Alimentation et agriculture : comment sortir du greenwashing ?

Alimentation et agriculture : comment sortir du greenwashing ?

Dossier : Alimentation durableMagazine N°790 Décembre 2023
Par Jérémie WAINSTAIN (X90)

Il faut chan­ger notre pro­duc­tion d’alimentation, qui actuel­le­ment détruit la pla­nète. Mais il faut pour cela faire des arbi­trages, qui doivent être éclai­rés par une comp­ta­bi­li­té envi­ron­ne­men­tale. Or nos outils sont à ce jour inadap­tés. La pre­mière chose à faire est donc de créer les nou­veaux outils comp­tables indis­pen­sables. 

Les chiffres sont bien connus et font froid dans le dos. Notre alimen­tation détruit notre pla­nète. L’agri­culture mon­dia­li­sée est iden­ti­fiée comme une menace pour 86 % des espèces en voie de dis­pa­ri­tion et repré­sente 30 % des émis­sions mon­diales de gaz à effet de serre, 80 % de la défo­res­ta­tion et 70 % de la consom­ma­tion d’eau. La dis­pa­ri­tion des insectes, des oiseaux, ain­si que la dégra­da­tion des éco­sys­tèmes marins, est cau­sée direc­te­ment par la façon dont nous pro­dui­sons et consom­mons notre nour­ri­ture. 

Changer notre façon de produire ? 

Il faut donc chan­ger notre façon de pro­duire de l’alimentation, et ça n’est pas simple. Car der­rière ces chiffres agré­gés se cachent des réa­li­tés diverses et com­plexes. Qui­conque s’intéresse au sujet de l’alimentation com­prend vite qu’il n’y a pas de solu­tion unique appli­cable par­tout et qu’il faut faire du cas par cas en fonc­tion des ter­ri­toires et des stra­té­gies de pro­duc­tion locales.

Sup­pri­mer l’élevage n’a par exemple aucun sens si l’on veut déve­lop­per des cultures bio­lo­giques : l’agriculture bio a besoin d’animaux pour pro­duire des fer­ti­li­sants orga­niques. Réduire l’irrigation n’a réel­le­ment d’intérêt que dans des zones de stress hydrique. Quant à relo­ca­li­ser les pro­duc­tions, man­tra qu’on entend sou­vent comme solu­tion à tout, cela sup­pose évidem­ment qu’on puisse pro­duire loca­le­ment, ce qui pose ques­tion en France pour le cho­co­lat, le café ou le jus d’orange, ou plus dramatique­ment en Égypte ou en Algé­rie pour le blé. 

Pas tout d’un coup ! 

Il est par ailleurs tout aus­si naïf d’espérer qu’on puisse réduire tous les impacts environ­nementaux en même temps et d’un seul coup. L’interdépendance des cycles du car­bone, de l’azote et de l’eau dans les éco­sys­tèmes vivants impose d’arbitrer entre car­bone, méthane, bien-être ani­mal, res­sources en eau, san­té des sols et bio­di­ver­si­té : ces indi­ca­teurs ne peuvent pas être opti­mi­sés tous à la fois et doivent être ajus­tés en fonc­tion des territoires.

« Il est naïf d’espérer réduire tous les impacts environ­nementaux en même temps et d’un seul coup. »

Si par exemple on cherche à décar­bo­ner l’agri­culture en ne se foca­li­sant que sur l’indicateur d’émissions GES, on l’invite de fac­to à res­sem­bler à une usine ali­men­taire propre, à l’instar d’une ferme de 100 000 vaches enfer­mées jour et nuit qui mini­mise les émis­sions car­bone par litre de lait. Mais, dans ce cas, quid du bien-être des ani­maux ? A contra­rio, si on ne cherche qu’à valo­ri­ser la bio­di­ver­si­té, c’est-à-dire sup­pri­mer tous les pes­ti­cides et lais­ser la nature reprendre ses droits, on oriente l’agriculture vers des sys­tèmes vivants et ensau­va­gés, mais sans doute bien peu pro­duc­tifs. Mais, dans ce cas, quid de notre sou­ve­rai­ne­té alimentaire ? 

