Banques allemandes et françaises : le poids du passé, la dynamique du futur

Dossier : L'AllemagneMagazine N°531 Janvier 1998
Par Michel PÉBEREAU (61)

I – L’héritage du passé : similitudes et différences

1. Des similitudes dans l’organisation des systèmes bancaires

I – L’héritage du passé : similitudes et différences

1. Des similitudes dans l’organisation des systèmes bancaires

Dans les deux pays, les acteurs du mar­ché ban­caire sont mul­tiples. En France, trois groupes d’é­ta­blis­se­ments, membres de l’As­so­cia­tion fran­çaise des banques (AFB), banques mutua­listes et caisses d’é­pargne se par­tagent, pra­ti­que­ment à parts égales, le mar­ché des dépôts. Pour les cré­dits et les prêts, les ins­ti­tu­tions finan­cières spé­cia­li­sées (IFS) – comme le Cré­dit Natio­nal, le Cré­dit Fon­cier, la BDPME – jouent un rôle assez important.

À l’ins­tar de l’é­vo­lu­tion obser­vée dans d’autres pays, les dif­fé­rences entre les caté­go­ries d’é­ta­blis­se­ments de cré­dit tendent à s’es­tom­per, car chaque groupe cherche à élar­gir sa gamme d’ac­ti­vi­tés tout en voyant ses parts de mar­ché se res­treindre dans les domaines où jadis il était domi­nant (cf. tableaux ci-après).

Une pré­sence très dense carac­té­rise les sys­tèmes ban­caires du conti­nent euro­péen, par oppo­si­tion au sys­tème bri­tan­nique : en termes d’a­gences par mil­lion d’ha­bi­tants, la France se situe juste en des­sous de la moyenne euro­péenne (462) alors que l’Al­le­magne se situe sen­si­ble­ment plus haut (653) ; le Royaume-Uni, pour sa part, est net­te­ment plus bas (329).

Le concept de banque uni­ver­selle s’ap­plique dans les deux pays : la licence ban­caire ouvre le droit d’exer­cer toutes les opé­ra­tions ban­caires et finan­cières. Les banques com­mer­ciales alle­mandes, comme leurs homo­logues fran­çaises, peuvent offrir tous les pro­duits et ser­vices ban­caires : col­lecte de l’é­pargne et dis­tri­bu­tion de cré­dits, inter­ven­tions sur les mar­chés finan­ciers, à la fois pri­maires et secon­daires, conseils à la clien­tèle. Il n’y a donc pas de dis­tinc­tion, comme aux États-Unis, entre banques d’in­ves­tis­se­ment (banques de mar­ché) et banques de dépôt.

2. Des différences notables dans les relations avec la clientèle

a) Vis-à-vis de la clien­tèle des entre­prises, la pra­tique de la banque uni­ver­selle en Alle­magne conduit à un concept ori­gi­nal : l’Haus­bank, la banque mai­son. Les entre­prises alle­mandes entre­tiennent avec leur banque, sou­vent unique, des rela­tions sui­vies de par­te­na­riat et lui confient la plu­part de leurs opérations.

À pre­mière vue, le sys­tème alle­mand semble plus épar­pillé, avec quelque 4 000 éta­blis­se­ments de cré­dit (contre 1 600 en France). Tou­te­fois, on peut aus­si regrou­per ces éta­blis­se­ments en quatre ensembles assez homogènes :

