Blue chips

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°551 Janvier 2000Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Il y a dans l’histoire de la musique enreg­istrée des moments de grâce : c’est lorsqu’un inter­prète et une œuvre s’apparient si bien qu’ils finis­sent par être indis­sol­uble­ment liés, si bien que l’on imag­ine mal l’œuvre jouée par un autre. Ain­si des Bal­lades de Chopin et de Sam­son François, de Horowitz dans Scar­lat­ti, de Ben Web­ster dans Chloé.

Cela ne sig­ni­fie pas qu’une autre inter­pré­ta­tion, un jour, ne va pas nous touch­er au point de nous ren­dre infidèles à ces pre­mières amours. Mais nous ne retrou­verons jamais, vraisem­blable­ment, cette sorte de magie du jour de grâce.

Beethoven par Francescatti et Casadesus

Casadesus et Francescat­ti font par­tie de ces duos mythiques, comme Bar­bi­zet et Fer­ras ou Gru­mi­aux et Hask­il. Celui qui a eu la chance de décou­vrir la Sonate à Kreutzer jouée par eux en aura été mar­qué pour la vie. Leur enreg­istrement de l’intégrale des Sonates de Beethoven pour vio­lon et piano, qui s’étale entre 1958 et 1964, est réédité en CD1.

Avec le recul du temps, il per­met de pren­dre con­science de ce qui a fait – et fait encore aujourd’hui – le car­ac­tère unique de leur inter­pré­ta­tion : deux musi­ciens pondérés et mag­nifiques, qui sont là pour servir l’œuvre qu’ils jouent, et que seule leur qual­ité d’honnête homme guide dans la recherche de cette per­fec­tion dis­crète qui a longtemps car­ac­térisé l’art des musi­ciens français.

Bruno Walter dirige Mahler

Bruno Wal­ter avait été, comme on le sait, l’assistant de Mahler à Vienne dès l’âge de 18 ans, en 1894, et il avait assisté à la créa­tion de toutes ses sym­phonies ; de la 2e à la 8e (Wal­ter devait créer lui-même la 9e et le Chant de la Terre après la mort de Mahler). L’un et l’autre avaient fait l’objet des mêmes attaques haineuses d’origine extra­mu­si­cale, les mêmes qui amenèrent Wal­ter à s’exiler aux États-Unis à la veille de la Deux­ième Guerre mondiale.

Wal­ter devait ensuite s’employer, toute sa vie durant, à servir l’œuvre de Mahler, qu’il con­nais­sait aus­si bien que le com­pos­i­teur (il avait ain­si réal­isé pour Mahler, dès 1894, une réduc­tion pour piano de la 2e Sym­phonie).

Bruno Wal­ter était, lui aus­si, un inter­prète adepte de la fidél­ité totale à l’œuvre et au com­pos­i­teur. Aus­si, ses enreg­istrements des Sym­phonies 1 et 2 (Résur­rec­tion), qui datent de 1958 et 1960, et celui de la 5e, de 1947 (celle-ci tech­nique­ment impar­faite), avec le New York Phil­har­mon­ic et le Colum­bia Sym­pho­ny2, font-ils foi. Direc­tion rigoureuse, claire, équili­brée, alors que tout, dans ces œuvres, porte à l’excès : un mod­èle. Dans le même cof­fret, les Lieder eines fahren­den Gesellen, avec Mau­reen Forrester.

Horowitz et les Sonates de Scarlatti

Horowitz aura été le pianiste vir­tu­ose du XXe siè­cle par excel­lence. Il dom­i­nait à ce point sa tech­nique qu’il pou­vait don­ner une impres­sion de froideur, impres­sion que con­for­t­aient son humour et son sens appar­ent de la déri­sion (ceux qui l’ont vu en con­cert, au moins télévisé, n’auront pas oublié son œil nar­quois face aux ova­tions ent­hou­si­astes du pub­lic après avoir joué en bis ses dia­boliques Vari­a­tions sur Car­men).

Plus que les pièces de Schu­mann, ce sont les Sonates de Scar­lat­ti, qu’il aura d’ailleurs pra­tique­ment révélées, qui sont désor­mais insé­para­bles d’Horowitz : pré­ci­sion, régu­lar­ité du rythme et du touch­er, légèreté et élé­gance, on retrou­ve ces qual­ités dans la réédi­tion en CD de 18 des Sonates pour clavier3. En réal­ité, der­rière la façade pudique de la froideur feinte, peut-être une sen­si­bil­ité exacerbée.

Glenn Gould joue Bach : les Suites anglaises et françaises

Pour nom­bre d’entre nous, au-delà de l’agacement que son jeu, sec et métronomique, ne manque pas de sus­citer, Gould est lui-même la musique de Bach. Si nous plaçons Bach au-dessus de tous les autres, ou, plus exacte­ment, hors de l’espace-temps, nous devons admet­tre, pour être logiques avec nous-mêmes, que l’on ne joue pas Bach comme Mozart, Beethoven, Chopin, ou même Schoenberg.

Et le jeu de Gould, dépouil­lé de tout effet au point de se refuser à respecter les nota­tions mêmes de Bach lorsqu’elles lui parais­sent céder au goût du temps… cette “ radi­ogra­phie ” de Bach ne peut que combler ceux que trans­porte encore la sub­lime ordon­nance des mathématiques.

Dans les Suites français­es et les Suites anglais­es4, pour­tant suites de dans­es si l’on s’en tient à la let­tre, Gould, le “dernier des puri­tains ”, se dépasse lui-même dans l’immatériel. C’est Bach presque abstrait – peut-être la dernière représen­ta­tion de Dieu.

Gershwin par Fazil Say

Il fal­lait bien qu’un jour Fazil Say enreg­istrât Gersh­win, dont la musique sem­ble faite pour lui. On ne s’attardera pas sur la Rhap­sody in Blue, pour aller à l’essentiel d’un disque tout récent : d’une part les Vari­a­tions sur I got Rhythm, avec le New York Phil­har­mon­ic dirigé par Kurt Masur ; d’autre part onze pièces pour piano seul, dont les trois Préludes5.

Fazil Say nous a habitués à sa tech­nique hors pair, sem­blable à celle d’Horowitz. Les Vari­a­tions, rarement jouées en con­cert, sont un petit joy­au où Gersh­win rejoint Stravin­s­ki dans une jon­g­lerie de rythmes en oppo­si­tion, très savante, et où Fazil Say s’en donne à cœur joie avec son exubérance légère et son humour.

Par­mi les pièces pour piano seul, on lui saura gré d’avoir mis au jour deux pépites aus­si brèves qu’inédites : Impromp­tu in two keys, et Ruba­to, où il mon­tre qu’il a aus­si un touch­er très subtil.

Cela dit, on ne saurait trop recom­man­der à Fazil Say de se méfi­er de la gloire pré­coce qui lui est faite, et qui peut l’amener à nég­liger de tra­vailler au prof­it des con­certs aux bravos faciles : Rubin­stein et Horowitz eux-mêmes ont bien fail­li s’y brûler les ailes, et n’ont dû leur salut qu’à une remise en ques­tion et une retraite tem­po­raire qui, pour Horowitz, dura douze ans.

Quant à Rim­baud, comme on le sait, il ne devait plus écrire après l’âge de dix-neuf ans.

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1. 3 CD SONY SM3K 64 117 (3 CD pour le prix d’1).
2. 3 CD SONY SM3K 60 838 (3 CD pour le prix de 2).
3. 1 CD SONY SK 53 460.
4. 4 CD SONY SM2K 52 609 (4 CD pour le prix de 3).
5. 1 CD TELDEC 3984–26202‑2.

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