Oublions toute ten­ta­tion sim­pliste : les arbi­trages entre bio­di­ver­si­té, émis­sions GES, pro­duc­ti­vi­té, mais aus­si res­sources en eau, san­té des sols et bien-être ani­mal, sont et seront inévi­tables. L’avenir de l’élevage en Europe va se jouer sur ces choix d’arbitrage. L’avenir du bio aus­si. Tous ces arbi­trages sont com­plexes, poli­tiques, et ils auront un coût. Avec eux se pose la ques­tion du finan­ce­ment de la tran­si­tion éco­lo­gique de l’agriculture, voire de son modèle éco­nomique, de la ques­tion du par­tage des risques et de la valeur dans un monde aux res­sources fos­siles de plus en plus limi­tées. 

L’avenir de l’élevage en Europe va se jouer sur des choix d’arbitrage entre biodiversité, émissions GES, productivité, 
mais aussi ressources en eau, santé des sols et bien-être animal. © Thierry Ryo / Adobe Stock
L’avenir de l’élevage en Europe va se jouer sur des choix d’arbitrage entre bio­di­ver­si­té, émis­sions GES, pro­duc­ti­vi­té,
mais aus­si res­sources en eau, san­té des sols et bien-être ani­mal. © Thier­ry Ryo / Adobe Stock

Pour une comptabilité environnementale adaptée à l’agroalimentaire

Reste que, pour arbi­trer ces choix, finan­cer la tran­si­tion ou rému­né­rer les efforts des agri­cul­teurs, il faut au préa­lable dis­po­ser de bases comp­tables envi­ron­ne­men­tales robustes et repro­duc­tibles, per­met­tant d’assurer un niveau de confiance suf­fi­sant pour pou­voir inves­tir, pilo­ter, contrô­ler des résul­tats, sans craindre les sur­prises ou les accu­sa­tions de green­wa­shing. Or, si on sait plu­tôt bien comp­ta­bi­li­ser l’empreinte envi­ron­ne­men­tale du sec­teur secon­daire grâce à la métho­do­lo­gie éprou­vée de l’ACV (ana­lyse du cycle de vie des pro­duits, bien adap­tée à une pro­duc­tion en usine), comp­ta­bi­li­ser les impacts environ­nementaux de l’agriculture est un chan­tier bien plus ardu, du fait de la spé­ci­fi­ci­té des indi­ca­teurs de mesure, de leur carac­tère local et systémique. 

Les indi­ca­teurs néces­saires pour mesu­rer l’impact de l’agriculture sont en effet bien plus variés que ceux de la pro­duc­tion en usine, dont on peut faci­le­ment lis­ter les pol­luants ou les déchets. Quels impacts comp­ta­bi­li­ser par exemple pour éva­luer la pres­sion sur la bio­di­ver­si­té ? Doit-on se foca­li­ser sur la bio­di­ver­si­té ter­restre (ron­geurs), sou­ter­raine (vers de terre), flu­viale (pois­sons), aérienne (insectes et oiseaux) ? Doit-on comp­ta­bi­li­ser les impacts sur les espèces (le nombre d’individus) ou sur la diver­si­té géné­tique (le nombre d’espèces) ? Ou plu­tôt comp­ta­bi­li­ser les causes des impacts (les pra­tiques agri­coles) et les moyens mis en œuvre pour pro­té­ger la bio­di­ver­si­té (les haies) ? De même pour les res­sources en eau : faut-il comp­ta­bi­li­ser l’eau néces­saire à l’activité agri­cole ou celle qui est effec­ti­ve­ment uti­li­sée, ou sim­ple­ment celle pol­luée par l’activité agri­cole ? 