  • les banques com­mer­ciales pri­vées, avec plus de 7 000 suc­cur­sales et agences, com­prennent à côté des trois grandes dont la créa­tion remonte à 1871, au moment de la créa­tion de l’É­tat alle­mand (Deutsche Bank, Dresd­ner Bank et Com­merz­bank), 200 banques régio­nales, dont les plus impor­tantes ont une voca­tion de banque uni­ver­selle et dis­posent d’une noto­rié­té cer­taine (Baye­rische Vereins­bank…), une soixan­taine de suc­cur­sales de banques étran­gères et des éta­blis­se­ments spécialisés ;
  • les Caisses d’é­pargne, créées ini­tia­le­ment pour finan­cer l’im­mo­bi­lier, sont deve­nues, dans une large mesure, des banques uni­ver­selles. Ces éta­blis­se­ments de droit public, qui béné­fi­cient de la garan­tie des col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales, dis­posent de 19 000 guichets ;
  • les banques du sec­teur coopé­ra­tif (2 500 coopé­ra­tives de cré­dit) regrou­pant 13 mil­lions de socié­taires, com­prennent les Volks­ban­ken (banques popu­laires), qui opèrent en milieu urbain, et les caisses de cré­dit agri­cole mutuel dont le nombre dimi­nue à la suite des vagues de fusions. Elles sont dotées, à leur tête, d’un éta­blis­se­ment cen­tral de droit public, la DG Bank (Deutsche Genossenschaftsbank) ;
  • des banques spé­cia­li­sées jouent un rôle croissant.

 
Il s’a­git de banques hypo­thé­caires qui dis­tri­buent du cré­dit fon­cier et des prêts aux col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales à par­tir d’un finan­ce­ment essen­tiel­le­ment de type obli­ga­taire ; d’é­ta­blis­se­ments de cré­dit fon­cier de droit public ; de caisses d’é­pargne qui dis­tri­buent des cré­dits assor­tis de condi­tions avan­ta­geuses pour le loge­ment (boni­fi­ca­tion des mon­tants épar­gnés, prime d’é­pargne-loge­ment accor­dée par l’É­tat sous cer­taines condi­tions) ; de socié­tés de cau­tion ou de garan­tie ; enfin de la banque pos­tale qui offre des ser­vices stan­dar­di­sés à tra­vers ses 20 000 guichets.

Les socié­tés fran­çaises, en revanche, font appel à plu­sieurs ban­quiers, et leurs rela­tions sont plu­tôt celles d’un com­man­di­taire vis-à-vis d’un pres­ta­taire. La pra­tique des cré­dits en pool est cou­rante en France, contrai­re­ment aux habi­tudes allemandes.

En outre, par­mi les grands pays euro­péens, c’est en Alle­magne que les banques financent le plus lar­ge­ment les entre­prises. Le poids de la Bourse y est plus faible. En 1994, l’en­cours des cré­dits ban­caires aux socié­tés et aux entre­prises indi­vi­duelles y repré­sen­tait 77 % du PIB, contre 49 % en France, et seule­ment 24 % au Royaume-Uni. Depuis, ce ratio a encore bais­sé en France alors qu’il est res­té stable en Alle­magne. Les banques alle­mandes recyclent l’é­pargne col­lec­tée sous forme de dépôts dans les cré­dits qu’elles consentent aux entreprises.

Sur­tout créan­cières, elles sont éga­le­ment sou­vent action­naires des entre­prises, ce qui leur per­met de sur­veiller la ges­tion de leurs débi­teurs. Ain­si, en Alle­magne, les banques uni­ver­selles détiennent envi­ron 14 % du mar­ché des actions des entre­prises (contre 3 % en France). Il ne s’a­git pas de simple déten­tion d’ac­tions à des fins de pla­ce­ment, comme pour la plu­part des banques fran­çaises. On peut dire que les grandes banques alle­mandes sont de véri­tables conglo­mé­rats finan­ciers, alors que les banques fran­çaises limitent l’es­sen­tiel de leur action au rôle d’in­ter­mé­diaire ban­caire et financier.

b) Vis-à-vis de la clien­tèle des par­ti­cu­liers, la gamme de pro­duits et ser­vices offerts est plus large en France qu’en Alle­magne, tant pour les pla­ce­ments d’é­pargne que pour les moyens de paie­ment. Les règle­ments par carte sont moins répan­dus en Alle­magne qu’en France ; cer­tains ins­tru­ments d’é­pargne très répan­dus en France, comme les SICAV moné­taires, viennent seule­ment d’y être introduits.

Cepen­dant, la situa­tion évo­lue rapi­de­ment, car les pla­ce­ments dans les pro­duits d’é­pargne col­lec­tive (fonds com­muns de pla­ce­ment en actions, obli­ga­tions et immo­bi­lier) y pro­gressent sen­si­ble­ment, au rythme de l’ex­plo­sion de l’offre : l’en­cours géré par des fonds mutuels est pas­sé de 130 mil­liards en 1986 à 684 mil­liards de marks à fin 1996 ; en France, la pro­gres­sion cor­res­pon­dante a été moins rapide, l’en­cours attei­gnant 820 mil­liards de francs en 1996 contre 412 mil­liards en 1986.

