Biodiversité en péril

Biodiversité en péril : l’urgence d’adapter nos modes de vie

Dossier : BiodiversitéMagazine N°786 Juin 2023
Par François HISSEL (X00)

L’auteur illus­tre par des chiffres effrayants l’éro­sion actuelle de la bio­di­ver­sité et il en analyse les prin­ci­pales caus­es, dont, hélas, c’est l’homme qui se trou­ve à la source. Cette con­stata­tion per­met récipro­que­ment d’envisager que l’homme soit à l’origine des mesures néces­saires pour invers­er la ten­dance, mais pour l’instant les actions lancées au niveau inter­na­tion­al n’ont obtenu que des résul­tats partiels.

La Con­ven­tion sur la diver­sité biologique de 1992 définit la bio­di­ver­sité comme « la vari­abil­ité des êtres vivants de toute orig­ine, y com­pris […] les com­plex­es écologiques dont ils font par­tie ». La diver­sité des espèces qui com­posent le vivant est bien sou­vent le pre­mier aspect auquel on pense, mais il ne doit pas faire oubli­er deux autres niveaux de diver­sité aux­quels cette déf­i­ni­tion fait référence : celui de la diver­sité géné­tique au sein d’une même espèce et celui de la diver­sité des écosys­tèmes, ensem­ble d’interactions entre les espèces sur un même ter­ri­toire et avec le milieu dans lequel elles évoluent. 

Les chiffres parlent ! 

Les mul­ti­ples rap­ports nationaux et inter­na­tionaux sont élo­quents : la bio­di­ver­sité, pour­tant indis­so­cia­ble de nos modes de vie, est aujourd’hui men­acée comme jamais elle ne l’avait été à l’échelle de l’humanité. 41 % des amphi­bi­ens, 27 % des mam­mifères, 36 % des récifs coral­liens sont men­acés d’extinction au niveau mon­di­al selon l’édition 2022 de la Liste rouge des espèces men­acées. Depuis 1970, les pop­u­la­tions mon­di­ales de vertébrés auraient dimin­ué de 69 %, tan­dis que les pop­u­la­tions d’insectes en Europe auraient été divisées par cinq en l’espace de trente ans. 

La France, riche de 10 % des espèces con­nues dont 20 000 sont endémiques, n’est pas épargnée par ces ten­dances néga­tives : les pop­u­la­tions d’oiseaux com­muns spé­cial­istes y ont par exem­ple dimin­ué de 24 % entre 1989 et 2019. Près des trois quarts des 300 habi­tats et près de 60 % des espèces éval­uées en France en 2018 sont dans un état de con­ser­va­tion défa­vor­able. 660 espèces endémiques stricte­ment de nos con­trées et éval­uées sont men­acées. Moins de la moitié des riv­ières et des lacs y sont con­sid­érés en bon état écologique. 

Une sixième extinction de masse ? 

Beau­coup de sci­en­tifiques s’accordent à qual­i­fi­er cet état de « six­ième extinc­tion de masse » depuis l’ère cam­bri­enne il y a 500 mil­lions d’années. Plus que les ten­dances, c’est bien dans la vitesse à laque­lle ils se pro­duisent que se man­i­feste le car­ac­tère inouï de ces change­ments : le déclin de la bio­di­ver­sité est pour la pre­mière fois per­cep­ti­ble à l’échelle de la vie humaine. Les espèces dis­parais­sent à un rythme 100 à 1 000 fois supérieur au taux naturel d’extinction des deux derniers siè­cles. Les caus­es de ces change­ments sont bien con­nues et rap­pelées par le rap­port de l’IPBES, la Plate­forme inter­gou­verne­men­tale sci­en­tifique et poli­tique sur la bio­di­ver­sité et les ser­vices écosys­témiques, le « GIEC » de la bio­di­ver­sité, dans son rap­port de 2019.


Lire aus­si : La bio­di­ver­sité, indis­pens­able à l’existence humaine et à la qual­ité de vie


Les changements d’utilisation des terres et des mers

Ces change­ments d’abord, que ce soit pour l’agriculture inten­sive, l’extraction de matières pre­mières ou la con­struc­tion, con­duisent à la destruc­tion des habi­tats. On estime que plus d’un tiers de la sur­face des ter­res émergées dans le monde est aujourd’hui des­tiné à l’agriculture et à l’élevage. En France métro­politaine, ce sont plus de 600 km² qui sont arti­fi­cial­isés chaque année selon l’Observatoire nation­al de la bio­di­ver­sité (ONB), soit l’équivalent d’un départe­ment en dix ans, faisant de la France l’un des pays qui présente les plus forts taux d’artificialisation par habi­tant au monde. 

