Santé et biodiversité

Santé, biodiversité : une seule santé

Dossier : BiodiversitéMagazine N°786 Juin 2023
Par Gilles PIPIEN

L’être humain est un être vivant. Donc la san­té humaine, la san­té ani­male, la san­té végé­tale et le fonc­tion­ne­ment des (socio-)écosystèmes sont uns et reliés. Il importe de prendre enfin en compte une néces­saire approche inter­dis­ci­pli­naire pour la pré­ven­tion en san­té publique, donc de manière inter­mi­nis­té­rielle et dans les ter­ri­toires. Il a fal­lu la crise de la Covid pour que le gou­ver­ne­ment mette en place en sep­tembre 2022 un comi­té de veille et d’anticipation des risques sani­taires, com­po­sé de méde­cins, mais aus­si de vété­ri­naires, éco­logues et citoyens. Il est temps, urgent, d’aller au-delà, en dotant notre pays d’un cadre natio­nal légis­la­tif, régle­men­taire et sur­tout opé­ra­tion­nel (recherche, for­ma­tion, finan­ce­ments, etc.) pour effec­ti­ve­ment pro­mou­voir « une seule santé ».

Il est para­doxal de s’interroger sur les liens entre la san­té (« notre » san­té humaine) et la bio­di­ver­si­té, en clair le vivant, alors même que nous sommes jus­te­ment des êtres vivants, issus d’une longue évo­lu­tion depuis l’apparition de la vie sur Terre. Pas­teur ne nous avait-il pas appris le rôle majeur des microbes, qui cir­culent dans l’eau, l’air, le sol et… notre corps ? Flem­ming n’a‑t-il pas décou­vert les anti­bio­tiques, pro­duits par des micro-orga­nismes autour de nous, qui nous ont tant aidés face aux infec­tions, mala­dies infec­tieuses et ont per­mis, estime-t-on, un gain géné­ral d’au moins dix années d’espérance de vie dans le monde ?

Notre foca­li­sa­tion des poli­tiques de san­té publique sur le soin, avec un tro­pisme sur les médi­ca­ments, pro­duits par la chi­mie, nous a fait oublier ces liens. Avec des erreurs à la clé. L’écologue Serge Morand, dans son ouvrage La pro­chaine peste, aler­tait dès 2016 sur la sur­ve­nue poten­tielle d’une pan­dé­mie : nous avons eu la Covid-19. Je pour­rais citer la bio­lo­giste amé­ri­caine Rachel Car­son qui, dès 1962, mit en évi­dence l’apparition de résis­tances à des pro­duits comme le DDT, mon­trant les consé­quences de la des­truc­tion du vivant, y com­pris sur notre san­té. Pre­nons des exemples simples, pour com­prendre les élé­ments nous per­met­tant d’envisager de nou­velles poli­tiques publiques.

L’effet cascade

Au nom de la lutte contre la rage, à la fin du siècle pré­cé­dent, la France a lan­cé une grande cam­pagne d’élimination des renards, avec comme consé­quence l’explosion démo­gra­phique de ron­geurs et donc de tiques, et donc de la mala­die de Lyme : un effet cas­cade. Le salut est venu en fait d’une autre poli­tique : celle de la vac­ci­na­tion lar­ga manu de tous les car­ni­vores de nos contrées, via des bou­lettes de viande dis­sé­mi­nées dans nos campagnes.

Les moustiques

En Aus­tra­lie, en Cali­for­nie, des villes créent des éten­dues d’eau per­ma­nentes, pour maî­tri­ser la pul­lu­la­tion des mous­tiques. Dans une zone humide per­ma­nente, il y a des pois­sons, des batra­ciens, qui dévorent larves et mous­tiques ; les libel­lules et les oiseaux, voire les chauves-sou­ris, ne sont pas en reste. Mais, face à l’arrivée du mous­tique tigre, vec­teur de mala­dies graves comme la dengue, il nous faut adap­ter nos stra­té­gies à son com­por­te­ment éco­lo­gique : la ponte à sec dans de tout petits espaces, avec un temps d’attente de l’arrivée d’eau. Une petite pluie, un arro­sage d’un petit réci­pient, et les larves naissent. Nous pou­vons tous agir : chasse à tous les réci­pients pou­vant être secs d’abord puis se rem­plir, comme ces cou­pelles, les siphons de bord de ter­rasse, etc., pour empê­cher le mous­tique d’accéder à l’eau.