Mais sur­tout, la tari­fi­ca­tion des ser­vices aux par­ti­cu­liers com­porte des dif­fé­rences notables. La France pré­sente dans ce domaine une situa­tion très spé­ci­fique. Les opé­ra­tions ban­caires y sont sous-tari­fées et engendrent des sub­ven­tions croi­sées entre pro­duits et ser­vices. La gra­tui­té des comptes et des chèques est sou­vent consi­dé­rée comme la contre­par­tie de la non-rému­né­ra­tion – impo­sée par la régle­men­ta­tion – des dépôts à vue ; mais l’a­van­tage de celle-ci en termes de ren­ta­bi­li­té a été for­te­ment réduit par le déve­lop­pe­ment d’ins­tru­ments de col­lecte de l’é­pargne à vue qui sont venus concur­ren­cer ces dépôts : les SICAV moné­taires rému­né­rées à des taux de mar­ché, et les livrets assor­tis de taux régle­men­tés deve­nus plus favo­rables encore.

Dans la réa­li­té, ce sys­tème, lar­ge­ment défi­ci­taire pour les banques fran­çaises, consti­tue l’une des causes de leur faible ren­ta­bi­li­té sur le mar­ché domes­tique. En Alle­magne, les moyens de paie­ment sont assor­tis fré­quem­ment de com­mis­sions à l’u­ni­té, plus rares en France. La rému­né­ra­tion des dépôts à vue y est libre mais les taux ser­vis ont tou­jours été très faibles (de l’ordre de 0,5 %), sans doute parce que l’Al­le­magne a en géné­ral bien maî­tri­sé l’in­fla­tion depuis la guerre et que les banques ont su impo­ser col­lec­ti­ve­ment leur volonté.

Tableau I
Parts de mar­ché : dépôts de la clien­tèle (1996)​
Allemagne % France %
Banques com­mer­ciales privées
Banques du sec­teur coopératif
Caisses d’épargne
Autres
32
28
31
9
Banques AFB
Banques mutualistes
Caisses d’épargne
IFS et divers
32
31
35
1
TOTAL 100 TOTAL 100
Tableau 2
Parts de mar­ché : cré­dits à la clien­tèle (1996)​
Allemagne % France %
Banques com­mer­ciales privées
Banques du sec­teur coopératif
Caisses d’épargne
Autres
50
22
23
5
Banques AFB
Banques mutualistes
Caisses d’épargne
IFS et divers
33
23
17
27
TOTAL 100 TOTAL 100
Sources : Moody’s pour l’Allemagne, BDF pour la France.

3. La rentabilité des activités bancaires est différente des deux côtés du Rhin

Les condi­tions d’ex­ploi­ta­tion des banques alle­mandes sont plus favo­rables que celles des banques fran­çaises pour les acti­vi­tés ban­caires sur le ter­ri­toire national.

D’a­bord, la concur­rence y est moins forte. La pra­tique du ban­quier unique, qui crée une rela­tion stable avec l’en­tre­prise, contri­bue à assu­rer la ren­ta­bi­li­té du ser­vice aux entre­prises, sou­vent défi­ci­taire en France où les marges de cré­dit, éro­dées par la concur­rence, ne per­mettent pas de cou­vrir à la fois les charges de dis­tri­bu­tion, le coût du risque et la rému­né­ra­tion du capi­tal immo­bi­li­sé par les ratios de solvabilité.

En outre, en France, les acti­vi­tés ban­caires subissent de nom­breux han­di­caps du fait de légis­la­tions spé­ci­fiques et des pri­vi­lèges consen­tis à cer­tains com­pé­ti­teurs, qui n’ont pas d’é­qui­valent en Alle­magne, non plus d’ailleurs que dans les autres grands pays européens.

