­tion­naires, avait survécu à l’hu­mil­i­a­tion des traités de 1815 et resur­gi en 1830 avec l’ex­plo­sion des frus­tra­tions accu­mulées par la Révo­lu­tion, l’Em­pire, la Restauration.

À l’év­i­dence, la monar­chie de Juil­let a le plus grand mal, s’épuise, se dis­crédite à con­tenir l’humeur belliqueuse de l’opin­ion, trait qui n’échappe pas à ses hôtes étrangers : La France était dans le genre sen­ti­men­tal bien plus que dans le genre rationnel (Hen­ri Heine). L’am­biance, l’air du temps à Paris est à la révolte, non seule­ment dans la presse d’op­po­si­tion, prodigue de cri­tiques vir­u­lentes, mais dans la lit­téra­ture laque­lle ne per­met pas de marcher mais de respir­er : la révolte est au théâtre avec Hugo, dans les arts avec Delacroix (La Liber­té guidant le peu­ple), Rude (La Mar­seil­laise sur l’Arc de tri­om­phe)…, avec Berlioz…, avec les his­to­riens qui remuent le passé, rani­ment les épopées révo­lu­tion­naire et impéri­ale. Y con­tribue l’hy­per­tro­phie de la cap­i­tale où con­ver­gent toutes les jeunes ambi­tions provin­ciales, où afflu­ent par vagues des réfugiés poli­tiques (notam­ment polon­ais) après 1830.

Tous les opposants au nou­veau régime s’ac­cor­dent à reprocher au roi et à ses min­istres leur paci­fisme, la pru­dence cal­culée d’une poli­tique étrangère, soumise au nou­v­el ordre européen. À leurs yeux, la monar­chie orléaniste, par son atti­tude com­plice de la Sainte-Alliance, hum­i­lie la France devant l’Eu­rope. Et pour­tant ! Com­ment ne pas savoir gré à Louis-Philippe, aidé de Tal­leyrand, d’avoir en 1831 réglé de la manière la plus heureuse le prob­lème belge. Cette vieille pierre d’a­choppe­ment de l’Eu­rope, cette Bel­gique dont Michelet, si peu sus­pect de sym­pa­thie pour la monar­chie de Juil­let, nous présente (dans la pré­face de son His­toire de France) comme le coin de l’Eu­rope, le ren­dez-vous des guer­res, voilà pourquoi elles sont si grass­es ces plaines, le sang n’a pas le temps d’y sécher.

Le roi et son min­istre eurent la sagesse de refuser l’of­fre, votée en 1831 par le Con­grès nation­al belge, de la couronne au sec­ond fils du roi (le duc de Nemours) et d’ac­cepter le can­di­dat de l’An­gleterre, Léopold de Saxe-Cobourg à qui il donne en mariage sa fille aînée Louise-Marie. Cette renon­ci­a­tion, cette accep­ta­tion spon­tanée d’une bar­rière frontal­ière à nos ambi­tions, pas­sa aux yeux de l’opin­ion française pour une trahi­son, un lâche aban­don des idéaux de la Révolution.

L’An­gleterre qui était hos­tile à une réu­nion déguisée était en effet prête à rameuter con­tre la France les Alliés de 1815. Rap­pelons que cette solu­tion de com­pro­mis, dirigée con­tre notre pays, était assor­tie d’une garantie de neu­tral­ité dont la Prusse fut alors sig­nataire. Pen­sons un instant à ses con­séquences à terme : c’est la vio­la­tion de ce traité par l’Alle­magne au siè­cle suiv­ant qui devait décider la Grande-Bre­tagne à se ranger à nos côtés en 1914.

Si, vue à dis­tance, l’ère orléaniste fait fig­ure de paix à l’ex­térieur, sinon de calme et de prospérité à l’in­térieur, on ne mesure pas assez à quel point elle le doit à la poli­tique pour­suiv­ie con­tre vents et marées par le roi des Français dont la sit­u­a­tion devient des plus incon­fort­a­bles à par­tir du moment où la fronde con­tre sa poli­tique étrangère gagne les rangs de sa pro­pre majorité dev­enue récep­tive aux courants dom­i­nants de l’opinion.

Le grand per­tur­ba­teur en est Thiers dont les ” fan­faron­nades ” nous amè­nent à deux repris­es, en 1836 et en 1840, au bord de la guerre (ce n’est pas tout à fait par hasard si le Prince Napoléon choisit ces moments de crise pour se faire con­naître, par ses deux bien vaines ten­ta­tives de sub­ver­sion de Stras­bourg et Boulogne).

Thiers, un temps con­ver­ti par le roi à l’idée de la con­ser­va­tion en Europe, avait ten­té en 1836 un rap­proche­ment avec l’Autriche, qui serait couron­né par le mariage du duc d’Or­léans avec une archiduchesse. Le refus de cette alliance, ressen­ti comme un échec per­son­nel, amène Thiers à envis­ager un con­flit avec l’Autriche.

Louis-Philippe, qui ne voulait à aucun prix la guerre avec l’Autriche, en Ital­ie ou ailleurs, l’avait alors con­gédié pour le rem­plac­er par Molé, bien­tôt devenu la cible des chefs par­lemen­taires de toutes ten­dances, véri­ta­ble cabale, attisée par la jalousie et les rival­ités per­son­nelles comme Thiers lui-même devait en faire l’aveu plus tard en se réc­on­ciliant avec Molé.

Ain­si, ceux-là mêmes qui avaient fait la monar­chie s’employèrent un moment à la dis­créditer, provo­quant en 1839 une grave crise qui fail­lit emporter le régime.

Poussé dans ses retranche­ments Louis-Philippe n’eut d’autre choix que de rap­pel­er Thiers en 1840 comme chef du gou­verne­ment avec le porte­feuille des Affaires étrangères. Thiers ne voulait pas per­dre la face devant l’opin­ion tout en restant fidèle à ses con­vic­tions : Ce n’est pas la pop­u­lar­ité des rues qu’il faut désir­er mais c’est celle des champs de bataille.

Il ne fit pas mys­tère de son inten­tion d’en­tre­pren­dre une guerre con­ti­nen­tale con­tre la Prusse et l’Autriche, souhaitée depuis longtemps par le par­ti anti-autrichien (qui n’avait jamais désar­mé en France depuis Louis XV).

Cette ini­tia­tive intem­pes­tive eut pour effet immé­di­at de déclencher out­re-Rhin une vio­lente flam­bée de nation­al­isme ger­manique dont le feu cou­vait tou­jours depuis 1813.

Il amène le roi de Prusse, soi-dis­ant libéral, à pren­dre ouverte­ment posi­tion pour l’u­nité allemande.

L’échauf­fe­ment des esprits devint tel qu’il gagna la famille royale, faisant dire au duc d’Or­léans : Mieux vaut périr sur le Rhin ou le Danube que dans le ruis­seau de la rue Saint-Denis.

Faisant front con­tre son min­istre et l’opin­ion déchaînée, Louis-Philippe tint bon, ral­lia à la cause de la paix des par­lemen­taires influ­ents autour de Guizot : l’ex-ambas­sadeur à Lon­dres fit val­oir que l’An­gleterre ne per­me­t­trait jamais à la France de repren­dre une poli­tique de con­quête, qu’un désas­tre sur mer était inévitable et une guerre con­ti­nen­tale des plus aventureuses.

Le ren­voi de Thiers, son rem­place­ment par Guizot, Soult inau­gu­raient une nou­velle phase de raidisse­ment entre la monar­chie et son opin­ion publique, faite d’in­com­préhen­sion réciproque, de mal­adresse d’un côté, de bel­li­cisme infan­tile de l’autre (attisé par une presse irre­spon­s­able) dont la vir­u­lence et même la mau­vaise foi n’ont pas man­qué après coup d’é­ton­ner plus d’un historien.