L’ambroisie

Nous pou­vons évo­quer l’ambroisie, cette plante inva­sive, pro­vo­quant de graves dif­fi­cul­tés res­pi­ra­toires à l’inhalation de son pol­len, en fin d’été. La mul­ti­pli­ca­tion du per­son­nel en ser­vice d’urgence et la mobi­li­sa­tion de médi­ca­ments ne sont que la réponse « soins » après coup. L’Agence régio­nale de san­té Auvergne-Rhône-Alpes forme et accom­pagne les ser­vices muni­ci­paux, notam­ment de voi­rie, à repé­rer la plante et à l’arracher en hiver : il faut l’empêcher de se déve­lop­per. C’est une plante de friche, qui adore les espaces déga­gés, comme nous les créons en fau­chant les bords de route ou en labou­rant en août. En clair, des espaces buis­son­nants, boi­sés, bien her­bus, avec une forte bio­di­ver­si­té créent une concur­rence qui gêne et éli­mine cette plante.

« La dégradation de notre environnement est un facteur de dégradation de notre santé. »

Dans ces exemples, nous avons vu que la com­pré­hen­sion de l’écologie d’une espèce, du fonc­tion­ne­ment des éco­sys­tèmes, per­met d’intervenir en amont, en pré­ven­tion, et sou­vent en accom­pa­gnant le déve­lop­pe­ment d’une bio­di­ver­si­té, alliée de notre san­té. On com­prend que la dégra­da­tion de notre envi­ron­ne­ment est un fac­teur de dégra­da­tion de notre san­té, en direct (avec des pro­duits chi­miques ren­dant direc­te­ment malades : can­cers, etc.) ou indi­rec­te­ment, en favo­ri­sant l’émergence de fac­teurs impac­tant notre santé.

L’antibiorésistance

Il faut évo­quer la mon­tée inquié­tante de l’anti­biorésistance, qui est un fléau de san­té publique. On estime qu’en France plus de 12 000 décès par an peuvent lui être attri­bués. Un anti­bio­tique est une sub­stance natu­relle qui réduit le déve­lop­pe­ment de bac­té­ries ou les détruit (bac­té­ri­cides) : finies les infec­tions ! Reve­nons au « natu­rel » de la sub­stance. La vie n’est qu’un com­bat (struggle for life, disait Dar­win), par soli­da­ri­té entre les êtres (mutua­lisme, sym­biose) ou par compétition-prédation.

La repro­duc­tion, qui trans­met au hasard des recom­bi­nai­sons de gènes, va don­ner ou non un avan­tage à des êtres, notam­ment pour se défendre : ain­si, cer­tains êtres ont déve­lop­pé leur capa­ci­té à pro­duire… des anti­bio­tiques. Le même moteur conti­nue : si l’on agresse des bac­té­ries, en ten­tant de les détruire, on devrait réus­sir à en sup­pri­mer beau­coup, mais on risque d’en lais­ser en vie un petit nombre, que les gènes ont ren­du résis­tantes à l’antibiotique. Alors elles vont se repro­duire et trans­mettre leurs résis­tances, créant une popu­la­tion de bac­té­ries antibiorésistantes.

« Ailleurs on utilise trop ou mal les antibiotiques. »

Les pre­mières mani­fes­ta­tions sont appa­rues dans les salles d’opération, où l’on uti­li­sa de l’antibiothérapie lourde. Les mesures d’hygiène à l’hôpital ont per­mis de mieux cibler l’antibiothérapie. Mais ailleurs on uti­lise trop ou mal les anti­bio­tiques : dans de nom­breux pays, la vente est libre, sans par­ler de l’usage à d’autres fins, comme fac­teur de crois­sance du bétail aux États-Unis… (pra­tique désor­mais inter­dite en Europe). La sur­pres­crip­tion en méde­cine de ville reste forte, sou­vent par demande des patients, alors que par exemple ces anti­bio­tiques sont sans effet sur les virus. En méde­cine vété­ri­naire, des pro­grès ont été faits en France.

Avoir un usage raisonné des antibiotiques

Le rap­port Tous ensemble, pro­té­geons les anti­bio­tiques (ou rap­port Car­let, éta­bli à la demande de la ministre de la San­té en 2015) pointe deux autres pro­blèmes : le dés­in­té­rêt des firmes phar­ma­ceu­tiques pour la recherche de nou­veaux anti­bio­tiques (pro­duits peu chers : recherche peu ren­table), d’où la géné­ra­li­sa­tion des géné­riques et le faible nombre de nou­veaux pro­duits. Le rap­port met aus­si en évi­dence les résis­tances croisées.

