Assurer la sécurité alimentaire en préservant la biodiversité

Assurer la sécurité alimentaire en préservant la biodiversité

Dossier : BiodiversitéMagazine N°786 Juin 2023
Par Thierry CAQUET
Par Patrick FLAMMARION (X89)

Pourquoi faut-il une « tran­si­tion agroé­cologique » de l’agriculture ? Il est doré­na­vant prou­vé que bio­di­ver­sité et agri­cul­ture sont antag­o­nistes. Il faut trans­former cet antag­o­nisme en syn­ergie. C’est l’un des défis de la recherche agronomique du XXIe siè­cle. C’est aus­si un des défis aux­quels les indus­tries agro-ali­men­taires sont con­fron­tées. Mais c’est un chantier d’importance vitale pour la planète et pour notre espèce.

La bio­di­ver­sité est au cœur de la pro­duc­tion agri­cole et à la base des sys­tèmes ali­men­taires : tout ce que nous man­geons est issu, d’une manière ou d’une autre, de la bio­di­ver­sité, qu’elle soit végé­tale ou ani­male. Or il est désor­mais admis que l’agriculture fait par­tie des prin­ci­pales pres­sions qui s’exercent sur la bio­di­ver­sité, du fait notam­ment de change­ments d’usage des ter­res (déforesta­tion) ou de l’usage exces­sif d’intrants (pes­ti­cides, engrais, etc.). 

Le mod­èle agri­cole inten­sif a de nom­breux impacts sur la bio­di­ver­sité : éro­sion de la bio­di­ver­sité, y com­pris de la bio­di­ver­sité cul­tivée ou élevée (comme les var­iétés de plantes cul­tivées ou les races d’animaux d’élevage), pol­lu­tion des sols et des eaux, résis­tance des insectes ravageurs ou des champignons pathogènes aux pes­ti­cides, etc., avec une forme d’effet boomerang puisque les atteintes à la bio­di­ver­sité et aux ressources naturelles (eau, sols…) frag­ilisent les sys­tèmes cul­tivés, accrois­sent leur vul­néra­bil­ité et dimin­u­ent leur résilience à divers aléas, dont ceux asso­ciés au change­ment climatique. 

Vertus de l’agroécologie

La bio­di­ver­sité est essen­tielle pour ren­dre pos­si­ble l’indispensable tran­si­tion des sys­tèmes ali­men­taires via leur trans­for­ma­tion vers des sys­tèmes qui per­me­t­tent d’atteindre plusieurs objec­tifs : la sécu­rité ali­men­taire pour tous, la sat­is­fac­tion des préférences ali­men­taires des con­som­ma­teurs, un niveau de vie décent pour tous les pro­duc­teurs, la pro­duc­tion de den­rées dans le respect de la bio­di­ver­sité et des écosys­tèmes, ain­si que l’atténuation et l’adaptation au change­ment cli­ma­tique. La tran­si­tion des sys­tèmes ali­men­taires per­met de lier les change­ments agri­coles à ceux des chaînes de valeur agroal­i­men­taires et des modes de con­som­ma­tion. C’est donc une trans­for­ma­tion sociale de grande ampleur. 

En plaçant le vivant et la bio­di­ver­sité au cœur de la recon­cep­tion des sys­tèmes agri­coles et ali­men­taires, l’agroécologie vise au développe­ment de sys­tèmes qui soient moins dépen­dants des intrants, plus durables et plus résilients vis-à-vis des per­tur­ba­tions, dont le change­ment cli­ma­tique. Domaine à la fois sci­en­tifique, pra­tique et mou­ve­ment social, elle a été recon­nue comme favor­able à la bio­di­ver­sité dans le Cadre mon­di­al pour la bio­di­ver­sité de Kun­ming-Mon­tréal adop­té en décem­bre 2022 lors de la COP15 Bio­di­ver­sité et elle est au cœur du pacte vert pour l’Europe (Green Deal).


Lire aus­si : San­té, bio­di­ver­sité : une seule santé


Changer de paradigme

L’agroécologie intè­gre les con­cepts et méth­odes d’une diver­sité de dis­ci­plines dont l’écologie, l’agronomie, l’économie et la soci­olo­gie. Elle mobilise aus­si des con­nais­sances locales ou tra­di­tion­nelles et a pour objec­tif la dura­bil­ité des sys­tèmes de pro­duc­tion et des sys­tèmes ali­men­taires, ain­si que la préser­va­tion et l’utilisation durable de la bio­di­ver­sité. L’inter­disciplinarité, l’interaction entre dis­ci­plines, tout comme la trans­dis­ci­pli­nar­ité, l’interaction entre la recherche et la société, sont cen­trales dans l’agroécologie.

