Albert JACQUARD (45), la science au fondement de l’humanisme

Dossier : ExpressionsMagazine N°697 Septembre 2014
Par Thomas PEYBERNES (11)

À neuf ans, à la suite d’un acci­dent de voiture où il per­dra son frère et ses grands-par­ents, Albert est défig­uré. Le regard que les autres por­tent sur lui com­mence alors à pren­dre une impor­tance considérable.

Il veut racheter son exis­tence en prou­vant sa valeur par les études. Élève bril­lant, il obtient un dou­ble bac­calau­réat en math­é­ma­tiques et philosophie.

Il intè­gre Poly­tech­nique en 1945. Il est dans le moule, celui de l’élite nationale dans lequel tant de généra­tions se sont suc­cédé et qui fait encore rêver les jeunes. Pour­tant, à l’X, Albert ressent l’égoïsme des ambi­tions des uns et le manque de dis­cerne­ment des autres.

“ J’ai été un passager de l’histoire ”

Cela l’invite à réfléchir sur le con­formisme et l’attitude pas­sive face aux événe­ments entretenue par cette machine à fab­ri­quer des cadres supérieurs de l’État.

Il dira plus tard : « J’ai vécu la Libéra­tion comme un événe­ment extérieur. J’ai été un pas­sager de l’histoire. J’ai été très long à m’apercevoir qu’il fal­lait que je choi­sisse mon camp. J’étais dans le camp des salauds : ceux qui lais­sent faire et finale­ment atten­dent que les choses s’arrangent. »

Le parcours d’un marginal

La biolo­gie n’est alors pas enseignée à l’X dont les pro­grammes restent très imprégnés de math­é­ma­tiques et de tech­niques. Et, s’il a l’intuition que c’est un domaine por­teur, il restera dans une voie tracée par l’École pen­dant encore quinze ans (ingénieur des Man­u­fac­tures, puis à la Seita).

C’est en 1966 qu’il par­ti­ra finale­ment étudi­er la géné­tique des pop­u­la­tions aux États-Unis, changeant ain­si rad­i­cale­ment d’orientation. Même si cette décou­verte des mécan­ismes biologiques arrive tard (il a 45 ans lorsqu’il obtient son doc­tor­at de géné­tique), elle lui donne des armes red­outa­bles pour les com­bats con­ceptuels qu’il mèn­era toute sa vie (le racisme, l’intelligence, l’inné et l’acquis).

Il occupe ensuite plusieurs postes d’enseignement à l’université. Ses méth­odes péd­a­gogiques sont révo­lu­tion­naires ; il refuse les exa­m­ens tra­di­tion­nels et donne la même note à tout le monde. Il se bat pour que les élèves se ques­tion­nent et raison­nent au lieu d’apprendre par cœur.

Ces approches ne font cepen­dant pas l’unanimité : sa hiérar­chie le force plusieurs fois à chang­er de poste. Pour­tant, l’éducation est le point névral­gique de la société.

Le monde de demain se con­stru­it aujourd’hui dans les écoles. C’est une évi­dence pour Jacquard. À l’heure où la télévi­sion et Inter­net abrutis­sent les mass­es en livrant une infor­ma­tion reçue pas­sive­ment et en sup­p­ri­mant les ques­tion­nements, le rôle cru­cial des pro­fesseurs est d’inculquer l’envie de com­pren­dre par soi-même.

Il s’agit avant tout de sus­citer l’émerveillement devant le monde qui nous entoure et dans lequel il faut savoir faire preuve de bon sens pour avancer. Or notre sys­tème édu­catif, con­state-t-il avec amer­tume, est fondé sur l’esprit de com­péti­tion et la sélection.

Ce sont les moteurs d’une économie en crise, d’un monde où l’humain et le col­lec­tif dis­parais­sent pour laiss­er place au prof­it et à l’individualisme.

Accessible à tous

Les médias com­men­cent pro­gres­sive­ment à s’intéresser à cette fig­ure orig­i­nale du sci­en­tifique engagé qui se rend acces­si­ble à tous.