En clair, tout ce qui agresse le vivant (les bio­cides) pro­voque l’émergence de résis­tances. Or sou­vent les gènes de résis­tance aux bio­cides sont les mêmes que ceux contre les anti­bio­tiques. Et là on change d’échelle. Quand on parle de 700 tonnes d’antibiotiques uti­li­sés chaque année en France en méde­cine humaine, ou de 500 t en méde­cine vété­ri­naire, on approche du mil­lion de tonnes de bio­cides (dont les bac­té­ri­cides ména­gers uti­li­sés par tous à la maison).

Des voix s’élèvent pour avoir un usage rai­son­né, limi­té, des bio­cides, qui impactent direc­te­ment la san­té (cf. les mala­dies pro­fes­sion­nelles des agri­cul­teurs) et, indi­rec­te­ment, via ce moteur de l’antibiorésistance. L’antibiorésistance est bien un enjeu de san­té publique mon­dial, un enjeu de san­té environnement.

Des constats scientifiques

En résu­mé, les études scien­ti­fiques ont mon­tré : une perte de bio­di­ver­si­té et une dégra­da­tion des éco­sys­tèmes, contri­buant à l’émergence de mala­dies trans­mises de l’animal à l’homme ; une moindre diver­si­té et un dés­équi­libre de nos micro­biotes, contri­buant au déve­lop­pe­ment de mala­dies (can­cers, obé­si­té, aller­gies, mala­dies neu­ro­dé­gé­né­ra­tives…) ; une moindre pré­va­lence des mala­dies chez ceux vivant à proxi­mi­té d’un espace vert ; une réduc­tion des risques sani­taires si l’on réduit sa consom­ma­tion de viande et de pro­duits ultra-trans­for­més, si l’on diver­si­fie son ali­men­ta­tion avec des pro­duits végé­taux riches en pro­téines, fibres, anti­oxy­dants et issus de l’agriculture bio­lo­gique ; une aug­men­ta­tion des risques de can­cer et d’antibiorésistance liée à l’usage de pro­duits biocides.

Une seule santé

Depuis long­temps, le monde uni­ver­si­taire anglo-saxon par­lait de « san­té pla­né­taire ». Le concept inter­na­tio­nal d’« une seule san­té » a enfin sa défi­ni­tion, pro­po­sée par un panel d’experts de haut niveau créé en 2021 par quatre orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales (OMS, OMSA, Orga­ni­sa­tion mon­diale de la san­té ani­male, FAO, PNUE, Pro­gramme des Nations unies pour l’environnement) : « Une seule san­té est une approche inté­grée et uni­fi­ca­trice qui vise à équi­li­brer et à opti­mi­ser dura­ble­ment la san­té des per­sonnes, des ani­maux et des écosystèmes.

Elle recon­naît que la san­té des humains, celle des ani­maux domes­tiques et sau­vages, celle des plantes et de l’environnement au sens large (y com­pris les éco­sys­tèmes) sont étroi­te­ment liées et inter­dé­pen­dantes. » Quatre voies de cadrage des poli­tiques publiques appa­raissent : la pré­ven­tion, l’interdisciplinarité, l’interministérialité, l’action dans les territoires.

La prévention

C’est néces­si­té, bien com­prise éco­no­mi­que­ment (cf. le « coût de la non-action »), de dépas­ser la vision de la san­té comme poli­tique de soins, pour en amont com­prendre, puis agir sur les déter­mi­nants de la san­té, fac­teurs de dégra­da­tion de l’environnement, nui­sibles à la santé.


Lire aus­si : La finance au ser­vice de la bio­di­ver­si­té et de la tran­si­tion écologique


L’interdisciplinarité

Il faut dépas­ser les spé­cia­li­sa­tions scien­ti­fiques, sépa­rant méde­cins et per­son­nel de san­té des vété­ri­naires, des agro­nomes, des éco­logues et, aus­si, des déci­deurs, acteurs publics, pri­vés. Cha­cun se réfère à son propre cor­pus, en par­ti­cu­lier en matière de vision du vivant : dan­ge­reux microbes des méde­cins et ser­vices d’hygiène, gen­tils ani­maux des éco­logues, etc.