Obtenir des arrangements combinant biodiversité cultivée et biodiversité spontanée.”

La démarche de l’agroécologie con­siste à réin­tro­duire ou à main­tenir de la bio­di­ver­sité, cul­tivée ou non cul­tivée, dans les sys­tèmes et les paysages agri­coles, de façon à exploiter au mieux la diver­sité des con­di­tions et ressources offertes par le milieu et à tir­er prof­it de la com­plé­men­tar­ité entre espèces. Cela amène à pass­er du par­a­digme « indi­vidu­el », fon­da­men­tal dans l’agri­culture inten­sive, qui con­sis­tait à se focalis­er sur la bio­di­ver­sité gérée et à obtenir la plante ou l’animal les plus per­for­mants dans un envi­ron­nement ren­du opti­mal par l’usage de pes­ti­cides ou d’engrais, au par­a­digme « inter­ac­tion et inté­gra­tion », qui vise à obtenir des arrange­ments com­bi­nant bio­di­ver­sité cul­tivée et bio­di­ver­sité spon­tanée qui soient mieux adap­tés à des envi­ron­nements plus hétérogènes et changeants du fait de la présence d’une diver­sité d’individus, de var­iétés, de races ou d’espèces (y com­pris en asso­ciant cul­tures et élevage). 

Pour cela, la démarche de l’agroécologie mobilise à la fois les con­nais­sances théoriques et les pra­tiques disponibles, afin de con­cevoir des modes de pro­duc­tion qui reposent sur l’utilisation des principes et con­cepts issus de l’écologie, et in fine de per­me­t­tre la tran­si­tion des activ­ités agri­coles vers une moin­dre dépen­dance aux intrants et une lim­i­ta­tion des impacts négat­ifs de leur usage ; une plus grande résilience face au change­ment cli­ma­tique et aus­si vis-à-vis de la volatil­ité des prix agri­coles et ali­men­taires ; et un ren­force­ment des dif­férents ser­vices four­nis par les agrosys­tèmes (appro­vi­sion­nement, régu­la­tions environnementales…).

Valoriser les processus biologiques

L’agroécologie vise à val­oris­er les proces­sus biologiques pour cou­vrir à la fois les attentes de pro­duc­tion et l’ensemble des autres ser­vices écosys­témiques four­nis par les agrosys­tèmes. En par­ti­c­uli­er, le sol n’est plus con­sid­éré comme un sup­port inerte, mais comme un envi­ron­nement vivant con­tribuant non seule­ment à la fer­til­ité des ter­res et à la pro­duc­tiv­ité des cul­tures, mais aus­si à la régu­la­tion du cycle de l’eau et à l’atténuation du change­ment cli­ma­tique ; la bio­di­ver­sité cul­tivée est revue sous le prisme de la diver­si­fi­ca­tion, et les espaces semi-naturels des régions agri­coles sont recon­nus pour leur rôle dans le main­tien d’organismes béné­fiques aux agroécosystèmes. 

Tous les niveaux de la bio­di­ver­sité (géné­tique, spé­ci­fique et écosys­témique) sont con­cernés. Il s’agit bien sûr de la diver­sité des espèces cul­tivées et élevées et de celle des espèces asso­ciées (aus­si par­fois appelée « bio­di­ver­sité non plan­i­fiée »), qu’il s’agisse par exem­ple de micro-organ­ismes, d’auxiliaires des cul­tures (espèces pollinisatri­ces ou pré­da­tri­ces d’organismes nuis­i­bles), ou bien encore de ce que l’on nomme les infra­struc­tures écologiques (haies, ban­des enher­bées, etc.). L’élevage est un pili­er majeur des proces­sus à mobilis­er, à la fois pour la fer­til­i­sa­tion organique des cul­tures et comme levi­er pour l’entretien des paysages et le main­tien d’espèces et d’écosystèmes par­ti­c­uliers (prairies per­ma­nentes, tourbières…).

La diversité comme atout

Ain­si, associ­er des var­iétés dif­férentes d’une même espèce de plante dans une par­celle présente divers intérêts agronomiques, dont une meilleure val­ori­sa­tion des ressources per­me­t­tant une meilleure pro­duc­tiv­ité et de qual­ité et une meilleure ges­tion des risques, con­duisant à une plus grande sta­bil­ité des pro­duc­tions. Par exem­ple, en semant un mélange de colza com­posé à 5 % d’une var­iété très pré­coce et à 95 % d’une var­iété à pré­coc­ité « nor­male », il est pos­si­ble d’attirer sur les plantes de la var­iété pré­coce un insecte ravageur, le méligèthe, qui mange les bou­tons flo­raux et fait son unique cycle annuel sur ces plantes. Cela évite les attaques sur les plantes de l’autre var­iété et per­met d’éviter un traite­ment insecticide. 