B) Par la suite, l’en­tente cor­diale fran­co-bri­tan­nique, clé de voûte de la poli­tique extérieure de la monar­chie si dif­fi­cile­ment préservée, va être com­pro­mise une nou­velle fois avec ” l’af­faire Pritchard ” (A 3) en 1844, inci­dent apparem­ment mineur, mais com­bi­en révéla­teur des sus­cep­ti­bil­ités nationales alors à vif. La guerre avec l’An­gleterre est évitée au prix d’ex­cus­es du gou­verne­ment français et d’une indem­nité (qui au demeu­rant ne sera jamais ver­sée). L’opin­ion anglaise s’a­paise mais c’est au tour de la française de se déchaîn­er con­tre le roi et son min­istre, ne leur par­don­nant pas d’avoir ” déshon­oré la France ” par leur lâcheté face à l’Angleterre.

En 1846 l’en­tente va se bris­er sur ” l’af­faire des mariages espag­nols ” à cause de la pré­ten­tion de Palmer­ston d’im­pos­er un Saxe-Cobourg en mariage à l’héri­tière du trône d’Es­pagne, Isabelle, ” sorte de bou­chon roy­al flot­tant sur un océan de turpi­tudes “. (Une autre affaire de mariage espag­nol prélud­era à la guerre de 1870.)

Cette fois Louis-Philippe et Guizot tien­nent bon n’ad­met­tant pas que le trône d’Es­pagne sorte de la mai­son de Bour­bon. (Isabelle épouse un Bour­bon tan­dis que le duc de Mont­pen­si­er (A 4), cinquième fils de Louis-Philippe, épouse l’in­fante, sœur d’Isabelle.)

Il faut bien voir qu’au cours des années 1840 le paysage poli­tique de l’Eu­rope a changé complètement.

L’An­gleterre rompt avec l’in­ter­na­tionale dynas­tique avec l’avène­ment de la reine Vic­to­ria en 1837, laque­lle apprend le méti­er de sou­verain de son cousin et époux Albert de Saxe-Cobourg, sauvant ain­si la monar­chie anglaise dont le pres­tige était en chute libre sous les Hanovriens.

La ” Sainte-Alliance ” n’est plus qu’une coquille vide : comme nous l’avons vu, l’An­gleterre et la Russie s’op­posent sur la com­plexe ” ques­tion d’Ori­ent ” tan­dis que Prusse et Autriche sont rivales en Alle­magne. Une véri­ta­ble volte-face de la poli­tique bri­tan­nique s’opère pro­gres­sive­ment sous l’im­pul­sion de Palmer­ston et sous l’in­flu­ence d’un puis­sant courant libéral de l’opin­ion, hos­tile aux monar­chies auto­cra­tiques. Dès 1840 Palmer­ston trou­ve désor­mais plus prof­itable pour les intérêts bri­tan­niques de soutenir les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires, notam­ment en Ital­ie, en Espagne, en Alle­magne, en Hon­grie, pour en pren­dre la tête.

En réal­ité c’est à petits risques que l’An­gleterre, pro­tégée par son insu­lar­ité et son pavil­lon red­outé sur mer, s’en­gage dans une voie, pro­pre à pré­cip­iter des crises inélucta­bles à plus ou moins long terme. Les risques seront tout autres pour la France de Napoléon III.

UN OPPOSANT PROPHÉTIQUE : LAMARTINE

La grand pas­sion de ce temps, c’est la pas­sion de l’avenir,
c’est la pas­sion du per­fec­tion­nement social.

Dis­cours en faveur de la liber­té de presse, le 21.8.1834

L’opposant à la monarchie de Juillet

Lamartine, gravureLamar­tine, poète adulé à Paris depuis 1820, très ouvert aux prob­lèmes poli­tiques de son temps, avait fait paraître en 1831 une brochure Sur la poli­tique rationnelle. Peu impor­tait à ses yeux la forme extérieure de l’État et de son chef, monar­chie ou république, l’essentiel était que cer­tains principes fon­da­men­taux soient respec­tés : liber­té de presse, gra­tu­ité de l’enseignement, sépa­ra­tion com­plète de l’Église et de l’État, sup­pres­sion de la peine de mort, etc. En un mot, le poète appelait de ses voeux l’instauration d’une authen­tique démocratie.

Siégeant à l’Assemblée, dès son retour d’Orient en 1833, il en était vite devenu l’orateur le plus remar­qué, red­outé par ses inter­ven­tions cri­tiques sus­ci­tant l’agacement du roi : “ Ah, ces poètes n’ont pas la tête bien réglée, il y manque quelque chose… Ne me par­lez pas des poètes qui se mêlent de politique ! ”

Le libéral­isme bien com­pris de Lamar­tine ne pou­vant se sat­is­faire longtemps de la tor­peur du nou­veau régime, il passe ouverte­ment en 1840 à l’opposition :

“ Il ne sera pas don­né de pré­val­oir longtemps con­tre l’organisation et le développe­ment de la démoc­ra­tie mod­erne à ce sys­tème qui usurpe légale­ment, qui empiète timide­ment, mais tou­jours et qui dépouille le pays pièce à pièce de ce qu’il devait con­serv­er des con­quêtes de dix ans, de cinquante ans. ” (Allu­sion aux révo­lu­tions de 1830 et 1789.)

“ République, con­sti­tu­tion, monar­chie, alliances, on ne fonde tout cela qu’avec des pen­sées col­lec­tives, avec des pen­sées dés­in­téressées et nationales !… Vous voulez bâtir avec des matéri­aux décom­posés, avec des élé­ments morts, et non avec des idées qui ont la vie et qui auront l’avenir ! ”

On ne peut aujourd’hui que souscrire à la justesse de ses vues, par exem­ple quand il s’oppose en vain à la très coû­teuse entre­prise de for­ti­fi­ca­tion de Paris réclamée par Thiers et Soult… et conçue selon les règles de l’art par “la sape ”.

“ Com­ment dans une ville entourée d’ennemis sans com­mu­ni­ca­tions avec les départe­ments, con­tien­drez-vous une masse de 300 000 pro­lé­taires, sans tra­vail, je dis que dans une sit­u­a­tion pareille les fac­tions les plus vio­lentes tendraient mal­heureuse­ment à s’emparer du pays. ”

Vues pré­moni­toires puisque les “ for­tifs ”, cette enceinte coû­teuse et inutile, con­tribueront surtout à for­ti­fi­er la déter­mi­na­tion de la Com­mune en 1871 et ren­dre plus âpres les com­bats frat­ri­cides du siège de Paris.

À un autre moment, il lui arrive d’exposer la méfi­ance que lui inspire la Prusse, évo­quant “ le jour proche où elle pren­dra la tête de la Con­fédéra­tion germanique ”.

Déçu dans ses ambi­tions poli­tiques après 1840 (il espérait sans doute obtenir le porte­feuille des Affaires étrangères), con­damné à l’inaction sinon au silence par Guizot qui le craint, Lamar­tine va employ­er ses loisirs for­cés à élargir son audi­ence dans l’opinion, tou­jours récep­tive à l’évocation de la Révo­lu­tion française (pop­u­lar­isée par Thiers en 10 vol­umes parus entre 1824 et 1827, et à laque­lle s’attaquera à son tour Michelet).

Lamar­tine, écrivain-né, his­to­rien à la manière et selon le goût du temps, va écrire l’Histoire des girondins servie en 8 vol­umes, sor­tis au fur et à mesure en 1847, qui soulèvent un ent­hou­si­asme extra­or­di­naire. (On fait la queue avant l’aube devant les librairies pour être servis.) Il va sans dire que ce véri­ta­ble “ tabac ” (unique en son genre, s’agissant d’un ouvrage his­torique), décon­cer­tant aujourd’hui, est révéla­teur de l’atmosphère prérévo­lu­tion­naire rég­nant en 1847.