L’es­prit de dis­ci­pline des banques alle­mandes per­met une tari­fi­ca­tion sys­té­ma­tique des ser­vices ren­dus aux clients et évite les com­por­te­ments de ventes à perte, qui affectent le niveau des recettes des banques fran­çaises. Enfin les risques de cré­dit natio­naux sont plus faibles pour les banques d’outre-Rhin en rai­son de la plus grande soli­di­té du bilan des entre­prises alle­mandes, plus riches en fonds propres, et d’une légis­la­tion des faillites qui res­pecte le droit du créan­cier, alors que la loi et la juris­pru­dence fran­çaises sont plus défa­vo­rables aux prê­teurs, et notam­ment aux banques.

La légis­la­tion fait peser sur les banques fran­çaises des charges fis­cales par­ti­cu­lières qui ren­ché­rissent les coûts de main-d’œuvre : la taxe sur les salaires et la contri­bu­tion des ins­ti­tu­tions finan­cières. Elle les contraint à consen­tir aux béné­fi­ciaires de cré­dits immo­bi­liers à taux fixe un droit au rem­bour­se­ment anti­ci­pé sans péna­li­sa­tion équi­table, qui pèse lour­de­ment sur leur compte d’ex­ploi­ta­tion en cas de baisse des taux.

Elle fait per­sis­ter des pri­vi­lèges au pro­fit de réseaux jadis spé­cia­li­sés (ce qui avait jus­ti­fié l’ins­tau­ra­tion de ces avan­tages), mais dont l’ac­ti­vi­té a été bana­li­sée au cours des quinze ou vingt der­nières années, et qui sont désor­mais des com­pé­ti­teurs de plein exer­cice pour les grandes banques com­mer­ciales : mono­poles de dis­tri­bu­tion de livrets d’é­pargne dont les inté­rêts sont défis­ca­li­sés pour l’é­par­gnant (livret A pour les Caisses d’é­pargne et La Poste, livret bleu pour le Cré­dit Mutuel), mono­pole de col­lecte des dépôts des notaires à taux fixe de 1 % (pour la Caisse des dépôts et le Cré­dit Agricole).

Les finances publiques sont enfin mas­si­ve­ment mobi­li­sées en France pour la sau­ve­garde des entre­prises publiques finan­cières mises en dan­ger par des erreurs de ges­tion sans que soit impo­sée à celles-ci de limi­ta­tion de leurs acti­vi­tés ulté­rieures, ce qui empêche l’a­jus­te­ment des capa­ci­tés de production.

Outre-Rhin, les acti­vi­tés ban­caires ne subissent guère de légis­la­tions dis­cri­mi­na­toires ou péna­li­santes. La prin­ci­pale dis­tor­sion de concur­rence est la garan­tie dont béné­fi­cient les Caisses d’é­pargne alle­mandes, qui per­met sur­tout d’a­mé­lio­rer leur nota­tion, et donc leurs condi­tions de refinancement.

Enfin, la conjonc­ture a été plus favo­rable, ces der­nières années, aux banques alle­mandes qu’aux banques françaises.

Alors que l’en­cours des cré­dits est en stag­na­tion en France, en rai­son notam­ment du niveau très éle­vé du taux d’au­to­fi­nan­ce­ment des entre­prises fran­çaises (plus de 100 % depuis trois ans) et de la mau­vaise tenue du mar­ché immo­bi­lier, la demande de cré­dit en Alle­magne pro­gresse sur un rythme de plus de 5 % l’an, en dépit du ralen­tis­se­ment conjonc­tu­rel obser­vé depuis 1994. La demande de cré­dit est res­tée forte du fait des besoins de finan­ce­ment nés de l’u­ni­fi­ca­tion. Certes, la demande éma­nant des entre­prises s’est affai­blie, mais elle a été relayée par les besoins du sec­teur public et par le finan­ce­ment de l’im­mo­bi­lier, sou­te­nu par des besoins de loge­ments tou­jours impor­tants dans les nou­veaux Länder.

La baisse des taux d’in­té­rêt, en valo­ri­sant l’im­por­tant por­te­feuille d’ac­tifs finan­ciers qu’elles détiennent dans leurs bilans, est plu­tôt favo­rable à la ren­ta­bi­li­té des banques alle­mandes, d’au­tant que les acti­vi­tés sur les mar­chés finan­ciers sont aus­si plus flo­ris­santes pen­dant les périodes de baisse des taux.

