La protection de la biodiversité à l’épreuve de la société

La protection de la biodiversité à l’épreuve de la société

Dossier : BiodiversitéMagazine N°786 Juin 2023
Par René LALEMENT (X78)

En prenant du recul sur les out­ils de pro­tec­tion de la nature mobil­isés par les États, on dis­cerne dif­férentes approches, qui font encore l’objet de débats. Le con­stat de leurs défail­lances et notre com­préhen­sion de la bio­di­ver­sité con­duisent main­tenant à engager l’ensemble de la société dans des change­ments transformateurs.

Celui qui observe com­ment ses prédécesseurs se sont sai­sis de la ques­tion de la bio­di­ver­sité, avant même l’invention de ce terme, ne peut qu’être frap­pé par l’expression d’alertes claire­ment for­mulées, por­tant sur ce que nous appelons aujourd’hui des « pres­sions », déplo­rant leurs « impacts » et recher­chant leur cause dans les évo­lu­tions de la société.

Dès le XIXe siècle… 

La déforesta­tion a sou­vent été iden­ti­fiée, notam­ment par l’ingénieur François-Antoine Rauch dès les pre­mières années du XIXe siè­cle, comme la prin­ci­pale pres­sion ayant des impacts sur le cli­mat et la ges­tion de l’eau ; les nom­breuses inon­da­tions que la France a con­nues pen­dant ce siè­cle lui sont alors attribuées, avant que les émis­sions de gaz à effet de serre ne soient désignées comme cause du dérè­gle­ment cli­ma­tique. Un peu plus tard, en 1868, Hon­oré Sclafer con­state la dis­pari­tion des haies du paysage rur­al et s’inquiète de l’effet de cette dis­pari­tion sur la faune.

Vers la fin du siè­cle, l’usage des pes­ti­cides com­mence à inquiéter, avec l’emploi déroga­toire du « vert de Paris », com­posé arseni­cal, pour com­bat­tre le silphe opaque dont la larve s’attaque aux bet­ter­aves, et déjà util­isé aux États-Unis con­tre le doryphore ; Fletch­er, en 1885, est l’un des pre­miers sci­en­tifiques à démon­tr­er l’intoxication des abeilles par ce pes­ti­cide, bien avant les mêmes alertes, aujourd’hui, sur l’impact des néon­i­coti­noïdes. Ces pres­sions n’étaient pas seule­ment con­statées mais analysées dans leurs caus­es et dans leurs effets, et des répons­es étaient proposées.

Ain­si, la déforesta­tion est analysée comme une con­séquence de la Révo­lu­tion française qui, avec la vente des forêts et le déman­tèle­ment de l’administration des forêts, autori­sait doré­na­vant le défriche­ment par les pro­prié­taires privés ; ses effets seraient aujourd’hui décrits comme la perte de cer­tains ser­vices écosys­témiques, notion qui n’a été pop­u­lar­isée que par le Mil­len­ni­um Ecosys­tem Assess­ment en 2005 ; la réponse était à l’évidence un pro­gramme de refor­esta­tion. Quant à l’usage des pes­ti­cides, des méth­odes non chim­iques de lutte con­tre les ravageurs sont con­nues dès la fin du XIXe siècle.

On savait déjà, il y a longtemps. Pourquoi ces alertes n’ont-elles pas été suiv­ies d’effet ? Sans doute parce que les gains apportés par le pro­grès tech­nique les rendaient inaudi­bles. Pour­tant, l’idée d’une Nature à pro­téger com­mençait à s’imposer, mais pour de toutes autres raisons.

Préservation et conservation

Ce qu’on entend par pro­tec­tion a longtemps été l’objet d’un débat, entre les deux pôles de la préser­va­tion et de la con­ser­va­tion. La préser­va­tion con­siste à ren­dre sa vie à la Nature, la con­ser­va­tion à bien gér­er ses ressources pour notre usage. De ces deux pôles, c’est à la con­ser­va­tion, cer­taine­ment le plus ancien, que nous devons une grande part de notre pat­ri­moine naturel : ce que nous appelons main­tenant « l’utilisation durable » était déjà un objec­tif fixé par l’ordonnance de Brunoy, édic­tée par Philippe VI de Val­ois en 1346, pour régir l’exploitation forestière de telle sorte que les « forêts se puis­sent per­pétuelle­ment soutenir en bon état », réagis­sant aux défriche­ments de l’époque médiévale.