L’homme d’État

C’est Lamar­tine qui rédi­ge la procla­ma­tion insti­tu­ant un gou­verne­ment pro­vi­soire de la République, dont lui-même et Odilon Bar­rot ont pris l’initiative à la dernière séance de l’Assemblée en févri­er 1848. Âme de la révo­lu­tion, on lui con­fie le porte­feuille des Affaires étrangères en rai­son de son expéri­ence diplomatique.

Il lui faut d’un côté résis­ter à cette manie inter­ven­tion­niste des par­tis de gauche impa­tients de lancer à l’extérieur, comme en 1793, les armées de la République, de l’autre ras­sur­er les puis­sances étrangères. En effet il n’admet pas que la France fasse la guerre en dehors de solides alliances.

“ Où en seri­ons-nous si nous étions tenus… d’obéir à tous les con­dot­tieres de la liber­té, tan­tôt à l’Irlande qui nous somme par ses envoyés d’attaquer avec elle l’Angleterre, tan­tôt aux Provinces rhé­nanes qui nous som­ment par leurs clubs d’attaquer la Prusse, tan­tôt la Pologne, tan­tôt à Gênes, tan­tôt à Milan qui nous som­ment d’émanciper la Lom­bardie de l’Autriche. Une telle exi­gence serait l’asservissement de la France à tout pro­pos et hors de propos… ”

Le nou­veau min­istre des Affaires étrangères s’emploie active­ment et habile­ment au cours des deux mois de son man­dat à faire enten­dre en gen­til­homme le lan­gage de la rai­son aux gou­verne­ments aris­to­cra­tiques de la Sainte- Alliance. Sa let­tre aux ambas­sadeurs étrangers est un mod­èle du genre. 

“ Un peu­ple se perd en devançant l’heure de cette matu­rité comme il se déshon­ore en la lais­sant échap­per sans la saisir. La Monar­chie et la République ne sont pas aux yeux des véri­ta­bles hommes d’État des principes abso­lus qui se com­bat­tent à mort, ce sont des faits qui se con­trastent et qui peu­vent vivre face à face en se com­prenant et se respectant… ” 

“ Ce sera un bon­heur pour moi de con­courir par tous les moyens en mon pou­voir à cet accord entre les peu­ples dans leur dig­nité réciproque et de rap­pel­er à l’Europe que le principe de la paix et le principe de la liber­té sont nés le même jour en France. ”

En dépit de ses émi­nents ser­vices, de son sang-froid et d’initiatives heureuses pour rétablir l’ordre men­acé, Lamar­tine, après les journées de juin 1848, est mis hors jeu, poli­tique­ment, virtuelle­ment per­du ne pou­vant se résoudre, en con­science dans ce cli­mat de vio­lence et de peur déchaînées, à choisir claire­ment son camp. C’est ain­si qu’il devient sus­pect de com­plai­sance envers la “ cause social­iste ” en prenant la défense de son ami Louis Blanc, un excel­lent his­to­rien au demeurant.

Blan­qui va dire de lui non sans humour :

“ Mon­sieur de Lamar­tine est bien tou­jours le même, un pied dans chaque camp et sur chaque rive, un vrai colosse de Rhodes ce qui fait que le vais­seau de l’État lui passe tou­jours entre les jambes. ”

En fait, l’opinion effrayée par le désor­dre et l’incapacité du gou­verne­ment pro­vi­soire à sur­mon­ter l’anarchie économique et poli­tique instau­rée fai­sait de Lamar­tine son pre­mier bouc émissaire.

Comme tous ses col­lègues du gou­verne­ment, il s’était vite trou­vé débor­dé par le cours des événe­ments et la mul­ti­c­ité des défis à relever.

Il n’en demeure pas moins que sa lucid­ité sur les boule­verse­ments poli­tiques de l’Europe qui se pro­fi­lent à l’horizon con­traste avec les vues cour­tes des élites dirigeantes de son temps.

Un système électoral hors d’âge et funeste

On ne saurait min­imiser l’im­por­tance de cette ques­tion et de son enjeu poli­tique, quand on sait qu’elle fut à l’o­rig­ine en févri­er 1848 des man­i­fes­ta­tions vite dégénérées en révo­lu­tion. La sub­sti­tu­tion par les libéraux du duc d’Or­léans au roi détrôné par l’émeute parisi­enne était arti­fi­cielle, la grande masse du pays y étant étrangère au départ.

La charte de 1814 légère­ment remaniée par leurs soins restait le cre­do du nou­veau régime réser­vant comme le précé­dent le droit de suf­frage aux seuls rich­es. Cela peut sur­pren­dre de la part d’au­then­tiques libéraux. On s’imag­ine com­muné­ment que l’hos­til­ité au suf­frage uni­versel n’avait d’autre cause à cette époque que la méfi­ance des pos­sé­dants vis-à-vis des mass­es pop­u­laires por­teuses à leurs yeux de la ” révo­lu­tion “, de la spo­li­a­tion des biens.

Or cette hos­til­ité était partagée par les libéraux avancés eux-mêmes qui jugeaient risqué et pré­maturé d’avoir à con­sul­ter un peu­ple surtout com­posé de ter­riens attachés à des intérêts bornés à l’hori­zon de leur vil­lage et par sur­croît le plus sou­vent anal­phabètes. Seule, pen­saient-ils, la for­tune, du moins la grande aisance, pou­vait affranchir des préoc­cu­pa­tions ” vul­gaires “. Il y avait là d’une cer­taine manière comme une sur­vivance du vieil esprit où cha­cun devait rester dans l’or­dre où l’avaient placé sa nais­sance, sa for­tune voire la faveur du prince.

Par exem­ple ceux qui étaient sol­dats faute d’ar­gent pour se faire rem­plac­er n’avaient pas à se pronon­cer par leur vote sur les grandes options poli­tiques de la nation. (N’é­tait-ce pas un maréchal d’Em­pire, Soult, qui avait conçu un tel sys­tème de recrutement !)

Curieuse con­cep­tion d’une démoc­ra­tie ne peut-on s’empêcher de penser ! Or ce con­cept restait encore bien vague. L’hos­til­ité au suf­frage uni­versel avait d’ailleurs d’il­lus­tres références : les con­sti­tu­ants de 1790 n’avaient-ils pas jugé sage de dis­tinguer entre citoyens ” act­ifs ” et ” pas­sifs “, Robe­spierre lui-même, refusé tout droit de suf­frage aux ” domes­tiques “, aux ouvri­ers agri­coles… ? Quant à cette fameuse loi Le Chape­lier, votée à l’ar­raché en juin 1791, aucun esprit réputé sen­sé à l’époque n’au­rait osé deman­der son abro­ga­tion par crainte des boule­verse­ments incon­trôlables qui pou­vaient s’ensuivre.

En fait, le suf­frage cen­si­taire, réservé au priv­ilège de l’ar­gent, loin d’être source de sta­bil­ité, avait surtout de lourds incon­vénients ; malthusien dans son principe, reposant sur une base bien trop étroite de recrute­ment, et donc de renou­velle­ment du per­son­nel poli­tique, il exclu­ait la plu­part des ” intel­lectuels “, des tal­ents divers, des ” capac­ités ” comme on dis­ait alors, il rétré­cis­sait le champ des ambi­tions per­son­nelles à un petit cer­cle d’hommes, tou­jours les mêmes, aus­si avides et jaloux de pou­voir que prompts à se dégager pour s’op­pos­er entre eux : Ça ne peut être que vous ou moi aurait con­fié Thiers à Guizot, un jour de franche explication.