Les cobéné­fices sont une meilleure pro­tec­tion des util­isa­teurs de pro­duits phy­tosan­i­taires, des aux­il­i­aires et des pollinisa­teurs, notam­ment les abeilles. Il est pos­si­ble de com­bin­er dans une même par­celle des espèces dif­férentes, cer­taines étant récoltées tan­dis que d’autres, appelées plantes com­pagnes, peu­vent dans cer­tains cas fournir dif­férents ser­vices aux plantes cul­tivées (elles sont alors appelées « plantes de ser­vice ») : cou­ver­ture du sol et con­trôle des adven­tices ; fix­a­tion sym­bi­o­tique de l’azote atmo­sphérique qui est ensuite resti­tué à la mort de la plante de ser­vice (par exem­ple à la suite d’un épisode de gel) ; con­trôle des insectes nuis­i­bles (plantes pièges qui les attirent et les éloignent de la cul­ture prin­ci­pale ou au con­traire plantes émet­tant des sub­stances répul­sives, etc.).

“Les cobénéfices sont une meilleure protection des utilisateurs de produits phytosanitaires, des auxiliaires et des pollinisateurs, notamment les abeilles.”

Par­mi les exem­ples fig­ure notam­ment celui du colza d’hiver, avec lequel on peut semer des légu­mineuses (pois, féveroles ; des plantes capa­bles de fix­er l’azote atmo­sphérique) sen­si­bles au gel. Les résul­tats d’essais menés dans dif­férentes régions de France mon­trent que cette tech­nique per­met de réduire l’usage d’engrais azotés ain­si que d’herbicides et d’insecticides, sans pénalis­er le ren­de­ment du colza. La ges­tion et le pilotage de ces inter­ac­tions biologiques sont déli­cats, afin de cap­i­talis­er sur la com­plé­men­tar­ité des espèces sans que leurs crois­sances respec­tives ne soient pénal­isées. La stratégie à déploy­er repose donc plutôt sur des com­bi­naisons de leviers qui peu­vent être mobil­isés de façon com­plé­men­taire à plusieurs échelles d’espace et de temps. 

Les effets de voisinage

L’agroécologie ne se lim­ite pas à l’échelle des champs ou même de l’exploitation agri­cole. En effet, les sys­tèmes élaborés en agroé­colo­gie vont davan­tage dépen­dre d’effets de voisi­nage ou d’éléments du paysage que dans le cas de sys­tèmes inten­sifs. La ges­tion devra donc pren­dre en compte des éten­dues spa­tiales supérieures à celles de la par­celle ou de l’exploitation (paysage, ter­ri­toire). Ces ques­tions de change­ment d’échelle sont com­plex­es du fait que les solu­tions sont très dépen­dantes des con­di­tions locales. Ça va con­duire à l’émergence de sys­tèmes divers, aux tra­jec­toires var­iées, mieux adap­tés aux milieux et aux attentes socié­tales, mais pou­vant impli­quer des rup­tures et une cer­taine prise de risque pour les acteurs. 

Une plus grande résilience

Face aux risques cli­ma­tiques et à leurs impacts sur le sys­tème ali­men­taire, les sys­tèmes de pro­duc­tion doivent devenir plus résilients. Des retours d’expérience sug­gèrent que plusieurs des leviers mobil­isés par la tran­si­tion agroé­cologique (diver­si­fi­ca­tion, amélio­ra­tion des sols, partage d’expérience entre acteurs, etc.) sont favor­ables à la résilience des sys­tèmes agri­coles vis-à-vis des chocs induits par le change­ment cli­ma­tique, en per­me­t­tant de réduire leur sen­si­bil­ité et leur vul­néra­bil­ité tout en aug­men­tant leurs capac­ités d’adaptation, avec des cobéné­fices pour l’atténuation du change­ment cli­ma­tique, la société et la bio­di­ver­sité dans son ensemble. 

Mobiliser l’ensemble de la chaîne de valeur

Dans un con­texte de pres­sions mul­ti­ples (économiques, cli­ma­tiques, mais aus­si sociales) sur les agricul­teurs et d’incertitudes sur la stratégie et les actions à met­tre en œuvre, les agricul­teurs savent qu’ils ne peu­vent plus con­tin­uer à l’identique, sans néces­saire­ment pour autant savoir com­ment agir autrement. La mise en œuvre de l’agroécologie néces­site de chang­er de mode de raison­nement, car pilot­er les activ­ités agri­coles sur la base des proces­sus écosys­témiques est très dif­férent du pilotage con­ven­tion­nel fondé sur l’utilisation d’intrants.