“ On le voit sur tous les fronts du combat humaniste”

On le voit sur tous les fronts du com­bat human­iste, sur le devant de la scène lorsqu’il s’agit des ques­tions de dis­crim­i­na­tions et de droit au loge­ment pour les plus dému­nis, dans les couliss­es en tant que mem­bre du Comité con­sul­tatif nation­al d’éthique ou de l’Organisation mon­di­ale de la santé.

Nom­breux sont ceux qui auront pu béné­fici­er de son sou­tien. Innom­brables ceux qui ont recon­nu dans son dis­cours et ses ouvrages le bien-fondé de son pro­pos et qui per­pétuent son action aujourd’hui.

Une quête personnelle

Qu’apporte le réc­it de ce par­cours aux poly­tech­ni­ciens du XXIe siè­cle, pas encore ou à peine sor­tis de cette École qui, de toute façon, a bien changé depuis soix­ante-dix ans ?

ÉVITER LE « BURN-OUT »

Qu’y a‑t-il encore de vrai dans cette vision ? Presque rien, presque tout. Les X intègrent en grande majorité l’École sans savoir ce qu’ils veulent faire de leur vie et beaucoup admettent l’avoir choisie sans vraiment savoir ce qui les attendait.
À peine a‑t-on le temps de questionner nos valeurs et nos désirs et nous voilà catapultés dans le monde du « travail » en même temps que dans celui des « adultes » que nous sommes devenus sans nous en rendre compte. Facile alors d’être happé par telle ou telle entreprise, laboratoire ou cabinet, encensé par une réputation qui nous précède.
Il faut attendre plusieurs années avant de s’apercevoir si ce chemin nous correspond ou pas ; mais alors il est difficile d’en changer. Au lieu de se casser la tête à réussir son plan de carrière, peut-être devrait-on s’employer à éviter le burn-out.

Si le début du par­cours d’Albert Jacquard sem­ble tracé comme une route nationale, l’X lui offre enfin l’occasion de s’interroger sur sa philoso­phie de vie. Certes il est diplômé de la plus pres­tigieuse des écoles d’ingénieurs français­es (comme dis­ent les médias), mais l’X ne lui a pas plu. Elle l’a dégoûté du con­formisme et il s’en servi­ra sou­vent comme d’un mau­vais exemple.

Cette expéri­ence n’est pas recom­mand­able selon lui car elle cristallise l’hypocrisie de la société qui crée des généra­tions d’élites, sélec­tion­nées selon des critères mal­sains. Des poten­tiels acca­parés dans de hautes fonc­tions peu utiles tan­dis que la société se casse la figure.

Ce que l’on peut appren­dre au tra­vers de l’histoire d’Albert Jacquard, c’est qu’il est pos­si­ble de réus­sir admirable­ment au terme d’un par­cours atyp­ique. Son chemin se con­stru­it sur une quête per­son­nelle de valeurs et d’un regard sur le monde. Les sci­ences lui ont per­mis de les trou­ver et son engage­ment l’a mis en cohérence avec cette quête et ce regard.

Les nouvelles révolutions

Une autre réflex­ion de Jacquard doit trou­ver une réso­nance par­ti­c­ulière pour les X : celle qu’il a menée sur le con­texte sci­en­tifique et les par­a­digmes de notre époque. L’histoire des croy­ances a tou­jours été mar­quée de con­cepts phares que nul n’osait remet­tre en cause tant ils étaient ancrés dans le quo­ti­di­en (pen­sons à la Terre plate).

Mais cer­tains hommes, usant à la fois de démon­stra­tions sci­en­tifiques rigoureuses et (surtout) de courage se sont opposés à ces idées reçues et ont per­mis le change­ment des concepts.

On par­le de révo­lu­tions sci­en­tifiques, telles que celles de Coper­nic et Galilée. Jacquard con­sid­ère le XXe siè­cle comme la plus grosse de ces « révolutions ».

“ Le siècle précédent a été celui de la déconstruction ”

Tous les con­cepts par­a­dig­ma­tiques que nous avions sont remis en cause : le déter­min­isme avec Poin­caré et la théorie du chaos, le temps et l’espace avec la rel­a­tiv­ité d’Einstein, la matière avec la mécanique quan­tique, la vie et la médecine avec la biolo­gie molécu­laire et la géné­tique, l’esprit humain avec la psy­ch­analyse freu­di­enne, l’information avec Inter­net, etc. Tout est à revoir.