On assista à ce spec­ta­cle peu édi­fi­ant pour une opin­ion d’au­tant plus fron­deuse qu’elle se voy­ait tenue à l’é­cart : les lead­ers du pays légal, Thiers en tête, se mirent à sci­er la branche sur laque­lle ils s’é­taient assis. Ce dernier fut la plus par­faite illus­tra­tion d’un phénomène de méta­mor­phose assez com­mun en poli­tique : l’homme de pou­voir oublie l’op­posant, il devient un homme tout autre. Ce phénomène, qui réserve plutôt d’heureuses sur­pris­es, se révélait désas­treux dans le cas présent. N’en don­nons que le pre­mier exem­ple : déçu dans son ambi­tion de devenir chef du gou­verne­ment, Thiers s’é­tait joint à l’op­po­si­tion par­v­enue à se met­tre d’ac­cord sur deux pro­jets de réformes.

1) L’in­com­pat­i­bil­ité de man­dats par­lemen­taires et d’ex­er­ci­ce de fonc­tions publiques (moyen de débar­rass­er la Cham­bre de 150 fonc­tion­naires votant sur ordre).

2) Un élar­gisse­ment con­séquent du droit de suffrage.

Appelé par le roi à con­trecœur, Thiers ter­gi­verse, explique à ses col­lègues que cette réforme, au demeu­rant souhaitable, n’est pas tout à fait mûre, que l’on a intérêt à atten­dre encore un peu… Une seule expli­ca­tion à ce change­ment d’at­ti­tude : il savait l’hos­til­ité de la France rurale à l’aven­tur­isme extérieur.

Rien de tel qu’une bonne guerre, esti­mait Thiers, pour sauver le roi de ses embarras.

Mais à l’in­verse, de bonnes réformes internes ne sont-elles pas des anti­dotes autrement oppor­tuns pour recen­tr­er une opin­ion, d’au­tant plus prompte à exter­nalis­er ses rêves de grandeur, sa nos­tal­gie irraison­née d’un passé glo­rieux, que ceux qui poussent à la guerre ne sont pas en général ceux qui la font (issus surtout des class­es rurales, instru­ites des dures réal­ités de la guerre et plus paci­fiques par tradition).

Le roi et Guizot ne virent pas qu’il n’y avait guère de risque, tout au con­traire, à ouvrir plus large­ment le droit du suf­frage, dans la per­spec­tive d’une bien meilleure représen­ta­tion de la ” France pro­fonde “. Anglo­manes l’un et l’autre, fort bien infor­més (le roi est un lecteur assidu des jour­naux bri­tan­niques), ils avaient pour­tant sous les yeux l’ex­em­ple de la réforme anglaise accom­plie au cours des années 1830, à l’in­sti­ga­tion d’un tory : Lord Grey. Aus­si désirée par la petite bour­geoisie que red­outée par la classe dirigeante, elle n’avait pro­duit ni les mir­a­cles atten­dus par les uns, ni les désas­tres annon­cés par les autres : le nou­v­el élec­torat s’é­tait mon­tré raisonnable et l’ag­i­ta­tion s’é­tait dissipée.

On sait que la monar­chie de Juil­let allait tomber en févri­er 1848 sur la ques­tion du droit de suf­frage blo­quée depuis dix-huit ans. L’en­tête­ment de Guizot et du roi à ne pas lâch­er du lest (dis­ons à dou­bler au mois l’élec­torat), à s’ac­crocher à un pays légal devenu une fic­tion juridique reste dif­fi­cile­ment excusable.

Signes avant-coureurs d’une révolution

On sait que crises économiques pro­fondes et dis­ettes prélu­dent en général aux révolutions.

En 1845 les récoltes sont mau­vais­es, en 1846 c’est pire, surtout dans les pays où la pomme de terre (qui pour­rit alors sur pied) est à la base de l’al­i­men­ta­tion, comme en Irlande (qui con­naît la famine et l’ex­ode de sa pop­u­la­tion), en Alle­magne du Nord (où la mor­tal­ité devient effrayante à Berlin dans les class­es pauvres).

En 1847 les récoltes rede­vi­en­nent nor­males mais dans l’in­ter­valle les den­rées ali­men­taires ont renchéri et l’hiv­er 1847–1848 est rigoureux. Le chô­mage dû à la crise s’est éten­du en France : 20 % dans les mines, 40 % dans le tex­tile, frap­pé selon un proces­sus économique clas­sique par une mévente con­séc­u­tive à l’assèche­ment des ressources des class­es défa­vorisées. Les fail­lites se mul­ti­plient. Ce qui par sur­croît n’arrange pas les choses depuis 1846, c’est le sur­plus mal résor­bé de l’af­flux à Paris de main-d’œu­vre occa­sion­né par l’énorme chantier des ” for­tifs ” de la cap­i­tale lancé au début des années 1840 par Thiers et main­tenant achevé.

DEUXIÈME PARTIE

LA RÉPUBLIQUE INTROUVABLE

Les journées de février 1848

L’opin­ion était agitée depuis plusieurs mois par ” la cam­pagne des Ban­quets ” menée au nom de la réforme élec­torale, un ban­quet mon­stre avait été pro­jeté à Chail­lot pour le mar­di 22 févri­er 1848. Son inter­dic­tion pure et sim­ple par ordon­nance du préfet de police (l’in­ca­pable et suff­isant Delessert) qui s’en remet­tait au général Jacqueminot lequel répondait ” sur sa tête ” du loy­al­isme, devenu dou­teux, de la garde nationale, avait provo­qué, selon un proces­sus bien rodé, la lev­ée de quelques bar­ri­cades dont la troupe s’é­tait vite ren­du maître.

Louis-Philippe, enfin éclairé sur les dis­po­si­tions d’e­sprit de la garde nationale (et donc de sa ” bour­geoisie ”) qui gag­nait ses postes au cri de ” Vive la réforme ! ” s’é­tait décidé à lâch­er Guizot pour appel­er suc­ces­sive­ment Thiers et Odilon Bar­rot, mais des événe­ments trag­iques allaient pren­dre de vitesse ces ini­tia­tives tar­dives d’a­paise­ment : la nuit venue, une colonne nom­breuse de man­i­fes­tants s’é­tait portée boule­vard des Capucines où était alors situé le min­istère des Affaires étrangères, pour y con­spuer Guizot.

Une bous­cu­lade, un coup de feu, le batail­lon de ligne chargé de sa garde s’é­tant cru attaqué avait riposté par une fusil­lade couchant sur le sol une quar­an­taine de man­i­fes­tants. Des insurgés décidés avaient alors chargé les cadavres sur des tombereaux pour les promen­er à tra­vers Paris, exci­tant les cris de vengeance de la foule. Le lende­main, Paris en insur­rec­tion se cou­vrait de barricades.

Le 24 févri­er, le maréchal Bugeaud appelé pour rétablir l’or­dre s’avouant débor­dé, Louis-Philippe men­acé aux Tui­leries, mais refu­sant de don­ner l’or­dre de tir­er sur la foule, (ce qui est à son hon­neur) renonçait au trône en faveur de son petit-fils, le ” comte de Paris “, fils du duc d’Or­léans mort acci­den­telle­ment en 1842. On sait que cette ultime ten­ta­tive pour sauver la monar­chie allait échouer : la foule avait envahi la Cham­bre au moment où elle venait de se pronon­cer en faveur de la régence de la duchesse d’Orléans.

Odilon Bar­rot avait alors saisi l’oc­ca­sion pour retourn­er la sit­u­a­tion : Est-ce qu’on pré­tendrait remet­tre en ques­tion ce que nous avons décidé par la révo­lu­tion de Juil­let ? Et l’op­po­si­tion emmenée par Lamar­tine procla­mait la République, le droit au suf­frage universel…

Un cer­tain nom­bre de per­son­nal­ités désignées par­mi les opposants les plus notoires, man­datées par l’Assem­blée pour con­stituer un gou­verne­ment pro­vi­soire, se réu­nirent le 25 févri­er à l’Hô­tel de Ville pour régler leurs attri­bu­tions : Lamar­tine aux Affaires étrangères, Ledru-Rollin à l’In­térieur, Crémieux à la Jus­tice, Ara­go à la Marine et aux Colonies, Marie aux Travaux publics…

Entraient par ailleurs dans le nou­veau con­seil : Gar­nier-Pagès, Mar­rast, Carnot, Louis Blanc, Flo­con… et l’ou­vri­er Albert que l’on dut aller quérir dans un café voisin pour l’ar­racher à ses états d’âme. (Il ne savait encore si sa place était auprès de ses nou­veaux col­lègues ou… auprès des émeu­tiers, méfi­ants à l’é­gard d’un nou­veau gou­verne­ment dont on igno­rait les intentions.)

