La performance des entreprises agroalimentaires françaises : conserverie Louis Martin

La performance des entreprises agroalimentaires françaises

Dossier : Alimentation durableMagazine N°790 Décembre 2023
Par Jean-Marc CALLOIS (X92)

Le sec­teur agroa­li­men­taire est tra­di­tion­nel­le­ment une force éco­no­mique de la France, mais il est actuel­le­ment fra­gi­li­sé par les évo­lu­tions éco­lo­giques et géos­tra­té­giques, des contraintes régle­men­taires de plus en plus strictes, et par les chan­ge­ments socié­taux. Pour réta­blir sa per­for­mance, il est néces­saire d’adopter une approche sys­té­mique qui décloi­sonne les dif­fé­rentes filières. Il est aus­si néces­saire que les ins­ti­tu­tions publiques comme pri­vées jouent leur rôle d’orientation pour la socié­té dans sa globalité.

Le sec­teur agroa­li­men­taire fait depuis long­temps par­tie des forces de l’économie fran­çaise. L’industrie agroa­li­men­taire est la pre­mière indus­trie de France : elle repré­sente 17 % de la valeur ajou­tée du sec­teur manu­fac­tu­rier et compte plus de 450 000 sala­riés (équi­valent temps plein), aux­quels on peut ajou­ter 156 000 pour l’artisanat com­mer­cial (bou­lan­ge­ries-pâtis­se­ries et bou­che­ries char­cu­te­ries) et 184 000 pour le com­merce de gros ali­men­taire. La répu­ta­tion de la France comme un grand pays de gas­tro­no­mie, le carac­tère de bien vital de l’alimentation, le lien à l’agriculture semblent faire du sec­teur agroa­li­men­taire un sec­teur puis­sant par nature.

Un secteur emblématique en proie à des difficultés structurelles

Pour­tant, le sec­teur montre depuis la fin des années 2000 des signes de fra­gi­li­sa­tion crois­sante, dont le symp­tôme le plus évident est la dégra­da­tion ten­dan­cielle de l’excédent com­mer­cial. Si les expor­ta­tions de céréales et de pro­duits lai­tiers res­tent des forces incon­tes­tables, la balance com­mer­ciale en pro­duits ali­men­taires trans­for­més est lar­ge­ment défi­ci­taire à plus de 6 Md€, com­pen­sée par le solde lar­ge­ment posi­tif de 14 Md€ pour les vins et spi­ri­tueux. La France connaît un défi­cit com­mer­cial struc­tu­rel dans de nom­breux pro­duits, en par­ti­cu­lier en fruits et légumes, en pro­duits de la pêche et de l’aquaculture, et en cer­tains pro­duits car­nés, notam­ment en volaille.

Cette dégra­da­tion de la situa­tion du sec­teur agro­alimentaire est géné­ra­le­ment asso­ciée à la crise finan­cière de 2008, dont les effets ont péna­li­sé les expor­ta­tions fran­çaises, posi­tion­nées sur des pro­duits plu­tôt haut de gamme. La loi de moder­ni­sa­tion de l’économie (LME) de 2008 est aus­si iden­ti­fiée comme un fac­teur impor­tant de fra­gi­li­sa­tion des marges des entre­prises, et donc de leur capa­ci­té à inves­tir : cen­trée sur l’objectif de faire bais­ser les prix à la consom­ma­tion, elle a eu pour consé­quence de ren­for­cer la pres­sion mise par les dis­tri­bu­teurs sur leurs four­nis­seurs. Les lois de 2018 et 2021, dites EGA­lim 1 et EGA­lim 2, ont ten­té d’aider l’agriculture et l’agroalimentaire à res­tau­rer leurs marges. Cepen­dant, à ce jour la struc­ture finan­cière du sec­teur reste fragile.

Une origine multifactorielle

Outre un défi­cit d’investissement, les prin­ci­paux fac­teurs invo­qués pour expli­quer les dif­fi­cul­tés du sec­teur agroa­li­men­taire fran­çais sont le coût du tra­vail, les régle­men­ta­tions exces­sives (ou appli­quées avec plus de zèle que dans les autres pays euro­péens) et la forte ato­mi­sa­tion du sec­teur, avec plus de 15 000 IAA (indus­tries agri­coles agroa­li­men­taires) dont 98 % sont des PME. Il est cepen­dant dif­fi­cile d’isoler un fac­teur par­ti­cu­lier à trai­ter en prio­ri­té, tant est diverse la situa­tion des entre­prises. Et ce d’autant plus que le pro­blème prin­ci­pal est ailleurs : au-delà de la situa­tion fra­gile actuelle du sec­teur, il est avant tout confron­té à des muta­tions majeures dont l’issue est plus qu’incertaine.