Quant à la préser­va­tion, sa vision a été pro­fondé­ment renou­velée par la com­préhen­sion de ce qu’est la bio­di­ver­sité : ni la Nature, ni la total­ité des êtres vivants, mais la présence d’un réseau d’interactions au sein et entre les trois niveaux géné­tique, spé­ci­fique et écosys­témique de la biosphère. Préserv­er la bio­di­ver­sité, ce n’est pas « met­tre sous cloche la Nature », c’est préserv­er ce poten­tiel d’interactions ; c’est par­fois l’assister, par la restau­ra­tion, pour que ce poten­tiel soit rétabli et main­tenu, et que les dynamiques pro­pres à la bio­di­ver­sité soient réac­tivées, ce qu’on appelle la libre évo­lu­tion.

La préser­va­tion de ce poten­tiel est d’autant plus néces­saire dans un con­texte de dérè­gle­ment cli­ma­tique sans retour en arrière pos­si­ble – même si nous con­te­nions l’augmentation de tem­péra­ture à 1,5 °C – afin d’assurer une cer­taine résilience des écosys­tèmes face aux pres­sions qui les affectent.

Les espaces protégés

Telles n’étaient pas encore les préoc­cu­pa­tions qui ani­mèrent les débats sur la créa­tion des pre­miers espaces pro­tégés : les forestiers défendaient la con­ser­va­tion, tan­dis que les artistes et les nat­u­ral­istes, soutenus par le Club Alpin et le Tour­ing Club, lui préféraient la préser­va­tion d’une Nature à con­tem­pler et à vis­iter. Ce sont ces derniers qui ont gag­né en obtenant en 1861 la pro­tec­tion régle­men­taire de la forêt de Fontainebleau, préservée de l’exploitation forestière.

Au début du XXe siè­cle, le débat sera entre les nat­u­ral­istes, qui défend­ent des réserves inté­grales où toute activ­ité doit être pro­hibée, et les par­ti­sans des parcs nationaux améri­cains, où les activ­ités sont con­trôlées pour per­me­t­tre au pub­lic d’apprécier ce qui reste de wilder­ness. La France expéri­mentera ces deux for­mules dans ses colonies, notam­ment en Algérie où le mod­èle du parc nation­al est priv­ilégié pour dévelop­per le tourisme et à Mada­gas­car et dans les autres colonies où c’est la réserve inté­grale qui est choisie.

Défenseurs d’un usage et défenseurs de la Nature

L’usage de ces out­ils ne s’est pas fait sans con­fronta­tion ni sans arrière-pen­sée. Comme la Nature est rarement inhab­itée et sans usage, sa pro­tec­tion fut sou­vent invo­quée afin de con­trôler et d’exclure un groupe social accusé de sa destruc­tion, au prof­it d’un autre groupe se l’appropriant pour son usage et au nom de ses valeurs. Ce furent les forêts royales et leur gibier pro­tégés con­tre les paysans, la « série artis­tique » de Fontainebleau con­tre les bûcherons, les parcs et réserves des colonies con­tre la pop­u­la­tion indigène accusée de dégrad­er l’environnement, le gibier d’une chas­se bour­geoise récréa­tive, puis ges­tion­naire, con­tre les pra­ti­quants d’une chas­se locale de sub­sis­tance assim­ilée au braconnage.

Peu à peu, les principes du développe­ment durable ont con­duit à con­cili­er la pro­tec­tion des milieux naturels avec les modes de vie et pra­tiques iden­ti­taires des ter­ri­toires, comme le pas­toral­isme ou l’agriculture itinérante sur brûlis pra­tiquée en Guyane. Déjà présente dans les parcs naturels régionaux, cette approche est main­tenant appliquée dans une par­tie éten­due du ter­ri­toire des parcs nationaux et dans les parcs naturels marins. Néan­moins, la con­ser­va­tion de la bio­di­ver­sité reste un point de con­fronta­tion sociale entre défenseurs d’un usage et défenseurs de la Nature, qui se cristallise sou­vent sur la pro­tec­tion de cer­taines espèces, dans des con­fig­u­ra­tions vari­ables, comme l’élevage face aux grands pré­da­teurs, la chas­se face aux espèces men­acées de dis­pari­tion ou les pro­jets d’aménagement face aux habi­tats d’espèces voués à la destruction.