Sa présence au sein du gou­verne­ment pro­vi­soire sem­blait en effet indis­pens­able pour faire face à la con­fronta­tion des plus dan­gereuses qui s’an­nonçait : une foule énorme con­vergeait dans l’après-midi, vers l’Hô­tel de Ville, exigeant la procla­ma­tion de la ” République sociale ” gagée par l’adop­tion du dra­peau rouge, sym­bole de ses revendications.

Il faut ici mesur­er la pré­car­ité de la sit­u­a­tion où se trou­vait un gou­verne­ment impro­visé, sans pou­voir et moyens réels, n’ayant autour de lui que quelques gardes nationaux sans armes… et élèves de l’É­cole poly­tech­nique venus se met­tre à sa disposition5.

> Face à lui, une mul­ti­tude frémis­sante, capa­ble de se porter à tous les excès, prompte à se croire trahie, bien décidée cette fois à ne pas voir escamotée, comme en 1830, ce qu’elle pen­sait être ” sa révolution “.

Les mem­bres du gou­verne­ment, craig­nant le pire, s’en remirent à Lamar­tine pour faire face. Admirable de sang-froid, d’à pro­pos, d’élo­quence per­sua­sive, ce dernier essaya d’abord de faire enten­dre rai­son à 7 ou 8 délégués de la foule, qui, forçant les bar­rages, avaient fait irrup­tion en armes dans la salle des séances.

Il protes­ta d’abord con­tre les doutes injurieux for­mulés par ses inter­locu­teurs : ses col­lègues et lui n’avaient-ils pas don­né assez de gages à la démoc­ra­tie, n’é­taient-ils pas acquis à la cause des tra­vailleurs ? Qu’on les laisse œuvr­er en paix à la solu­tion des prob­lèmes posés… !

Ne par­venant pas à obtenir d’eux que l’on fasse con­fi­ance à la République, Lamar­tine, nulle­ment décon­te­nancé, mit fin à la discussion :

Vous réclamez le dra­peau rouge, vous voulez sur l’heure l’im­pos­er à la France ? La ques­tion est trop grave pour être réglée ici entre nous. Le peu­ple seul peut la tranch­er. Allons le consulter !

Tous quit­tèrent à cet instant la salle pour se porter au-devant de la foule.

Après un long moment pour obtenir le silence, faire taire les cris de ” Vive le dra­peau rouge ! ” Lamar­tine, s’im­posant enfin à l’at­ten­tion, lança d’une voix forte por­tant aux extrémités de la place l’a­pos­tro­phe célèbre fidèle­ment notée le jour même par Freycinet (A 5) que l’on peut dif­fi­cile­ment omet­tre de rap­pel­er ici :

… Citoyens, le dra­peau tri­col­ore a fait le tour du monde avec nos lib­ertés et nos gloires, tan­dis que le dra­peau rouge n’a fait que le tour du Champ-de-Mars, baigné dans les flots du sang du peu­ple. Vous le repousserez tous avec moi !

Un bref silence… La foule, sub­juguée, sous le coup de l’é­mo­tion, se mit à clamer de toutes parts : ” Vive le gou­verne­ment pro­vi­soire ! Vive Lamar­tine ! Vive le dra­peau tri­col­ore !… Tan­dis que dis­parais­saient les uns après les autres, comme sai­sis de honte, les dra­peaux rouges bran­dis quelques instants auparavant. ”

Cela peut paraître à peine con­cev­able mais c’est bien ain­si, par la magie du verbe, que les mass­es parisi­ennes firent crédit à la IIe République, que la méfi­ance fit place un temps à l’en­t­hou­si­asme con­tagieux, que l’on vit bien­tôt des prêtres bénir un peu partout des arbres de la liberté.

La cause de la République nou­velle l’emportait sur les sanglants sou­venirs qu’on voulait lui substituer.

L’avènement du suffrage universel

Faisons grâce ici au lecteur, pour n’en rap­pel­er que les prin­ci­paux jalons, de l’évo­lu­tion de la sit­u­a­tion, tant économique que poli­tique, en fait de sa dégra­da­tion con­tin­ue jusqu’à la semaine trag­ique de juin 1848.

L’e­uphorie générale ne devait dur­er que quelques jours, le temps de la prise de con­science des défis con­tra­dic­toires et des énormes prob­lèmes posés au gou­verne­ment pro­vi­soire. Les semaines de mars s’avérèrent tumultueuses :

  • Il fal­lait sans cesse par­lementer avec les insurgés récla­mant des sat­is­fac­tions immé­di­ates, en pre­mier lieu con­cré­tis­er le ” droit au tra­vail ” exigé par Louis Blanc, ques­tion d’au­tant plus red­outable que le nom­bre de chômeurs s’alour­dis­sait avec la mul­ti­pli­ca­tion des fer­me­tures d’usines ne rece­vant plus de commandes.
    Décidée le 27 févri­er la créa­tion ” d’Ate­liers nationaux ” se heur­ta à des dif­fi­cultés con­sid­érables de mise en œuvre, con­fiée à une Com­mis­sion séparée des tra­vailleurs siégeant au palais du Lux­em­bourg et présidée par Marie. Il eût sans doute été judi­cieux d’ou­vrir divers chantiers d’u­til­ité publique notam­ment d’in­fra­struc­ture d’un réseau de voies fer­rées encore embry­on­naire, on trou­va plus sim­ple et expédi­tif de con­cen­tr­er la main-d’œu­vre, prin­ci­pale­ment sur le vaste ter­rain encore non amé­nagé du Champ-de-Mars, et de l’oc­cu­per à des tâch­es d’in­térêt très contestable.
  • Il fal­lait en sec­ond lieu calmer l’ardeur belliqueuse de meneurs exigeant que l’on aille (entre autres choses) délivr­er la Bel­gique de sa monar­chie pour y proclamer la république. (Ledru-Rollin, sans en référ­er à Lamar­tine, se prê­ta à une opéra­tion dans ce sens qui échoua lam­en­ta­ble­ment.) Ce fut surtout la tâche de Lamar­tine dont il s’ac­quit­ta avec effi­cac­ité comme d’a­pais­er les craintes des ambas­sades étrangères à Paris.


Il était en revanche autrement facile de don­ner suite au droit, solen­nelle­ment proclamé, de tous les citoyens au suf­frage… à cela près que l’on com­mençait à se deman­der sérieuse­ment si la province restée calme était à l’u­nis­son de Paris.

Les Ateliers nationaux du Champ-de-Mars, Paris, mars à juin 1848.
Les Ate­liers nationaux du Champ-de-Mars, Paris, mars à juin 1848. L’entassement de main‑d’œuvre sur ce ter­rain (plus vaste qu’aujourd’hui et non amé­nagé, qui ne répondait à aucune util­ité pra­tique) devint vite un cen­tre d’agitation permanent.
© COLLECTION VIOLLET

C’est du côté de l’aile la plus avancée que l’ap­préhen­sion à ce sujet était la plus vive, aus­si les social­istes organ­isèrent-ils le 17 mars une man­i­fes­ta­tion de masse pour réclamer l’a­journe­ment des élec­tions, et faire ain­si pres­sion sur le gou­verne­ment. Intimidé, ce dernier accep­ta de reporter au 23 avril la date du scrutin. La fac­tion la plus dure de la gauche (les ” com­mu­nistes ” comme on com­mençait à l’ap­pel­er) voulut met­tre à prof­it ce répit pour ten­ter de s’emparer de l’Hô­tel de Ville mais se heur­ta sans suc­cès à la garde nationale. Cette nou­velle man­i­fes­ta­tion à huit jours des élec­tions sus­ci­ta surtout dans l’opin­ion une vive hos­til­ité con­tre les fau­teurs de désordre.