Le pays a per­du sur cette péri­ode près de 360 km² d’habitats remar­quables et 580 km² de prairie. En 2018, 8 % du ter­ri­toire français est bâti ou occupé par des sols sta­bil­isés. Les zones humides, des milieux par­ti­c­ulière­ment rich­es, per­dent une grande par­tie de leur sur­face ; 41 % des sites français éval­ués ont vu leur état se dégrad­er entre 2010 et 2020. 

La fragmentation des habitats

Les infra­struc­tures linéaires, ou les seuils et bar­rages en cours d’eau, sont autant d’obstacles aux espèces, qui frag­mentent leurs habi­tats et per­turbent leur cycle de vie. En 2020, on dénom­bre un obsta­cle à l’écoulement tous les 6 kilo­mètres de cours d’eau en moyenne. Les obsta­cles entraî­nent des mor­tal­ités directes lorsqu’ils iso­lent dif­férentes zones prop­ices à la vie, comme c’est le cas pour les amphi­bi­ens. Dans les habi­tats qu’ils délim­i­tent, l’isolation des indi­vidus du reste de la pop­u­la­tion entraîne un risque d’endogamie, voire d’extinction.

L’exploitation directe des organismes

Elle est à l’origine de la diminu­tion de cer­taines pop­u­la­tions qui ne font pas l’objet de mesures de ges­tion adéquates. Dans les années 90, près de 90 % des stocks éval­ués de pois­sons pêchés en Atlan­tique Nord-Est étaient sur­ex­ploités, c’est-à-dire que le renou­velle­ment des pop­u­la­tions ne com­pen­sait pas les prélève­ments. Grâce aux efforts des gou­verne­ments et des pêcheurs, ce taux s’est réduit à 28 % en 2020 selon les éval­u­a­tions du CIEM (Con­seil inter­na­tion­al pour l’exploration de la mer).

À l’échelle plané­taire, 33 % des stocks de pois­sons étaient exploités à des niveaux non durables. L’exploitation non durable ne con­stitue cepen­dant pas la seule pres­sion sur la bio­di­ver­sité. La dis­sémi­na­tion à l’échelle plané­taire de nos modes de vie et de con­som­ma­tion occi­den­taux con­duit en réponse à une uni­formi­sa­tion des cul­tures, et donc à une moins grande diver­sité des espèces : aujourd’hui 150 var­iétés de plantes sont util­isées pour l’alimentation de la planète, et 12 plantes et 5 ani­maux four­nissent les trois quarts des calo­ries des­tinées à l’alimentation humaine ; ces chiffres sont à met­tre en per­spec­tive des quelque 10 000 végé­taux cul­tivés aux pre­miers âges de l’agriculture.

La cul­ture de var­iétés mal adap­tées au cli­mat entraîne égale­ment une sur­con­som­ma­tion d’eau pour l’irrigation, qui tend à asséch­er les réserves souter­raines et peut avoir des con­séquences sur cer­tains milieux humides.

Le changement climatique

Il est à l’origine d’une aug­men­ta­tion des tem­péra­tures de 1,2 °C depuis l’ère préin­dus­trielle. Les mod­èles cli­ma­tiques prévoient des aug­men­ta­tions du même ordre de grandeur d’ici à la fin du siè­cle dans les scé­nar­ios mod­érés d’émissions de gaz à effet de serre. Les change­ments rapi­des induisent en effet de lour­des con­séquences sur la dis­tri­b­u­tion des espèces et leur dynamique.

Entre 1986 et 2022, les oiseaux migra­teurs ont avancé de 4,7 jours leur date de retour en France. La date des ven­dan­ges en France a avancé de 18 jours entre les années 1970 et les années 2010. S’ils ne témoignent pas directe­ment d’une perte de diver­sité des espèces, ces chiffres mon­trent que les écosys­tèmes subis­sent des per­tur­ba­tions impor­tantes qui s’ajoutent aux autres men­aces. Les sci­en­tifiques con­sid­èrent générale­ment que les effets du change­ment cli­ma­tique exac­er­bent ceux des autres fac­teurs d’érosion de la biodiversité.

Les pollutions

Autre fac­teur d’érosion de la bio­di­ver­sité, les pol­lu­tions revê­tent des formes var­iées. Le rejet dans les milieux naturels de pro­duits phy­tosan­i­taires per­turbe le com­porte­ment des espèces présentes, voire cause leur mort. Plusieurs études ont ain­si mis en évi­dence la tox­i­c­ité de cer­tains néon­i­coti­noïdes, des molécules inter­venant dans la fab­ri­ca­tion des insec­ti­cides, pour les abeilles. Ces com­posés, autorisés jusqu’à il y a peu, sont aujourd’hui con­sid­érés comme l’une des caus­es pos­si­bles du syn­drome d’effondrement des colonies d’abeilles.