Des dérogations

Out­re les aires pro­tégées, on dis­pose aujourd’hui d’un arse­nal éten­du d’outils de pro­tec­tion : réseaux écologiques (trames inté­grées dans les out­ils de plan­i­fi­ca­tion), listes d’espèces pro­tégées, principe « zéro perte nette de bio­di­ver­sité » et des procé­dures admin­is­tra­tives pour sa mise en œuvre. Ces out­ils ne sont néan­moins pas par­venus à enray­er le déclin de la biodiversité.

La plu­part d’entre eux sont d’ailleurs assor­tis de mécan­ismes juridiques de déro­ga­tion, afin de con­cili­er la pro­tec­tion de la Nature avec d’autres objec­tifs : économiques, soci­aux et par­fois envi­ron­nemen­taux, comme le développe­ment des éner­gies renou­ve­lables. Face à ces déro­ga­tions, on retrou­ve le cli­vage his­torique entre la con­ser­va­tion et la préser­va­tion : admis­si­bles et néces­saires pour les uns, les déro­ga­tions sont con­traires à l’objectif de pro­tec­tion pour les autres, qui voient notre Code de l’environnement comme une manière d’organiser pudique­ment l’exploitation de la Nature, plutôt que de la protéger.

Les changements transformateurs

La pro­tec­tion de la bio­di­ver­sité ne peut se lim­iter à cer­tains espaces ou espèces remar­quables : elle doit porter aus­si sur les deux tiers du ter­ri­toire et les espèces qui ne béné­fi­cient d’aucun statut de pro­tec­tion, comme les océans au-delà des eaux sous juri­dic­tion nationale, ou les sols.

De nou­veaux out­ils doivent être recher­chés pour s’attaquer, partout, aux caus­es de l’effondrement de la bio­di­ver­sité, main­tenant bien con­nues et aux effets exac­er­bés par le change­ment cli­ma­tique : le change­ment d’usage des ter­res, avec la péri­ur­ban­i­sa­tion pavil­lon­naire, l’homogénéisation des paysages ruraux et la dégra­da­tion des sols, la con­t­a­m­i­na­tion des milieux, notam­ment par les pes­ti­cides, la sur­pêche et la destruc­tion des fonds marins, la sur­con­som­ma­tion et le gaspillage alimentaire.

Ce qui est nou­veau, c’est que cet effon­drement est con­staté à l’échelle plané­taire, que ses caus­es, déjà dis­cernées au XIXe siè­cle, sont main­tenant établies sur des fonde­ments sci­en­tifiques recon­nus et que des change­ments trans­for­ma­teurs sont réclamés, appelant à une bifur­ca­tion écologique dans les poli­tiques, l’économie et la société.

La politique d’intervention de l’État

Dans les poli­tiques publiques, c’est d’abord la poli­tique d’intervention de l’État qui est mise en cause : un rap­port d’inspection générale pub­lié début 2023 estime que les sub­ven­tions dom­mage­ables à la bio­di­ver­sité, par exem­ple lorsqu’elles favorisent l’artificialisation des sols ou l’intensification de l’agriculture, sont d’un mon­tant 4,4 fois supérieur aux dépens­es qui lui sont favor­ables. C’est aus­si l’éclatement des poli­tiques du vivant entre les admin­is­tra­tions (la san­té pour le vivant humain, l’écologie pour le vivant sauvage et l’agriculture pour le vivant domes­tiqué), que la nou­velle approche « Une seule san­té » pro­mue à l’échelle inter­na­tionale devra surmonter.

Les relations des mammifères humains aux autres vivants

Dans l’économie et la société, ce sont surtout des change­ments sys­témiques, por­teurs de rup­tures, qui sont néces­saires : trans­former notre ali­men­ta­tion et les mod­èles de pro­duc­tion agri­cole, halieu­tique et forestière, l’aménagement du ter­ri­toire et notre manière de l’habiter, et plus pro­fondé­ment notre rela­tion au vivant et le sys­tème de valeurs qui la soutient.

La var­iété des rela­tions des mam­mifères humains aux autres vivants ne peut être ignorée à l’échelle des peu­ples : elle résulte de mul­ti­ples visions et expéri­ences de la Nature – vivre de la nature, dans la nature, con­tre la nature, avec la nature, en tant que nature… – et des valeurs qui lui sont attachées – bien­faits, appar­te­nance, maîtrise, respon­s­abil­ité, sym­biose… C’est un champ de recherch­es des anthro­po­logues, comme Philippe Desco­la, qui ont analysé une autre diver­sité, celle des sys­tèmes de représen­ta­tion de la Nature.