Vint le jour tant atten­du où le suf­frage uni­versel allait par­ler pour la pre­mière fois, avec un taux record de par­tic­i­pa­tion, jamais atteint depuis lors, proche de 85 %.

Il fal­lut se ren­dre à l’év­i­dence. La France dans son ensem­ble aspi­rait avant tout à l’or­dre, la province désavouait l’ex­péri­ence parisi­enne. Si elle ne se prononçait pas explicite­ment con­tre la République, néan­moins sur les 800 députés élus, on en comp­tait à peine 100 dont le répub­li­can­isme était au-dessus de tout soupçon, les autres étant, dans la plu­part des cas, des mod­érés tein­tés d’or­léanisme ou des légitimistes inavoués, très peu d’ou­vri­ers, une ving­taine tout au plus, ain­si que quelques bour­geois socialisants.

Ain­si le paysage poli­tique de la France n’é­tait plus du tout le même, l’hori­zon n’é­tait pas plus aux réformes rad­i­cales à l’in­térieur qu’aux aven­tures guer­rières pour la délivrance des nation­al­ités. Il serait plus exact de dire que la France ” pro­fonde ” ne répondait pas à l’im­age accréditée par les cer­cles poli­tiques ou les jour­naux parisiens. Con­traire­ment aux préjugés à son encon­tre des milieux con­ser­va­teurs, le suf­frage uni­versel n’é­tait pas syn­onyme de mon­tée en puis­sance de la révo­lu­tion. Décidé­ment la “poli­tolo­gie” était un art encore bien bal­bu­tiant au niveau national.

Le pre­mier geste de l’Assem­blée fut de dis­soudre le gou­verne­ment pro­vi­soire et de le rem­plac­er par une Com­mis­sion exéc­u­tive de 5 mem­bres (3 mod­érés plus Lamar­tine et Ledru-Rollin) exclu­ant ain­si toute par­tic­i­pa­tion socialiste.

La gauche révo­lu­tion­naire s’es­ti­mant jouée (on ne lui avait pas lais­sé le temps de faire cam­pagne…) ten­ta alors un coup de force le 15 mai pour ren­vers­er le nou­veau gou­verne­ment : des insurgés excités par les clubs s’emparèrent de l’Hô­tel de Ville tan­dis qu’une foule vocif­érante envahissant aux cris de ” Vive la Pologne ! ” le palais Bour­bon où le pom­pi­er Huber, mon­té à la tri­bune, procla­mait la dis­so­lu­tion de la nou­velle Assem­blée. Il faut pré­cis­er que cet épisode pour le moins ridicule était la con­séquence de l’in­curie d’un cer­tain général Cour­tais, respon­s­able de l’or­dre à Paris, qui n’avait pas jugé oppor­tun de pren­dre des dis­po­si­tions de pro­tec­tion de l’Assemblée.

Pré­cisons pour l’anec­dote qu’à cette nou­velle les poly­tech­ni­ciens se portèrent en armes pour libér­er le palais Bour­bon, ils arrivèrent après que la sit­u­a­tion fut reprise en mains, on les dirigea alors vers quelques points chauds de la cap­i­tale notam­ment à la caserne Saint-Vic­tor pour désarmer un corps de factieux.

Ceux des députés social­istes soupçon­nés de com­plic­ité avec l’émeute ain­si que leurs lead­ers notoires tels Blan­qui et Bar­bès furent arrêtés pour pass­er en juge­ment quand ils ne réus­sirent pas à pren­dre la fuite. La gauche parisi­enne se trou­vait décapitée.

En réal­ité, des événe­ments très graves se pré­paraient avec la fer­me­ture immi­nente des Ate­liers nationaux, sources de gaspillage et foy­ers d’ag­i­ta­tion per­ma­nente. L’Assem­blée ayant fixé au 21 juin leur dis­so­lu­tion, la déci­sion fut noti­fiée le 22 à une délé­ga­tion ouvrière sans égards pour ses protestations.

Le lende­main des ouvri­ers se rassem­blaient place de la Bastille, l’un d’eux, un obscur chef de sec­tion aux Ate­liers nationaux (nom­mé Pujol), les harangua au pied de la colonne de Juil­let et don­na le sig­nal de l’insurrection. Le soir même, la pop­u­la­tion ouvrière avait pris les armes ; la moitié est de Paris se cou­vrait de bar­ri­cades. Cette fois l’Assemblée ne fut pas prise au dépourvu ; écar­tant les cinq mem­bres de la Com­mis­sion exéc­u­tive, elle don­na tous pou­voirs au général Cavaignac (X 1820, le frère de Gode­froy) pour réprimer la “ sédition ”.

Ce qui fut fait méthodique­ment en trois jours au prix de com­bats acharnés faisant de part et d’autre pas moins de mille morts (par­mi eux Mgr Affre, archevêque de Paris, qui avait ten­té de s’interposer entre les com­bat­tants). Suivirent des arresta­tions en masse, dix mille env­i­ron, des con­seils de guerre expédi­tifs et qua­tre mille peines de dépor­ta­tion (pour la plu­part en Algérie) pronon­cées con­tre les insurgés. Cette sanglante semaine allait causer dans Paris et dans toute la France une impres­sion pro­fonde : la cap­i­tale avait cessé d’être révo­lu­tion­naire, flétris­sant ces ten­ta­tives de sub­ver­sion de l’ordre social et de la pro­priété, sus­ci­tant un peu partout selon le lan­gage de l’époque la haine des “ partageux ”. Au sein du mou­ve­ment social­iste très affaib­li, le sen­ti­ment général tour­na au découragement.

Une Constitution “ providentielle ”

Cha­cun était con­scient de l’urgence de met­tre fin au pro­vi­soire en dotant d’assises con­sti­tu­tion­nelles cette jeune République frag­ile, livrée aux humeurs de la rue.

La nou­velle Assem­blée s’était elle-même déclarée con­sti­tu­ante, déléguant à une com­mis­sion de 18 mem­bres présidée par Mar­rast le soin de pré­par­er un pro­jet de Con­sti­tu­tion. Elle comp­tait dans son sein des per­son­nal­ités qual­i­fiées, comme Odilon Bar­rot et surtout Toc­queville (A 6), qui s’étaient immé­di­ate­ment mis­es au tra­vail, livrant un avant-pro­jet en juin, remanié au cours de l’été et finale­ment voté le 4 novem­bre 1848.

Exam­inons briève­ment ses prin­ci­pales dispositions :

La France se con­stitue en République dans la fidél­ité aux idéaux révo­lu­tion­naires de liber­té, égal­ité, fra­ter­nité, proclame la sou­veraineté nationale, se don­nant comme but d’assurer une répar­ti­tion de plus en plus équitable des charges et des avan­tages de la société. Le “ droit au tra­vail ” (sur l’insistance de Louis Blanc) et le droit à l’assistance sont placés par­mi les Droits de l’homme. On y inscrit par ailleurs les gra­tu­ités de l’enseignement pri­maire, de l’éducation pro­fes­sion­nelle, la pro­por­tion­nal­ité de l’impôt. (Toutes ces belles dis­po­si­tions res­teront en fait à l’état d’intention.)

Le pou­voir lég­is­latif est con­fié à une Assem­blée unique de 750 mem­bres élus pour trois ans au suf­frage uni­versel, tan­dis que le pou­voir exé­cu­tif est délégué pour qua­tre ans, man­dat non renou­ve­lable, à un prési­dent élu au suf­frage uni­versel direct et seule­ment respon­s­able devant lui : il com­mande l’armée et la diplo­matie, nomme min­istres et fonc­tion­naires, déclare la guerre, signe les traités.