Cela sup­pose de déve­lop­per une recherche inter­dis­ci­pli­naire, encore embryon­naire. À quand un pro­gramme « une seule san­té » de l’ANR (Agence natio­nale de la recherche) ? Ou la mise en place d’un grou­pe­ment d’intérêt scien­ti­fique regrou­pant des ins­ti­tuts de méde­cine, de méde­cine vété­ri­naire ou d’agronomie et d’écologie-biologie ?

En amont se pose la ques­tion de la for­ma­tion, dans les facul­tés de méde­cine, de phar­ma­cie, les écoles vété­ri­naires ou d’agronomie, les facul­tés de bio­lo­gie-éco­lo­gie. Sans par­ler de l’ignorance des enjeux du vivant dans les écoles de la fonc­tion publique, voire des rares for­ma­tions de nos élus. À quand des modules inter­dis­ci­pli­naires, déli­vrés dans ces enceintes de for­ma­tion supé­rieure, avec un même mes­sage sur le fonc­tion­ne­ment du vivant, sur notre appar­te­nance à ce vivant ?

L’interministérialité

Ce cloi­son­ne­ment se retrouve à la mise en œuvre des poli­tiques publiques, avec une absence d’inter­ministérialité : tel minis­tère se mobi­lise sur la pro­tec­tion de la nature, l’autre sur l’agriculture, un autre sur les soins médi­caux, etc. Alors que l’on a su faire bais­ser les consé­quences de l’insécurité rou­tière (16 000 décès en 1976, 3 000 en 2019, mal­gré l’explosion du tra­fic), en met­tant en place une délé­ga­tion inter­mi­nis­té­rielle à la sécu­ri­té rou­tière, avec un conseil des ministres dédié annuel, pré­si­dé par le Pre­mier ministre, où en est-on du pilo­tage des plans natio­naux san­té envi­ron­ne­ment ou de la lutte contre l’antibiorésistance ? Peut-on espé­rer que l’orientation du nou­veau gou­ver­ne­ment vers une pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique, avec un secré­ta­riat géné­ral dédié, per­met­tra enfin une approche inter­mi­nis­té­rielle de l’enjeu « une seule santé » ?

Les territoires

Le cœur de la bataille se trouve dans les ter­ri­toires. Chaque ter­ri­toire est confron­té à des pro­blé­ma­tiques spé­ci­fiques : le mous­tique en Camargue, les pol­lu­tions indus­trielles ailleurs, les pes­ti­cides en zones agri­coles… Plus que d’écosystèmes, nous devrions par­ler de socio-éco­sys­tèmes : notre envi­ron­ne­ment est le résul­tat d’une his­toire locale des pra­tiques et acti­vi­tés humaines. Com­pre­nons en approche inter­dis­ci­pli­naire ces his­toires socio-éco­no­miques ; ana­ly­sons, croi­sons les don­nées : épi­dé­mio­lo­gie humaine (can­cers, mala­dies pulmo­naires…), épi­dé­mio­lo­gies ani­males (grippe aviaire, tuber­cu­lose bovine…), mala­dies des plantes, phé­no­mènes de plantes enva­his­santes, dys­fonc­tion­ne­ments éco­sys­té­miques (eutro­phi­sa­tion de cours d’eau, sté­ri­li­sa­tion de sols…). Comme on a su le faire pour l’eau, met­tons en place des pro­ces­sus de concer­ta­tion per­met­tant, au vu des don­nées, de se don­ner des objec­tifs d’action, de prévention.

“Chacun a droit à un environnement équilibré et respectueux de sa santé.”
(Charte de l’environnement)

Avoir un cadre national

Encore fau­drait-il un cadre natio­nal de sou­tien à cette mobi­li­sa­tion des ter­ri­toires. Le PNSE (plan natio­nal de pré­ven­tion des risques sani­taires liés à l’environnement) ou le « fonds vert » annon­cé en octobre 2022 par le gou­ver­ne­ment pour sou­te­nir la pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique pour­raient être uti­li­sés, comme les nom­breux outils contrac­tuels de l’État (contrats de plan, contrats locaux de san­té…). Notre droit a consa­cré dans la Consti­tu­tion en 2005 la san­té envi­ron­ne­ment, via l’article 1er de la Charte de l’environnement : « Cha­cun a droit à un envi­ron­ne­ment équi­li­bré et res­pec­tueux de sa san­té. » Mais quelle décli­nai­son, par exemple dans notre code de san­té publique, qui en est res­té à la notion d’hygiène et de salu­bri­té publique héri­tée du XIXe siècle ? Nos lois et règle­ments doivent évoluer.

Poster un commentaire