Dans notre société, Charles Sté­panoff mon­tre com­ment une forme de « divi­sion du tra­vail moral » dis­tribue aux uns la com­pas­sion envers les ani­maux et aux autres la vio­lence, qui leur est déléguée pour exploiter la matière vivante à dis­tance des pre­miers, béné­fi­ci­aires insou­ciants de l’élevage et de l’abattage indus­triels. En out­re, les change­ments atten­dus viendraient per­cuter d’autres trans­for­ma­tions, voulues, accep­tées et par­faite­ment réussies dans la sec­onde moitié du XXe siè­cle, à la fois tech­niques et sociales, comme la mod­erni­sa­tion de l’agriculture, l’exploitation de la mer, l’accès au loge­ment indi­vidu­el, la société de con­som­ma­tion et de loisirs : c’était la « crois­sance soutenue », à défaut d’être soutenable.

Cer­taines de ces trans­for­ma­tions réussies sont désor­mais inscrites solide­ment dans le ter­ri­toire et dans le droit, comme – un legs du régime de Vichy, main­tenu à la Libéra­tion – le remem­bre­ment agri­cole, l’obligation de lut­ter « con­tre les enne­mis des cul­tures », l’organisation « en quelque sorte cor­po­ra­tive » de la chasse.


Lire aus­si : Bio­di­ver­sité en péril : l’urgence d’adapter nos modes de vie


L’obstacle du droit de propriété

Si la mise en œuvre de nou­veaux change­ments ren­con­tre des obsta­cles con­sid­érables, c’est aus­si parce qu’ils toucheraient à des struc­tures ancrées en pro­fondeur dans la société, comme le droit de propriété.

Peut-on encore acqui­escer à sa déf­i­ni­tion, inscrite depuis 1804 dans le Code civ­il, comme « droit de jouir et dis­pos­er des choses de la manière la plus absolue », droit « invi­o­lable et sacré » inscrit dans la Déc­la­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen, alors même que notre Code de l’environnement recon­naît les êtres vivants comme « par­tie du patri­moine com­mun de la nation » ?

Les ani­maux, désor­mais con­sid­érés comme êtres sen­si­bles, restent pour­tant régis selon les cas comme des biens, meubles ou immeubles : les ani­maux sauvages comme des choses sans maître qui peu­vent être appro­priés par la chas­se ou la pêche, alors que le sol et les choses enrac­inées ont d’emblée un propriétaire.

L’exemple des pays nordiques

D’autres pays, comme les pays nordiques, ont insti­tué un droit, lit­térale­ment de tout un cha­cun, qui per­met de se déplac­er libre­ment dans les espaces naturels tout en les préser­vant et en respec­tant la tran­quil­lité de ceux qui y vivent.

Les espaces naturels et forestiers n’y sont pas enc­los, sauf pour des raisons d’intérêt général, en par­ti­c­uli­er pour la pro­tec­tion du milieu ou d’une activ­ité comme l’élevage, mais pas pour revendi­quer le droit de « clore son héritage » de notre Code civ­il. Ce droit nordique reflète une tout autre rela­tion à la Nature, jusque dans son inti­t­ulé : nul besoin de pré­cis­er « droit d’accès à la Nature », comme on le ferait en France, révélant impli­citement notre regard en sur­plomb du monde vivant.

Des circonstances favorables

On l’aura com­pris, la pro­tec­tion de la bio­di­ver­sité ne con­cerne pas une Nature mise à dis­tance, mais avant tout notre société et sa capac­ité à se trans­former en pro­fondeur. Y sommes-nous prêts ? Plusieurs fac­teurs sont main­tenant favor­ables au pas­sage à l’action : la com­préhen­sion partagée de l’enchevêtrement des crises glob­ales, la prise en con­sid­éra­tion des lim­ites plané­taires, l’évaluation des dépen­dances au vivant des grandes entre­pris­es et des insti­tu­tions financières.

L’accord de Kun­ming à Mon­tréal adop­té fin 2022 traduit une volon­té d’agir à l’échelle inter­na­tionale, vis­i­ble aus­si par la mul­ti­pli­ca­tion des ini­tia­tives locales. Encore faut-il que le pas­sage à l’action, à l’échelle d’une société, soit nour­ri d’un désir de trans­for­ma­tion et d’une vision du monde où la coex­is­tence de con­fronta­tion doit céder le pas à une covi­a­bil­ité de destin.

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