Ain­si la sépa­ra­tion des pou­voirs lég­is­latif et exé­cu­tif est absolue puisque l’Assemblée ne peut révo­quer le prési­dent qui ne peut luimême la dissoudre.

Qu’un con­sen­sus ait pu s’établir sur un pro­jet aus­si som­maire entre des politi­ciens aver­tis (comme Odilon Bar­rot), un fin con­nais­seur de “ la démoc­ra­tie aux USA ” (Toc­queville), des juristes alors renom­més (comme Cor­menin) ne manque pas d’étonner.

Rien n’était prévu en cas de con­flit entre les deux pou­voirs théorique­ment égaux mais tôt ou tard rivaux. Si les min­istres pou­vaient être choi­sis par­mi les par­lemen­taires, leur respon­s­abil­ité n’était pas claire­ment définie. En réal­ité, l’élection au suf­frage uni­versel du prési­dent con­férait à ce dernier un champ d’action priv­ilégié, dis­posant à son gré du pou­voir de nom­i­na­tion aux postes clés (préfets…). Ten­ant son pou­voir per­son­nel du suf­frage uni­versel, sa légitim­ité appa­rais­sait supérieure en cas de con­flit avec la future Assemblée.

Lors de l’examen du pro­jet par les con­sti­tu­ants, le mode d’élection du prési­dent de la nou­velle République retint surtout l’attention en rai­son de l’insistance de cer­tains députés pour qu’il soit l’élu de l’Assemblée et non du peu­ple, l’alternative entre une République par­lemen­taire et un régime prési­den­tiel leur appa­rais­sant comme un enjeu majeur.

Inter­venant avec fougue dans le débat, Lamar­tine avait don­né libre cours à son élo­quence pour ral­li­er de nom­breux hési­tants à son pro­pre choix du suf­frage uni­versel con­fon­du avec l’essence du régime répub­li­cain, si le peu­ple veut la République, qu’il le mon­tre par son vote…

Je sais bien qu’il y a des moments d’aberration dans les mul­ti­tudes, qu’il y a des noms qui entraî­nent les foules comme le mirage entraîne les trou­peaux, comme le lam­beau de pour­pre attire les ani­maux privés de rai­son. Je le sais, je le red­oute plus que per­son­ne car aucun citoyen n’a mis peut-être plus de son âme, de sa respon­s­abil­ité et de sa mémoire dans le suc­cès de la République…

Il faut ici bien com­pren­dre qu’à cette époque la doc­trine répub­li­caine con­sid­érait que le régime par­lemen­taire était d’essence con­ser­va­trice et que le pou­voir exé­cu­tif ne devait pas dépen­dre d’une Assem­blée sus­cep­ti­ble de rétablir le pou­voir monar­chique. En con­séquence l’exécutif devait pou­voir s’appuyer sur le suf­frage uni­versel, ce qui sup­po­sait que le prési­dent élu soit indépen­dant et au-dessus des par­tis de l’Assemblée.

Le risque était grand objec­ta avec bon sens et insis­tance un fer­vent répub­li­cain, Jules Grévy (le futur prési­dent de la IIIe République, dont le seul tort sera d’avoir un gen­dre véreux), de voir quelque prince héri­ti­er des régimes défunts s’emparer du pou­voir, afin de mieux étouf­fer la République par la suite. Messieurs les Con­sti­tu­ants éludèrent ces objec­tions ce qui autorise à nour­rir quelques soupçons quant aux arrière-pen­sées des orléanistes et des légitimistes.

Il revint à Lamar­tine de clore poé­tique­ment le débat : Il faut laiss­er quelque chose à la Providence.

(On sait en faveur de qui celle-ci devait bien­tôt se prononcer.)

Le “ Comité de la rue de Poitiers ”

Adolphe Thiers, lithographie
Adolphe Thiers, lith­o­gra­phie d’après nature, par Patout.
© COLLECTION VIOLLET

Les orléanistes regroupés autour de Thiers avaient con­sti­tué une “ union élec­torale ” ratis­sant large par­mi les sen­si­bil­ités poli­tiques “ ras­sur­antes ” : Odilon Bar­rot (l’ex-promoteur de la “ cam­pagne des Ban­quets ” en 1847), Fal­loux, Mon­talem­bert, Berry­er, Molé (avec qui il s’était réc­on­cil­ié), etc. Ce comité élec­toral, bien­tôt dénom­mé “ de la rue de Poitiers ” en rai­son du choix de l’hôtel de Poul­pry (bien con­nu des poly­tech­ni­ciens aujourd’hui) pour y tenir ses assis­es, dis­po­sait de nom­breux relais locaux dans chaque département.

Thiers, pro­mo­teur et cerveau du “ par­ti de l’Ordre ”, jugeait sui­cidaire le choix d’un can­di­dat au sein de son groupe et des gloires usées des défuntes monar­chies, il n’eut pas de peine à con­va­in­cre ses amis qu’il était plus habile d’aller quérir à l’extérieur un homme neuf dépourvu d’expérience poli­tique et donc pré­sumé malléable.

Le prince Louis Napoléon, auréolé du pres­tige de son nom, objet de la curiosité du pub­lic, depuis sa rocam­bo­lesque éva­sion du fort de Ham (dans l’habit du maçon Badinguet), accou­ru à Paris à la faveur des événe­ments, lui sem­blait avoir le pro­fil recherché.

Lithographie figurant le plébiscite du prince Louis Napoléon.
Lith­o­gra­phie de F. Sor­rieu fig­u­rant le plébiscite du prince Louis Napoléon.  © COLLECTION VIOLLET

Bien­tôt con­va­in­cu de la per­ti­nence de ce choix, le “ Comité de la rue de Poitiers ” mit son effi­cace appareil élec­toral au ser­vice du Prince lequel ne se fit pas trop prier, admirable­ment con­seil­lé surtout par son demi-frère Morny et par son homme de con­fi­ance Per­signy (le min­istre de l’Intérieur du futur empereur), l’un et l’autre habiles à mod­el­er l’image et le pro­gramme poli­tique du Prince comme à décider des jour­naux influ­ents à faire cam­pagne en sa faveur.

Naturelle­ment tout fut mis en œuvre pour faire de l’ex-carbonaro et con­spir­a­teur un can­di­dat assa­gi et tout à fait présentable.

Dépourvu de toute arrière-pen­sée de rétablir le trône impér­i­al, il se gar­da bien par ailleurs de par­ler étour­di­ment comme tout le monde de réformes sociales (sus­cep­ti­bles de leur nuire aupès de l’électorat conservateur).

Louis Napoléon (selon le mot de J. Bainville) s’était méta­mor­phosé “en con­ser­va­teur avec un lan­gage démoc­ra­tique”, un mélange qui n’était pas sans rap­pel­er, faut-il le faire observ­er, les idées et tra­di­tions du grand empereur tou­jours présent dans les mémoires.

Le plébiscite de décembre

La Con­sti­tu­tion ayant dit que la République devait avoir un prési­dent plébisc­ité par le peu­ple on procé­da sans délai à l’élection, qui eut lieu le 10 décem­bre 1848, pour décider du sort des qua­tre can­di­dats (“ le Prince ”, Cavaignac, Ledru-Rollin, Lamartine).

Le résul­tat fut à la hau­teur de efforts déployés et des espoirs mis par le “ par­ti de l’Ordre ” sur le pre­mier, plébisc­ité (à la sur­prise générale d’ailleurs) par 72% des voix. 20% seule­ment s’étaient portées sur Cavaignac.

