Décarbonation du secteur agricole : la production de céréales © Thierry Ryo / Adobe Stock

Appréhender la décarbonation du secteur agricole

Dossier : Alimentation durableMagazine N°790 Décembre 2023
Par Paola FÉDOU (X15)

X Food est un groupe X qui se consacre aux ques­tions d’alimentation. Il dédie les années 2023–2024 à des réflexions sur la décar­bo­na­tion du sec­teur agricole.
Voi­ci leurs pre­mières conclu­sions. 

La ques­tion de la pro­duc­tion ali­men­taire mon­diale fait face à un dilemme : répondre à la demande crois­sante de nour­ri­ture dans un contexte de crois­sance démo­gra­phique forte (la FAO estime qu’il fau­dra pro­duire 60 % de nour­ri­ture en plus d’ici 2050) tout en rédui­sant dras­ti­que­ment les émis­sions de gaz à effet de serre (aujourd’hui, l’agriculture repré­sente 25 % des émis­sions de GES à l’échelle mon­diale). 

Des ambitions contradictoires ? 

À pre­mière vue, deux ambi­tions qui semblent contra­dic­toires, mais qu’il est bien néces­saire de conci­lier si l’on ne veut pas tran­cher entre la sur­vie de la popu­la­tion et la sur­vie de la pla­nète. La réponse à la ques­tion de la sécu­ri­té ali­men­taire com­pa­tible avec la tra­jec­toire néces­saire de réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre est vaste, com­plexe, et néces­site une approche sys­té­mique. Elle doit se trai­ter à l’échelle mon­diale, consi­dé­rant entre autres les besoins ali­men­taires de base, les diver­si­tés ter­ri­to­riales et cli­ma­tiques, les dif­fé­rences cultu­relles, le cadre éco­no­mique et poli­tique et les capa­ci­tés technologiques.

Abor­der la ques­tion de la pro­duc­tion ali­men­taire en consi­dé­rant toutes ces dimen­sions simul­ta­né­ment paraît ambi­tieux. Une approche pour­rait être de fixer une ou plu­sieurs dimen­sions et de navi­guer de ce fait dans un champ de réponses certes incom­plet mais plus faci­le­ment appré­hen­dable. C’est d’ailleurs ce qui est natu­rel­le­ment fait, mais sans qu’on soit tou­jours conscient de la ou des dimen­sions fixées dans l’approche choi­sie. 

X Food

C’est en tout cas l’approche choi­sie par X Food, think-tank d’alumni poly­tech­ni­ciens créé en 2015 par Anne-Claire Asse­lin (X84). Le man­dat 2023–2024 a pour ambi­tion de décor­ti­quer le sujet de la décar­bo­na­tion du sec­teur ali­men­taire (à la fois sur l’amont agri­cole et sur l’aval de la trans­for­ma­tion) au tra­vers d’un cycle de trois confé­rences sur l’année. Sur la pre­mière par­tie de l’année, nous avons déci­dé de nous concen­trer sur le cas fran­çais et de plon­ger à l’échelle du ter­ri­toire pour répondre aux enjeux de pro­duc­tion et de décar­bo­na­tion, en fai­sant fi de la dimen­sion géo­po­li­tique et du contexte de mar­ché. Cela per­met d’éclairer les ques­tions tech­niques et socié­tales de la pro­duc­tion et de la décar­bo­na­tion, mais ce seul prisme ne sau­rait être une réponse viable dans un contexte éco­no­mique mon­dia­li­sé. 

Les légumineuses ont la capacité d’absorber l’azote de l’air pour le retransmettre au sol, ce qui rend ces cultures particulièrement économes en engrais azotés.
Les légu­mi­neuses ont la capa­ci­té d’absorber l’azote de l’air pour le retrans­mettre au sol, ce qui rend ces cultures par­ti­cu­liè­re­ment éco­nomes en engrais azo­tés.
© Mathia / Adobe Stock

La souveraineté alimentaire française

D’abord par­tons de quelques constats. La France « gre­nier de l’Europe », mythe ou réa­li­té ? Sur la ques­tion de la sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire (autre­ment dit : est-ce que la pro­duc­tion agri­cole fran­çaise suf­fit à nour­rir les Fran­çais ?), nous sommes théo­ri­que­ment capables de pro­duire les ali­ments de base et de les trans­for­mer, et même d’en pro­duire en excé­dent. Nos ren­de­ments et la sur­face utile dis­po­nible servent à cou­vrir les besoins des Fran­çais sur les céréales, consi­dé­rées comme pro­duit ali­men­taire de base. Nous avons en plus la chance d’avoir un sol et un cli­mat qui nous per­mettent une large diver­si­té ali­men­taire (fruits, légumes, pois­sons, viandes), garan­tie d’une popu­la­tion en bonne san­té. 