Un secteur en mutation profonde

Le sec­teur agroa­li­men­taire fran­çais s’est construit par la conjonc­tion de deux élé­ments : les tra­di­tions culi­naires natio­nales dans toute leur diver­si­té et le mou­ve­ment de moder­ni­sa­tion de l’agriculture après-guerre, qui a entraî­né la consti­tu­tion d’entreprises de pre­mière trans­for­ma­tion puis­santes, per­met­tant d’assurer une ali­men­ta­tion sûre sur le plan sani­taire et bon mar­ché. Ces deux élé­ments sont aujourd’hui remis en cause. Nombre de pro­duits tra­di­tion­nels, en par­ti­cu­lier car­nés, sont cri­ti­qués pour leur impact sur le chan­ge­ment cli­ma­tique et le bien-être ani­mal. L’alimentation indus­trielle est vouée aux gémo­nies – ou au mini­mum à la sus­pi­cion – pour son carac­tère peu sain sur le plan nutri­tion­nel, en par­ti­cu­lier pour les pro­duits dits ultra­trans­for­més. L’innovation en matière de nou­veaux pro­duits est par­ti­cu­liè­re­ment foi­son­nante, s’appuyant notam­ment sur la ten­dance au végétal.

Un secteur soumis à des injonctions paradoxales

Dans le même temps, la dégra­da­tion du pou­voir d’achat main­tient une pres­sion forte sur les indus­triels agro­alimentaires, qui doivent à la fois limi­ter les hausses de prix et offrir des salaires plus éle­vés dans un contexte à la fois d’inflation et de dif­fi­cul­tés de recru­te­ment. Cette situa­tion a ame­né par exemple les indus­tries de la viande à uti­li­ser davan­tage de viande impor­tée, au détri­ment des éle­vages fran­çais, accen­tuant ain­si la fra­gi­li­sa­tion des régions d’élevage. Et cela alors même que les consom­mateurs déclarent vou­loir de plus en plus consom­mer une ali­men­ta­tion pro­duite loca­le­ment. Les crises suc­ces­sives de la Covid et de la guerre en Ukraine ont mis en évi­dence d’autres fra­gi­li­tés. La forte dépen­dance de l’Union euro­péenne en pro­téines pour l’alimentation ani­male issue notam­ment des Amé­riques était déjà bien connue. Les res­pon­sables éco­no­miques et poli­tiques avaient moins conscience des dépen­dances en intrants (fer­ti­li­sants, pro­duits de trai­te­ment phy­to­sa­ni­taire, addi­tifs pour l’agroalimentaire, emballages…).

L’énergie et la crise climatique

Lors de la crise ukrai­nienne s’est ajou­tée la prise de conscience de la dépen­dance éner­gé­tique, avec la hausse ful­gu­rante des prix du gaz et de l’énergie. Or les indus­tries agroa­li­men­taires sont for­te­ment consom­ma­trices d’énergie, notam­ment en pre­mière trans­for­ma­tion : une sucre­rie moyenne consomme ain­si envi­ron 25 000 tonnes d’équivalent pétrole. Les contraintes sani­taires notam­ment de main­tien de la chaîne du froid imposent des consom­ma­tions impor­tantes en élec­tri­ci­té et en gaz réfri­gé­rants. Enfin le chan­ge­ment cli­ma­tique, qui impacte direc­te­ment l’agriculture, a des consé­quences immé­diates sur les entre­prises agroa­li­men­taires qui se four­nissent auprès des agri­cul­teurs et dont l’activité et la répar­ti­tion spa­tiale sont appe­lées à connaître de fortes mutations.

Penser simultanément la compétitivité et la transition écologique

Les prin­ci­paux défis aux­quels le sec­teur agroa­li­men­taire est confron­té sont intrin­sè­que­ment liés à la crise éco­lo­gique. Le lien à l’agriculture est la rai­son la plus évi­dente. Le chan­ge­ment cli­ma­tique engendre une dimi­nu­tion des ren­de­ments, une aug­men­ta­tion des aléas cli­ma­tiques et sou­vent une pres­sion sani­taire accrue. Dans le même temps, la néces­si­té de réduire le recours aux pro­duits phy­to­phar­ma­ceu­tiques impose une modi­fi­ca­tion impor­tante des asso­le­ments ou des
pra­tiques cultu­rales. Tous ces élé­ments com­plexi­fient l’approvisionnement des entre­prises agroa­li­men­taires et aug­mentent les coûts de pro­duc­tion. 