Les indicateurs nécessaires pour mesurer l’impact de l’agriculture sont plus variés que ceux de la production en usine. © HollyHarry
Les indi­ca­teurs néces­saires pour mesu­rer l’impact de l’agriculture sont plus variés que ceux de la pro­duc­tion en usine. © HollyHarry

Deux difficultés

Les réponses à ces ques­tions ne sont pas simples : elles dépendent des filières et des ter­ri­toires sur les­quels on sou­haite agir. On ne comp­ta­bi­lise pas les mêmes indi­ca­teurs selon que l’on cherche à réduire l’impact du lait dans le Poi­tou ou celui du cho­co­lat en Côte d’Ivoire. Les indi­ca­teurs de mesure doivent être adap­tés à chaque contexte et à chaque filière, ce qui rend cette comp­ta­bi­li­té net­te­ment plus com­plexe que la tra­di­tion­nelle ACV. Seconde dif­fi­cul­té : à quelle échelle géo­gra­phique doit-on comp­ta­bi­li­ser les impacts ?

Contraire­ment à une usine, un ter­ri­toire est frag­men­té, com­po­site, et bien sou­vent l’impact d’une acti­vi­té agri­cole dépasse très lar­ge­ment la par­celle ou même l’exploitation qui en est la cause. Par ailleurs, cer­tains indi­ca­teurs comme la bio­di­ver­si­té aérienne n’ont de sens qu’à une échelle ter­ri­to­riale large, où la struc­ture des pay­sages joue un rôle majeur (forêts, bocages). Il faut donc une comp­ta­bi­li­té qui sache arti­cu­ler les échelles locales et ter­ri­to­riales et qui puisse allouer les impacts entre ces dif­fé­rentes mailles géo­gra­phiques. 

Avoir une vision systémique

Enfin, contrai­re­ment aux usines, un ter­ri­toire est un « espace par­ta­gé » entre dif­fé­rents acteurs éco­no­miques, dif­fé­rentes pro­duc­tions agri­coles et dif­fé­rents éco­sys­tèmes natu­rels. Une comp­ta­bi­li­té équi­table des impacts de l’agriculture doit prendre en compte cet aspect sys­té­mique. Dans une rota­tion cultu­rale par exemple, chaque culture impacte – positive­ment ou néga­ti­ve­ment – la culture sui­vante. Or ces cultures sont ven­dues à des acteurs éco­no­miques dif­fé­rents : un plan de réduc­tion des impacts doit donc s’adosser à une comp­ta­bi­li­té com­mune pre­nant en compte les effets de cette rota­tion et inci­ter les acteurs à col­la­bo­rer, ou du moins à ali­gner leurs plans d’action. De même dans les sys­tèmes en poly­cul­ture éle­vage, les déchets des ani­maux sont les intrants des plantes qui sont elles-mêmes les intrants des ani­maux. Une allo­ca­tion « juste » des impacts à la viande et aux pro­duits végé­taux devrait donc reflé­ter la contri­bu­tion de cha­cune des par­ties au sys­tème glo­bal. 

De nouvelles initiatives

On le voit, une comp­ta­bi­li­té envi­ron­ne­men­tale effi­cace pour l’alimentation doit pou­voir comp­ter les impacts « indus­triels » et les impacts « ter­ri­to­riaux », ce qui est bien nor­mal pour un sec­teur fon­dé sur la pro­duc­tion de matière vivante. Or les stan­dards de comp­ta­bi­li­té actuels, héri­tiers d’une vision pure­ment indus­trielle, res­tent encore dans leur grande majo­ri­té inadap­tés au sec­teur ali­men­taire. D’où la flo­rai­son de nou­velles ini­tia­tives de stan­dar­di­sa­tion (SBTi-SBTN, SIA, GHG Pro­to­col Agri­cul­tu­ral Gui­dance, WFN Water Foot­print Net­work, pour ne citer que les plus connus) dont on peut espé­rer qu’elles por­te­ront bien­tôt leurs fruits. L’enjeu est cru­cial pour les acteurs de l’agroalimentaire qui devront, dans les pro­chaines années, effec­tuer des arbi­trages cor­né­liens per­ma­nents entre dis­po­ni­bi­li­té des appro­vi­sion­ne­ments, prix et impacts, risque éco­no­mique, cli­ma­tique et réputa­tionnel. Le sujet du risque sera de plus en plus pré­sent, et cela néces­si­te­ra un pilo­tage au cor­deau. 

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