Il est vrai que ce dernier était vic­time d’un malen­ten­du. S’imaginant le sauveur du régime et se présen­tant comme tel, certes son loy­al­isme répub­li­cain était au-dessus de tout soupçon de césarisme, mais son image était bien dif­férente en réal­ité, celle du mil­i­taire zélé, trop zélé même, ayant accom­pli en bon tech­ni­cien la mis­sion ingrate de sauver l’ordre. De leur côté, les mass­es ouvrières le hon­nis­saient pour sa bru­tal­ité, reje­tant pour longtemps l’image d’une République assas­sine, insen­si­ble à leur mis­ère, comme si Mar­i­anne avait tro­qué sa féminité entraî­nante con­tre… des bottes, une culotte de peau et une cravache.

Ce furent moins les suf­frages répub­li­cains qui se portèrent sur lui que l’électorat légitimiste de l’Ouest plus sen­si­ble au sol­dat per­son­nifi­ant l’ordre et l’honneur militaires.

Avec 5 % seule­ment des voix, Ledru-Rollin fai­sait fig­ure de grand per­dant, les départe­ments con­sid­érés comme les plus “ rouges ” lui avaient préféré Louis Napoléon Bonaparte.

Ain­si fut propul­sé et mis sur orbite ce dernier, devenu par la grâce de Thiers le “ Prince-Prési­dent ”, mais secrète­ment bien décidé à se libér­er le moment venu de son contrôle.

Remar­quons incidem­ment que cette belle machi­na­tion avait été our­die par celui qui était con­sid­éré par­mi ses pairs comme l’oracle, le maître incon­testé de l’astuce politi­ci­enne… et pour­tant amené bien­tôt à se repen­tir de son option.

On ne saurait, à sim­ple­ment y réfléchir, ne pas mesur­er l’importance du fac­teur psy­chologique sur ce scrutin. À l’issue d’un pas­sage périlleux, la main assurée qui se tend sur l’autre bord, vous évi­tant le dernier faux pas, ne met-elle pas le point final à vos angoisses ?

Ain­si sans doute a pu s’imposer aux Français Louis Napoléon, déjà auréolé du pres­tige de son oncle illus­tre, après cette périlleuse tra­ver­sée de la fon­drière quarante-huitarde.

Gravure satirique figurative des tendances des différents journaux parisiens avant l’élection présidentielle du 10 décembre 1848
Gravure satirique fig­u­ra­tive des ten­dances des dif­férents jour­naux parisiens avant l’élection prési­den­tielle du 10 décem­bre 1848 (“cam­phro­manie ” pour Ledru-Rollin). © COLLECTION VIOLLET

(À suiv­re)

Annex­es

(A 1) Louis Auguste Blan­qui (1805–1881), ex-car­bonaro, dont les idées révo­lu­tion­naires sont un cock­tail de saint-simonisme, de fouriérisme et surtout de babou­visme, organ­isa­teur de sociétés secrètes d’abord répub­li­caines ensuite social­istes, con­spir­a­teur impéni­tent, com­pro­mis avec Bar­bès dans l’insurrection de 1839, il est empris­on­né pour la deux­ième fois mais reprend à sa libéra­tion en 1847 la tête du mou­ve­ment pro­lé­tarien pour con­naître de nou­veau la prison en 1848. (À l’inverse son frère aîné Jérôme Adolphe se fera con­naître comme un écon­o­miste libéral.)
Armand Bar­bès (1809–1870), empris­on­né après les journées d’avril 1834 et l’attentat de Fieschi (1835), organ­isa­teur avec Blan­qui et Mar­tin-Bernard (le typographe) de l’insurrection de 1839, il vit sa con­damna­tion à mort com­muée en prison à vie (grâce à l’intervention de Vic­tor Hugo). Libéré à la révo­lu­tion de 1848, élu député, insti­ga­teur avec Blan­qui de la journée du 15 mai 1848, il sera comme lui de nou­veau incarcéré.

(A 2) La stat­ue de Napoléon en haut de la colonne Vendôme, l’achèvement de l’Arc de tri­om­phe de Chal­grin… et surtout les céré­monies grandios­es du retour à Paris en 1840 de la dépouille de l’Empereur, de son inhu­ma­tion solen­nelle sous la coupole des Invalides (son tombeau est édi­fié par Vis­con­ti en 1842).

(A 3) Ce pas­teur angli­can à la fois médecin, phar­ma­cien, con­sul et… agent d’influence à Tahi­ti per­suade la reine Pomaré de met­tre fin au pro­tec­torat français sur l’Île. À la suite de son expul­sion par l’amiral Dupetit- Thouars, Pritchard à son retour en Angleterre ameute l’opinion con­tre la France. On est au bord de la rup­ture et du con­flit. Heureuse­ment Lord Aberdeen et Guizot, qui entre­ti­en­nent de bons rap­ports, hos­tiles l’un et l’autre à un affron­te­ment exigé par leurs opin­ions, se met­tent d’accord sur un arrange­ment assez humiliant à vrai dire pour notre pays.

(A 4) Le roi n’était sans doute pas fâché d’éloigner de Paris son cinquième fils, libéral con­va­in­cu, qui le pous­sait à se sépar­er de Guizot dont il jugeait la poli­tique fatale à la monar­chie. Rap­pelons que, devenu héri­ti­er du trône d’Espagne en 1859, il en fut exilé en 1868 à cause de ses idées libérales. Pré­ten­dant au trône en 1870, il échoua mais réus­sit trois ans plus tard à y plac­er son gen­dre Alphonse XII.

(A 5) Rap­pelons ici pour mémoire que la révo­lu­tion de 1848 a déjà fait l’objet de deux arti­cles sub­stantiels dans La Jaune et la Rouge (numéros de mars 1992 et décem­bre 1988) à par­tir des sou­venirs de témoins et acteurs poly­tech­ni­ciens, respec­tive­ment de Freycinet, alors élève de deux­ième année à l’École poly­tech­nique, et du maréchal Lebœuf (mémoires inédits) nom­mé com­man­dant en sec­ond de l’École (futur min­istre de la Guerre du Sec­ond Empire).
Le pre­mier surtout prit une part très active au cours des pre­mières semaines, notam­ment en assis­tant Lamar­tine le “ jour du dra­peau rouge ”, ce qui con­fère à sa rela­tion des événe­ments un car­ac­tère excep­tion­nel d’authenticité. Il est assez sin­guli­er que ces sou­venirs de jeunesse (con­signés au jour le jour) n’aient pas reçu de la part des his­to­riens de cette péri­ode toute l’attention qu’ils méritent.
Rap­pelons que les élèves de l’École (alors com­mandée par Aupick, le beau-père du poète Baude­laire, bien­tôt “démis­sion­né” par Ara­go) furent mis en con­gé. S’étant pronon­cés en majorité pour le sou­tien à la République, nom­bre d’entre eux, munis d’ordres de mis­sion, rendirent d’inestimables ser­vices : sauver du pil­lage le pavil­lon de Marsan du Lou­vre où étaient entre­posés les bijoux de la Couronne ain­si que d’autres objets pré­cieux, récupér­er par la force les clés volées du palais du Lou­vre, veiller à pro­téger de l’incendie les châteaux de Ver­sailles et Chan­til­ly, obtenir des émeu­tiers la lev­ée des bar­ri­cades (l’une d’elles dut être prise d’assaut), veiller à l’approvisionnement de la cap­i­tale, etc.
Bien moins heureuse fut l’initiative prise par Ledru-Rollin, à l’insu de Lamar­tine, d’envoyer 5 poly­tech­ni­ciens en Bel­gique avec la mis­sion d’appuyer, si pos­si­ble d’encadrer, un soulève­ment de chômeurs : ils devront à la hâte refranchir la fron­tière et l’un d’eux sera même con­damné à mort par con­tu­mace, l’opération ayant trag­ique­ment tourné au fiasco.

(A 6) L’auteur alors célèbre de De la démoc­ra­tie en Amérique dont les deux vol­umes respec­tive­ment parus en 1835 et 1840 avaient valu coup sur coup à leur auteur l’élection à l’Académie des sci­ences morales et poli­tiques et à l’Académie française.

Poster un commentaire