Le Plan France 2030 France 2030 possède un volet agricole, alimentaire et forestier de près de 3 Md€. Le plan France 2030

Le plan France 2030, lan­cé en octobre 2021, vise à repo­ser les bases d’une crois­sance durable en inves­tis­sant mas­si­ve­ment dans la réin­dus­tria­li­sa­tion de notre pays. Doté de 54 Md€, il se com­pose de mesures cou­vrant l’ensemble du spectre allant de la recherche fon­da­men­tale jusqu’à la pro­duc­tion : recherche, inno­va­tion dans les entre­prises, démons­tra­teurs indus­triels, accom­pa­gne­ment de l’évolution des com­pé­tences, pre­miers inves­tis­se­ments industriels…

France 2030 pos­sède un volet agri­cole, ali­men­taire et fores­tier de près de 3 Md€. Il pré­voit notam­ment le sou­tien aux inno­va­tions en agroé­co­lo­gie, autour du bio­con­trôle, de l’agriculture de pré­ci­sion (robo­tique, cap­teurs, outils avan­cés d’aide à la déci­sion), du pro­grès géné­tique. Dans le domaine ali­men­taire sont notam­ment sou­te­nus les pro­jets de dévelop­­pement des nou­velles sources de pro­téines (végé­tales, champi­gnons, insectes…), les nou­veaux pro­duits fer­men­tés, la numé­ri­sa­tion des chaînes de pro­duc­tion pour assu­rer une tra­ça­bi­li­té par­faite et une plus grande flexi­bi­li­té des outils indus­triels. Dans le domaine de la recherche fon­da­men­tale, un vaste pro­gramme de recherche autour de la meilleure com­pré­hen­sion de l’interaction entre le micro­biote intes­ti­nal et les ali­ments per­met­tra de nou­velles applica­tions vers une ali­men­ta­tion plus saine et person­nalisée. France 2030 sou­tient aus­si le chan­ge­ment sys­té­mique du sec­teur à tra­vers le pro­gramme des démons­tra­teurs territoriaux.


Rétablir l’équité de la concurrence internationale

Le sec­teur agroa­li­men­taire est sou­mis à une demande crois­sante de ver­tu envi­ron­ne­men­tale de la part des consom­ma­teurs. L’agriculture fran­çaise, sou­mise à des normes envi­ron­ne­men­tales par­mi les plus exi­geantes au monde, devrait pou­voir faire de cette demande socié­tale un avan­tage com­pa­ra­tif. Cela impli­que­rait une par­faite trans­pa­rence sur les carac­té­ris­tiques environ­nementales des pro­duits impor­tés et la prise en compte de ces aspects dans les accords com­mer­ciaux, ce qui est encore loin d’être le cas.

Au sein de l’Union euro­péenne, la France fait par­tie des pays les plus moteurs pour exi­ger cette trans­pa­rence et la mise en place de méca­nismes de com­pen­sa­tion dans les négo­cia­tions com­mer­ciales que la Com­mis­sion euro­péenne mène au nom des États membres. Or les dépen­dances de notre sec­teur agro­alimentaire aux pays tiers sont sou­vent liées à des ques­tions envi­ron­ne­men­tales. C’est notoi­re­ment le cas de la dépen­dance du sec­teur de l’élevage aux pro­téines végé­tales impor­tées, dont la pro­duc­tion est liée à de forts enjeux de défo­res­ta­tion, de pro­tec­tion de la bio­di­ver­si­té et de pres­sion envi­ron­ne­men­tale asso­ciée au chan­ge­ment climatique.

“Promouvoir la vision d’une économie centrée sur le vivant.”

Des questions de nature systémique

La crise de l’oxyde d’éthylène de 2020 illustre bien le carac­tère sys­té­mique des ques­tions agroa­li­men­taires. Ce pes­ti­cide très toxique, inter­dit dans l’Union euro­péenne, uti­li­sé comme insec­ti­cide de sto­ckage, avait été retrou­vé dans divers pro­duits ali­men­taires conte­nant des ingré­dients impor­tés notam­ment d’Inde (sésame, gomme de guar, mais aus­si céle­ri…). L’application de la régle­men­ta­tion euro­péenne a ame­né à la des­truc­tion mas­sive de pro­duits ali­men­taires, qui pour­tant ne conte­naient cet insec­ti­cide qu’à l’état de traces indé­tec­tables, ce qui a engen­dré la mise en péril de nom­breuses petites et moyennes entre­prises, par­mi les­quelles des entre­prises par­ti­cu­liè­re­ment ver­tueuses sur le plan envi­ron­ne­men­tal et social.