En France, en revanche, la plu­part des banques subissent plu­tôt un rétré­cis­se­ment des marges à chaque baisse des taux : la part des res­sources à taux admi­nis­trés est impor­tante dans le bilan des banques de dépôt, et le coût de ces res­sources (notam­ment des livrets à régime régle­men­té) est assez rigide, alors que le ren­de­ment des emplois suit plus rapi­de­ment la baisse des taux.

Par exemple, depuis novembre 1996, les taux du mar­ché moné­taire sont pas­sés en des­sous de 3,5 %, qui est le taux ser­vi à cer­tains livrets, d’autres béné­fi­cient d’un taux de 4,75 % (livret d’é­pargne popu­laire et livret jeune). Il s’est donc créé une inver­sion de l’é­cart entre les taux du mar­ché moné­taire et la rému­né­ra­tion de l’é­pargne liquide admi­nis­trée. Ce phé­no­mène aty­pique aggrave aus­si les dis­tor­sions de la concur­rence, et incite les banques à prendre des risques de taux accrus.

Enfin la baisse des taux pro­voque en France des rem­bour­se­ments anti­ci­pés de cré­dits à taux fixe en fai­sant peser très lar­ge­ment sur les banques le coût actua­riel des inté­rêts res­tant à cou­rir du fait de la légis­la­tion limi­tant les péna­li­tés dues par l’emprunteur qui décide d’in­ter­rompre uni­la­té­ra­le­ment le contrat de cré­dit, pour les cré­dits immobiliers.

La sta­bi­li­té des résul­tats et un niveau moins éle­vé des risques ont confé­ré aux banques alle­mandes leur image de soli­di­té. Leur rating a moins bais­sé que celui des banques dans d’autres pays, en par­ti­cu­lier en France, bien que leur ren­ta­bi­li­té, certes plus stable, soit actuel­le­ment infé­rieure à la per­for­mance des banques anglo-saxonnes. Le taux moyen de ren­ta­bi­li­té des fonds propres des banques alle­mandes est supé­rieur de deux à trois points à celui des banques fran­çaises, tout en res­tant très infé­rieur à celui des banques anglo-saxonnes.

II – Perspectives : monnaie unique et convergence bancaire

La glo­ba­li­sa­tion finan­cière à l’é­chelle du monde a ini­tié un pre­mier mou­ve­ment de libé­ra­li­sa­tion, de réformes et d’in­no­va­tions, très visible en France dès les pre­mières années de la décen­nie quatre-vingts. Par la suite, la construc­tion de l’Eu­rope moné­taire a accé­lé­ré le pro­ces­sus, et l’Al­le­magne a emboî­té le pas, avec un cer­tain retard, mais aus­si avec la forte volon­té de rat­tra­per le temps perdu.

1. Des réformes convergentes

En France, les réformes du sys­tème ban­caire et des mar­chés finan­ciers ont com­men­cé dès le début des années quatre-vingts, avec la pro­mul­ga­tion en 1984 d’une nou­velle loi ban­caire. Les dif­fé­rents com­par­ti­ments du mar­ché finan­cier, à court et à long terme ont été uni­fiés. Des pro­duits nou­veaux ont été créés : titres de créances négo­ciables (cer­ti­fi­cats de dépôt, billets de tré­so­re­rie), fonds com­muns de créances. Des mar­chés ont été ouverts : le mar­ché à terme d’ins­tru­ments finan­ciers (MATIF), le second et le nou­veau marchés.

La ges­tion de la dette publique a été moder­ni­sée avec le lan­ce­ment des OAT, les obli­ga­tions assi­mi­lables du Tré­sor, et la créa­tion des SVT, les spé­cia­listes en valeurs du Tré­sor. Le mar­ché finan­cier fran­çais a moder­ni­sé ses tech­niques (déma­té­ria­li­sa­tion des titres, sys­tème infor­ma­tique de règle­ment, livrai­son des titres…). De nom­breux cir­cuits spé­cia­li­sés de finan­ce­ment ont été bana­li­sés, même si ce pro­ces­sus reste inachevé.