“Réconcilier agriculture et biodiversité constitue un défi de taille mais d’importance capitale.”

Il n’y a pas de tra­jec­toire unique, car il est néces­saire d’adapter le sys­tème à son con­texte de pro­duc­tion, en inté­grant les incer­ti­tudes (con­nais­sances incom­plètes, résul­tat des actions…). Il en résulte que la tran­si­tion agroé­cologique d’une exploita­tion se raisonne locale­ment et chemin faisant. Comme l’agroécologie peut néces­siter de dévelop­per des pra­tiques mal con­nues par l’agriculteur, voire en rup­ture, la par­tic­i­pa­tion à des col­lec­tifs ou des groupes d’échange, accom­pa­g­nés ou non de con­seillers ou d’animateurs, est très utile pour faciliter la créa­tiv­ité, l’apprentissage, la réas­sur­ance face aux incer­ti­tudes, la con­struc­tion de nou­veaux référen­tiels d’action, mais aus­si la réflex­iv­ité et l’appropriation de nou­velles valeurs.

Sortir de la standardisation

La diver­si­fi­ca­tion des pro­duc­tions qu’implique l’agroécologie s’accompagne bien enten­du d’une aug­men­ta­tion de la vari­abil­ité et de l’hétérogénéité des pro­duits agri­coles, alors que les fil­ières se sont en général organ­isées pour favoris­er la stan­dard­i­s­a­tion des matières pre­mières ain­si que des procédés de trans­for­ma­tion. Val­oris­er la diver­sité passe donc notam­ment par une adap­ta­tion des procédés mis en œuvre dans le cadre des indus­tries agroal­i­men­taires (traite­ment physique ou chim­ique, bio­procédés, etc.) et par une redéf­i­ni­tion de la chaîne logis­tique (méth­odes de sépa­ra­tion et de tri, col­lecte, stock­age, trans­port…), tout en garan­tis­sant bien sûr la sécu­rité des ali­ments. Enfin, la tran­si­tion agroé­cologique des sys­tèmes ali­men­taires con­cerne bien enten­du les con­som­ma­teurs, au tra­vers notam­ment d’un rééquili­brage des régimes (par exem­ple entre sources de pro­téines ani­males et végé­tales) mais aus­si d’actes d’achat per­me­t­tant le sou­tien des fil­ières concernées. 

Des perspectives renouvelées

Le change­ment de par­a­digme que représente le fait de plac­er le vivant et la bio­di­ver­sité au cœur de la recon­cep­tion des sys­tèmes agri-ali­men­taires ouvre des per­spec­tives renou­velées pour la recherche et pour l’ensemble des acteurs con­cernés. Au-delà des prob­lé­ma­tiques liées à la pro­duc­tion et à l’alimentation, il s’agit de répon­dre à des enjeux cri­tiques dont l’adaptation aux change­ments globaux (notam­ment cli­ma­tiques), en visant des approches préven­tives, avec une atten­tion par­ti­c­ulière portée à une meilleure util­i­sa­tion des proces­sus naturels, au développe­ment de solu­tions fondées sur la nature, ain­si qu’à la val­ori­sa­tion des ser­vices four­nis par les écosystèmes.

Un défi collectif

Même si beau­coup de pro­grès ont été réal­isés, il est néces­saire de pour­suiv­re les efforts engagés, pour recon­cevoir les sys­tèmes agri­coles et pour per­me­t­tre le change­ment d’échelle de l’agroécologie, c’est-à-dire de ren­dre pos­si­ble la tran­si­tion agroé­cologique des 400 000 exploita­tions agri­coles de France. Cela néces­site de ren­forcer les capac­ités des acteurs par la for­ma­tion, de favoris­er le partage d’expériences et les actions col­lab­o­ra­tives, notam­ment au tra­vers de démarch­es d’innovation ouverte dans des « lab­o­ra­toires vivants » (liv­ing labs), sup­ports d’approches d’innovation par­tic­i­pa­tive inclu­ant les util­isa­teurs. Enfin, il est aus­si néces­saire d’adapter les cadres insti­tu­tion­nels et régle­men­taires qui stim­u­lent et accom­pa­g­nent cette dynamique. Réc­on­cili­er agri­cul­ture et bio­di­ver­sité con­stitue un défi de taille mais d’importance cap­i­tale, c’est l’affaire de tous que de le relever. 

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