Pour une approche systémique de la transition

Les muta­tions en cours dans le sec­teur ali­men­taire sont comme on le voit très pro­fondes. Elles revêtent aus­si un carac­tère sys­té­mique : le main­tien d’une indus­trie agro­alimentaire per­for­mante néces­si­te­ra des évo­lu­tions impor­tantes non seule­ment au sein des entre­prises prises indi­vi­duel­le­ment, mais aus­si dans les rela­tions entre entre­prises, voire dans l’ensemble de la socié­té. Nous avons déjà évo­qué le lien entre l’industrie agro­alimentaire et son amont agri­cole. Le main­tien d’un sec­teur alimen­taire effi­cient néces­si­te­ra à la fois de ren­for­cer les liens avec l’agriculture et d’assurer une diver­si­fi­ca­tion des appro­vi­sion­ne­ments pour se pré­mu­nir contre les risques cli­ma­tiques et géo­po­li­tiques. Ce ren­for­ce­ment des liens avec l’amont prend notam­ment la forme d’une contractua­lisation de long terme, qui per­met aux agri­cul­teurs de se pro­je­ter dans les inves­tis­se­ments nécessaires.

L’aspiration à davan­tage de pro­duits locaux ren­force l’intérêt de déve­lop­per les liens entre agri­cul­ture et entre­prises agroa­li­men­taires. Mais cela implique des chan­ge­ments dans l’ensemble de la chaîne de pro­duc­tion, notam­ment l’organisation logis­tique, point cru­cial de com­pé­ti­ti­vi­té tant pour l’exportation que pour le déve­lop­pe­ment de cir­cuits courts. Cette plus grande inté­gra­tion du sec­teur néces­site un décloi­son­ne­ment des filières agri­coles. Construites après-guerre dans un contexte de recherche de gains de pro­duc­ti­vi­té rapide, les inter­pro­fes­sions agri­coles doivent davan­tage col­la­bo­rer pour ren­for­cer les syner­gies entre cultures (au sein des rota­tions) et entre culture et élevage.

Valoriser la biomasse

Main­te­nir la per­for­mance du sec­teur ali­men­taire impo­se­ra de mobi­li­ser effi­ca­ce­ment toutes les sources de bio­masse, dans une approche de bioé­co­no­mie. De nom­breux copro­duits (ou écarts de pro­duc­tion) du sec­teur ali­men­taire ne sont actuel­le­ment pas ou peu valo­ri­sés. Or la bio­masse recèle quan­ti­té de pos­si­bi­li­tés d’application non ali­men­taire, au-delà de l’utilisation clas­sique pour l’alimentation ani­male ou la pro­duc­tion d’énergie. Que l’on pense par exemple aux copro­duits ani­maux, avec une diver­si­té fan­tas­tique de tis­sus aux pro­prié­tés variées que l’on exploite à ce jour à peine, en dehors des valo­ri­sa­tions clas­siques par exemple en ali­men­ta­tion ani­male. Même l’industrie de l’électronique com­mence à s’intéresser aux pro­duits issus de la bio­masse, avec des pers­pec­tives pro­met­teuses (bien qu’encore loin­taines) pour dimi­nuer les besoins en élé­ments rares.

Le rôle des institutions

Le chan­ge­ment sys­té­mique concerne aus­si la socié­té dans son ensemble, à savoir pro­mou­voir une évo­lu­tion des valeurs sociales favo­rable à cette vision d’une éco­no­mie cen­trée sur le vivant. Cela passe par l’éduca­tion mais aus­si par l’évolution des ins­ti­tu­tions, c’est-à-dire des règles du jeu de l’économie. Ce sont les ins­ti­tu­tions qui déter­minent ce qu’il est pos­sible de pro­duire et com­ment répondre aux crises, et donc in fine la pros­pé­ri­té et la dura­bi­li­té des socié­tés. Il va être néces­saire d’explorer beau­coup de modèles et de pro­duc­tions nou­velles, dont seule­ment cer­tains se main­tien­dront dans la durée. 


Repères

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