La spécialisation des sols

Dans la pra­tique, la ques­tion de la sou­ve­rai­ne­té est plus com­plexe. La France importe désor­mais 20 % de sa consom­ma­tion, avec des écarts impor­tants selon les filières. Sur les fruits et légumes, seule la moi­tié de notre consom­ma­tion est pro­duite en France. À l’origine, un manque de com­pé­ti­ti­vi­té sur le mar­ché glo­bal et éga­le­ment une baisse du nombre de maraî­chers et d’arboriculteurs. À l’inverse, sur les céréales, la balance com­mer­ciale est lar­ge­ment favo­rable, puisque 50 % de la pro­duc­tion est des­ti­née à l’export. Ces phé­no­mènes sont bien connus et sont la consé­quence d’une spé­cia­li­sa­tion des sols – pro­duire les cultures à plus haut ren­de­ment sur le sol dédié pour maxi­mi­ser la marge économique.

La marge éco­no­mique est indé­pen­dante des besoins réels d’une popu­la­tion locale, mais plu­tôt déter­mi­née par une logique de mar­ché (les den­rées ali­men­taires sont des biens échan­gés sur les mar­chés, dont le prix est fixé par l’offre et la demande à l’échelle mon­diale). La ques­tion de la pro­duc­tion ali­men­taire à l’échelle du ter­ri­toire n’est donc pas tant une ques­tion tech­nique qu’une ques­tion éco­no­mique. Il y a évi­dem­ment des leviers d’ordre poli­tique qui pour­raient per­mettre de boos­ter la com­pé­ti­ti­vi­té des pro­duc­tions agri­coles fran­çaise, de taxer davan­tage les pro­duits impor­tés, ou alors de sub­ven­tion­ner des filières en plus des aides déjà appor­tées par la PAC, mais cela pour­rait avoir comme consé­quence d’augmenter le panier moyen du Fran­çais pour son ali­men­ta­tion. 

87 % des émissions de gaz à effet de serre issues de l’agriculture sont du méthane et du protoxyde d’azote ayant pour origine principalement l’élevage bovin et l’utilisation d’engrais azotés.
87 % des émis­sions de gaz à effet de serre issues de l’agriculture sont du méthane et du pro­toxyde d’azote ayant pour ori­gine prin­ci­pa­le­ment l’élevage bovin et l’utilisation d’engrais azo­tés. © Didier Salou / Adobe Stock

La décarbonation du secteur agricole français

L’agriculture en France repré­sente 19 % des émis­sions de gaz à effet de serre à l’échelle du pays (2e poste après les trans­ports). Sur ces émis­sions, 87 % sont du méthane et du pro­toxyde d’azote (source : minis­tère de l’Agri­culture) ayant pour ori­gine prin­ci­pa­le­ment l’élevage bovin et l’utilisation d’engrais azo­tés. On peut donc envi­sa­ger une sup­pres­sion de l’élevage bovin (et donc de la consom­ma­tion de pro­duit) pour réduire de manière signi­fi­ca­tive les émis­sions de GES. Oui, mais cela pose de fait la ques­tion des alter­na­tives aux pro­téines bovines pour assu­rer un régime ali­men­taire sain aux Français.

De mul­tiples solu­tions pos­sibles, mais une des plus pro­met­teuses serait de tendre vers un régime plus végé­ta­rien à base de légu­mi­neuses (pois chiches et len­tilles par exemple). Les légu­mi­neuses ont, en plus de l’avantage de l’apport pro­téique, la capa­ci­té d’absorber l’azote de l’air pour le retrans­mettre au sol, ce qui rend ces cultures par­ti­cu­liè­re­ment éco­nomes en engrais azo­tés. 

Alors pour­quoi ne pas plus dras­ti­que­ment se tour­ner vers cette option ?

Vaste problème, disait le Général ! 

Dans la théo­rie, cela marche bien. Dans la pra­tique, ce simple constat a des consé­quences impor­tantes : entre autres, l’acceptation par la popu­la­tion de ces pro­téines végé­tales (tant sur le plan éco­no­mique que sur le plan cultu­rel), la for­ma­tion des agri­cul­teurs à de nou­velles pra­tiques cultu­rales et la tran­si­tion de ceux qui ont consa­cré leur vie à l’élevage, l’investissement dans la recherche pour assu­rer des varié­tés adap­tées à notre ter­ri­toire et assu­rer la sta­bi­li­té de la pro­duc­tion… L’objectif de décar­bo­na­tion semble appré­hen­dable tech­ni­que­ment, mais chaque pas de fran­chi sou­lève de vastes ques­tions d’ordre davan­tage socié­tal et éco­no­mique. 

Ces quelques exemples sont évi­dem­ment bien loin d’apporter une réponse à la ques­tion posée ini­tia­le­ment, mais ils illus­trent la mul­ti­di­men­sion­na­li­té du pro­blème et encou­ragent à s’intéresser de plus près à cette ques­tion ô com­bien pas­sion­nante. 

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