L’Al­le­magne ne s’est enga­gée que plus récem­ment dans les réformes de fond en rai­son de la prio­ri­té abso­lue don­née à la sta­bi­li­té des prix par la Bun­des­bank, mais sans doute aus­si d’un cer­tain conser­va­tisme. Le mar­ché finan­cier alle­mand souf­frait de cer­tains han­di­caps cultu­rels : des inves­tis­seurs pri­vés peu friands des inves­tis­se­ments directs en actions, des fonds de pen­sion peu fami­lia­ri­sés avec les pro­duits sophis­ti­qués. Jus­qu’à une date récente, la Bourse alle­mande a été péna­li­sée par plu­sieurs facteurs :

– les ménages sont moins atti­rés par les actions que dans d’autres pays ; en 1994, seule­ment 5,5 % des foyers étaient action­naires, contre 22 % aux États-Unis et au Royaume-Uni, et 16 % en France ;
– les liens forts entre la banque et l’in­dus­trie blo­quaient quelque peu le marché ;
– les tran­sac­tions étaient épar­pillées entre huit places finan­cières, ayant cha­cune ses régle­men­ta­tions propres.

Le mar­ché finan­cier alle­mand n’est pas pour autant fer­mé : les inves­tis­seurs inter­na­tio­naux détiennent plus de 40 % de la dette négo­ciable alle­mande, car l’é­pargne natio­nale dis­po­nible est infé­rieure à l’in­ves­tis­se­ment total depuis l’unification.

Les réformes ont fina­le­ment été plus tar­dives qu’en France : le pre­mier pro­duit déri­vé a été lan­cé en 1990 ; les lois bour­sières n’ont été moder­ni­sées que depuis 1990 ; l’or­ga­nisme natio­nal de contrôle des opé­ra­tions bour­sières (BAWe) a été créé en 1995, soit cin­quante ans après la SEC amé­ri­caine et vingt-cinq ans après la Com­mis­sion des opé­ra­tions de Bourse fran­çaise ; l’a­ban­don des réserves obli­ga­toires sur les pen­sions livrées, l’au­to­ri­sa­tion pour l’É­tat fédé­ral d’é­mettre des titres à court terme, l’in­tro­duc­tion du démem­bre­ment des obli­ga­tions, l’é­mis­sion plus régu­lière des titres à cinq ans et à trente ans ne sont inter­ve­nus que récem­ment. Grâce à l’u­ti­li­sa­tion rapide des outils infor­ma­tiques, le déve­lop­pe­ment des opé­ra­tions à terme a été très rapide. En 1996, le chiffre d’af­faires du mar­ché alle­mand (DTB) a dépas­sé celui du MATIF.

Tou­te­fois, Franc­fort, comme Paris, pré­sente encore cer­tains han­di­caps par rap­port au grand centre finan­cier de Londres :

– une fis­ca­li­té plus lourde, comme en France : le taux mar­gi­nal supé­rieur d’im­po­si­tion en Alle­magne, soit 53 % contre 40 % au Royaume-Uni, devrait cepen­dant bais­ser après les réformes fiscales ;
– une noto­rié­té insuf­fi­sante, sans doute infé­rieure à celle de Paris : c’est à Londres qu’on ren­contre le plus d’in­ves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels, ayant une forte culture financière ;
– des rigi­di­tés sociales comme en France ;
– une fai­blesse de la part des tran­sac­tions sur des pro­duits libel­lés en devises : 24 % pour les changes (84 % à Londres), 2 % pour les actions (54 % à Londres).

Franc­fort reste donc une grande place « domes­tique », plus sans doute que Paris, alors que Londres est plus attrac­tif pour les opé­ra­tions inter­na­tio­nales. Les grandes banques alle­mandes, comme la Deutsche Bank ou la Dresd­ner Bank, ont d’ailleurs acquis des struc­tures anglo-saxonnes (res­pec­ti­ve­ment Mor­gan Gren­fell et Klein­wort Ben­son) et délo­ca­li­sé à Londres leurs opé­ra­tions inter­na­tio­nales qui ne sont pas libel­lées en Deutsche Mark.