En France, la con­som­ma­tion agri­cole de pro­duits phy­tosan­i­taires a aug­men­té de 25 % sur la péri­ode 2011–2018 (mesurée en nom­bre de dos­es unités, unité qui tient compte de la tox­i­c­ité des sub­stances con­cernées, en moyenne tri­en­nale). Les oxy­des de soufre et d’azote émis par l’activité indus­trielle occa­sion­nent des pluies acides qui ren­dent les milieux aqua­tiques moins prop­ices à la vie et appau­vris­sent la diver­sité biologique des sols. Est aujourd’hui aus­si recon­nu l’impact que peu­vent avoir les pol­lu­tions audi­tives et lumineuses sur les espèces. 

Les sources lumineuses con­stituent par exem­ple des bar­rières pour les chi­rop­tères et peu­vent aller jusqu’à détru­ire les colonies de repro­duc­tion. Les jeunes tortues marines se repèrent grâce à la lumi­nes­cence du ciel pour rejoin­dre la mer ; les lumières arti­fi­cielles les empêchent de rejoin­dre leur milieu et font d’elles des proies pour les pré­da­teurs. Or 85 % du ter­ri­toire mét­ro­pol­i­tain est aujourd’hui soumis à un niveau élevé de pol­lu­tion lumineuse. 

Les espèces exotiques envahissantes

L’écrevisse de Louisiane, la per­ruche à col­lier, le frelon asi­a­tique, la jussie à grandes fleurs sont autant d’espèces aujourd’hui répan­dues en France mét­ro­pol­i­taine mais issues d’autres régions naturelles. Intro­duites sur le ter­ri­toire français volon­taire­ment ou for­tu­ite­ment, ces espèces exo­tiques envahissantes se propa­gent dans les milieux naturels et con­cur­ren­cent les espèces indigènes, par­fois jusqu’à entraîn­er leur disparition. 

Selon l’Inventaire nation­al du pat­ri­moine naturel, la France mét­ro­pol­i­taine en 2019 compte 189 espèces envahis­santes et la France d’outre-mer con­cen­tre à elle seule 74 % des espèces exo­tiques envahissantes. Le rythme d’introduction est en crois­sance : chaque départe­ment voit s’installer 12 nou­velles espèces envahissantes tous les dix ans, selon l’OFB.

Une prise de conscience

Tous ces fac­teurs qui pèsent sur la bio­di­ver­sité sont issus plus ou moins directe­ment du poids que prend notre espèce humaine dans les équili­bres plané­taires. Les États ont pris con­science assez tôt de l’importance de la ques­tion. La Con­ven­tion sur la diver­sité biologique de 1992, rat­i­fiée aujourd’hui par 168 pays, établit un cadre recon­nu en droit inter­na­tion­al pour la préser­va­tion de la biodiversité. 

Mal­heureuse­ment les plans stratégiques suc­ces­sifs étab­lis en appli­ca­tion ne parvi­en­nent pas à pro­duire des effets mesurables. Par­mi les 20 Objec­tifs d’Aichi fixés pour 2020, aucun n’a pu être atteint à l’échelle mon­di­ale. La France a pris aus­si de nom­breux engage­ments sur divers­es thé­ma­tiques – l’atteinte du bon état des eaux, la réduc­tion de l’usage des pro­duits phy­tosan­i­taires, l’absence de perte nette de bio­di­ver­sité lors d’aménagement – mais beau­coup d’entre eux peinent à être concrétisés. 

Imaginer une nouvelle société

Depuis qua­tre mil­liards d’années qu’elle est apparue sur Terre, la vie a con­nu plusieurs crises et a démon­tré sa résilience et son extra­or­di­naire capac­ité d’adaptation. La ques­tion aujourd’hui n’est pas de savoir si elle sur­mon­tera cette nou­velle extinc­tion, nous savons déjà qu’elle en sera capable. 

Elle n’est pas non plus de savoir si nos modes de vie actuels pour­ront per­dur­er à l’avenir : les indi­ca­teurs de la bio­di­ver­sité, large­ment au rouge, mon­trent bien que, sans action de notre part, nos enfants ne pour­ront plus tir­er par­ti des ressources que nous offre aujourd’hui la nature. La ques­tion est plutôt d’imaginer ensem­ble une nou­velle société capa­ble de répon­dre aux besoins fon­da­men­taux et de développe­ment humain de ses mem­bres, tout en respec­tant l’équilibre des écosys­tèmes dont nous faisons partie. 

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