2. Les mutations attendues

Pour les acti­vi­tés ban­caires et finan­cières, la mise en œuvre de la mon­naie unique au début de 1999 va accé­lé­rer l’é­mer­gence d’un mar­ché euro­péen plus inté­gré même si en matière fis­cale, juri­dique et comp­table, et dans la régle­men­ta­tion des rela­tions des banques avec leurs clients, chaque pays va conser­ver, dans un pre­mier temps, bon nombre de spécificités.

À terme, le pro­ces­sus de conver­gence devrait résul­ter de l’a­chè­ve­ment des réformes, à la fois en France et en Alle­magne, mais aus­si des chan­ge­ments de com­por­te­ments des banques et de leurs clients.

a) L’a­chè­ve­ment des réformes. En France, après l’a­bro­ga­tion récente du décret de 1937, qui créait des rigi­di­tés spé­ci­fiques pour l’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail pour les banques AFB, diverses spé­ci­fi­ci­tés de la légis­la­tion et de la régle­men­ta­tion péna­lisent la ren­ta­bi­li­té des acti­vi­tés ban­caires et cer­tains réseaux conti­nuent à béné­fi­cier de pri­vi­lèges, comme on l’a vu. En outre, tous les acteurs ne sont pas sou­mis à la même contrainte de ren­ta­bi­li­té des fonds propres. Cer­tains peuvent se satis­faire de taux de ren­de­ment très faibles, et ne craignent donc pas de faire des opé­ra­tions pro­mo­tion­nelles fortes pour prendre des parts de mar­ché aux banques.

On peut pen­ser que la rigi­di­té des taux admi­nis­trés sera abo­lie : l’É­tat fran­çais ne sera pas en mesure d’of­frir des taux nets d’im­pôts à toute la popu­la­tion euro­péenne, alors que, dans les autres pays euro­péens, le champ d’ap­pli­ca­tion des taux admi­nis­trés est beau­coup plus limi­té. On peut espé­rer en outre que les pou­voirs publics s’emploieront à faire dis­pa­raître les fis­ca­li­tés et régle­men­ta­tions spé­ci­fiques qui han­di­capent les banques fran­çaises par rap­port à leurs concur­rents européens.

Une plus grande trans­pa­rence des prix des pro­duits et des ser­vices favo­ri­se­ra les banques com­mer­ciales pri­vées. Actuel­le­ment, les tarifs des banques fran­çaises sont par­mi les plus bas d’Eu­rope : la fai­blesse des com­mis­sions et l’é­troi­tesse des marges d’in­té­rêt des cré­dits le montrent bien. Cette situa­tion est pro­vo­quée par les rentes de situa­tion dont béné­fi­cient cer­tains réseaux, qui financent ain­si des ventes à perte. Dans un mar­ché euro­péen inté­gré, ces rentes de situa­tion devront dis­pa­raître assez rapidement.

En Alle­magne, de nom­breux pro­jets de lois sont en cours d’é­la­bo­ra­tion. Pour les opé­ra­tions finan­cières, une loi de moder­ni­sa­tion est actuel­le­ment en pré­pa­ra­tion, pour adap­ter Franc­fort aux défis de l’Eu­rope finan­cière de demain. Les pro­jets fis­caux en ges­ta­tion, qui devraient abou­tir à des allé­ge­ments d’im­pôts à la fois pour les entre­prises et les par­ti­cu­liers, sont si impor­tants qu’ils ont été qua­li­fiés de « réforme fis­cale du siècle ».
D’ins­pi­ra­tion anglo-saxonne, ces réformes visent l’ou­ver­ture, la glo­ba­li­sa­tion, la pri­va­ti­sa­tion, la libéralisation.

b) Une modi­fi­ca­tion des com­por­te­ments. En France, les acteurs éco­no­miques sont de plus en plus conscients des effets per­vers de l’ab­sence de véri­té des prix ban­caires et des dis­tor­sions de concur­rence qui seront inte­nables dans un grand mar­ché ban­caire européen.

En Alle­magne, de même, cer­tains cou­rants de pen­sée, à droite comme à gauche, com­mencent à mettre en cause les pou­voirs sup­po­sés ou réels du sys­tème ban­caire et à sou­li­gner les risques poten­tiels de l’ac­cu­mu­la­tion des moyens d’in­fluence des banques. Les par­ti­ci­pa­tions croi­sées entre la banque et l’in­dus­trie consti­tuent la base du capi­ta­lisme alle­mand. Pour cer­tains poli­tiques, les fonc­tions d’ac­tion­naire et de créan­cier ne sont plus compatibles.

Le gou­ver­ne­ment entend limi­ter le pou­voir des banques dans les entre­prises dont elles sont action­naires. Cer­tains songent même à pla­fon­ner les par­ti­ci­pa­tions indus­trielles. Les réformes en cours faci­li­te­ront l’é­vo­lu­tion des com­por­te­ments. À titre d’exemple, les par­ti­ci­pa­tions sont enre­gis­trées dans les bilans ban­caires à des valeurs his­to­riques très basses. Or, les plus-values sont aujourd’­hui impo­sées à 60 %. La réforme fis­cale va se tra­duire par un allé­ge­ment de cette taxa­tion et chan­ger pro­fon­dé­ment la façon dont les banques alle­mandes gèrent leurs par­ti­ci­pa­tions. Elles auront désor­mais la pos­si­bi­li­té de consi­dé­rer ces par­ti­ci­pa­tions comme un por­te­feuille liquide et de les gérer dans une optique financière.

Des chan­ge­ments de com­por­te­ments se des­sinent donc dans les deux pays, ce qui va rap­pro­cher encore les carac­té­ris­tiques et les per­for­mances des banques.

Conclusion

La spé­ci­fi­ci­té des banques alle­mandes est d’ordre cultu­rel, alors que des pesan­teurs admi­nis­tra­tives et des pri­vi­lèges héri­tés de l’his­toire pèsent encore sur les banques fran­çaises. Le modèle alle­mand de banque-indus­trie a été le fruit de choix rela­tion­nels entre les acteurs éco­no­miques. Le sys­tème fran­çais de cir­cuits admi­nis­trés de finan­ce­ment est une sur­vi­vance des poli­tiques éco­no­miques de l’après-guerre.

La conver­gence en cours est d’a­bord un phé­no­mène mon­dial : le déve­lop­pe­ment des mar­chés, la déré­gu­la­tion des éco­no­mies, l’é­mer­gence des fonds de pen­sion modi­fient le pay­sage ban­caire et contri­buent à une « glo­ba­li­sa­tion » désor­mais iné­luc­table. Dans ce contexte, la mon­naie unique est avant tout un cata­ly­seur et un accé­lé­ra­teur du chan­ge­ment. L’eu­ro, en condui­sant chaque entre­prise à défi­nir avec pré­ci­sion sa stra­té­gie et à sélec­tion­ner ses spé­cia­li­tés, sus­cite de nou­velles oppor­tu­ni­tés de rap­pro­che­ment, d’al­liances et de restruc­tu­ra­tions, qui auront, pour les banques alle­mandes comme fran­çaises, des retom­bées for­cé­ment positives.

Mais sur­tout, banques fran­çaises et banques alle­mandes vont béné­fi­cier de l’eu­ro et de la poli­tique moné­taire euro­péenne. La sta­bi­li­té de l’eu­ro favo­ri­se­ra une pente posi­tive plus fré­quente de la courbe des taux et per­met­tra aus­si une uti­li­sa­tion plus exten­sive, et avec moins de risque, de la trans­for­ma­tion, qui est une acti­vi­té de base du métier ban­caire. L’eu­ro sera un moteur de la créa­tion d’un grand mar­ché finan­cier euro­péen inté­gré, qui consti­tue­ra un pôle d’at­trac­tion pour l’é­pargne et les inves­tis­seurs du monde entier. Enfin, les banques euro­péennes auront accès à un pri­vi­lège jus­qu’a­lors réser­vé aux banques amé­ri­caines : avoir pour outil de tra­vail une grande mon­naie de réfé­rence et d’u­sage dans les échanges internationaux.

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