Le siè­cle qui précède le nôtre a été celui de la décon­struc­tion. Com­ment pro­gress­er dans le champ de ruines de con­cepts qu’il nous a laissé ?

D’un point de vue sci­en­tifique, la recherche pro­pose d’elle-même les nou­veaux par­a­digmes qui inac­tivent les anciens (la mécanique quan­tique rem­place la clas­sique, la rel­a­tiv­ité rem­place l’idée de temps linéaire).

D’un point de vue socié­tal, les rup­tures se font sou­vent sans apporter de pont vers un nou­veau par­a­digme. On peut penser au gouf­fre que représente l’invention du numérique. Il s’agit d’une mod­i­fi­ca­tion cru­ciale de la société bien plus grande que la révo­lu­tion coper­ni­ci­enne qui, après tout, ne changeait pas le quo­ti­di­en de la majorité des gens (qui se moquaient bien des querelles théologiques).

Au XXIe siè­cle, tout le monde est touché par ces nou­velles don­nées et per­son­ne ne peut avoir idée de ce qu’il advien­dra demain, de la façon dont la com­mu­nauté mon­di­ale va s’y adapter.

“ On emploie des mots vides de sens ou trompeurs ”

Jacquard fait lui-même par­tie de cette lignée de casseurs de par­a­digmes. Sa démarche est astu­cieuse. Pour trou­ver les con­cepts désuets dont nous restons pris­on­niers il faut s’attaquer à ce qui nous empêche de les décel­er : l’habitude, certes, mais surtout le lan­gage. Il est telle­ment com­mun de par­ler, cela fait par­tie de l’inconscient, si bien qu’une fois appris on emploie des mots vides de sens ou trompeurs.

C’est le cas de la prob­lé­ma­tique autour des « races ». Selon Jacquard, le racisme n’a pas de fonde­ment car le mot même qui lui sert de sup­port n’a pas de sens : depuis l’arrivée de la géné­tique nous savons qu’il n’est pas pos­si­ble de dif­férenci­er le génome d’un Éthiopi­en de celui d’un Sué­dois et que les traits physiques n’ont aucun lien avec les traits de comportement.

Penser pou­voir class­er les pop­u­la­tions selon tel ou tel critère physique est déjà absurde, mais le pire est que ceux qui s’adonnent à ces com­para­isons font l’horreur de sub­stituer à la dif­férence qu’ils obser­vent la hiérar­chie qui les rassure.

Remettre l’humain au centre

La frénésie de la remise en cause sci­en­tifique est intrin­sèque­ment liée à la con­di­tion humaine qui cherche à com­pren­dre ce qui l’entoure. Mais, de par sa vitesse, elle con­duit au monde que l’on con­naît et qui échappe lit­térale­ment à tout contrôle.

COMPRENDRE ET TRANSMETTRE

Cité dans l’annuaire de l’X parmi les « polytechniciens illustres » dans la catégorie « vocations singulières », Albert Jacquard est une figure qui nous touche.
Son parcours prouve que l’anticonformisme est une clé pour se construire une personnalité. La sienne était forte, complète et assumée. Fondée sur une lucidité scientifique à l’égard du monde, sa philosophie est à la portée de tous.
En tant que polytechniciens, n’oublions pas que nous sommes des hommes et des femmes ayant bénéficié d’une éducation scientifique du plus haut niveau et que nous sommes de fait les ambassadeurs du raisonnement et du bon sens.
Comme l’a fait Albert Jacquard, nous devons cultiver toujours cette envie de comprendre et ce devoir de transmettre.

Se dirige-t- il vers un sui­cide de l’humanité (les façons sont mul­ti­ples : pandémie, guerre nucléaire, réchauf­fe­ment cli­ma­tique, etc.) ou abouti­ra-t-il à un nou­v­el équili­bre (avec ou sans l’homme sous sa forme actuelle) ? Les deux alter­na­tives ont leur part de vraisemblance.

Com­ment trou­ver un tant soit peu d’optimisme dans ce chaos menaçant ? Il faut chercher des repères, des valeurs sta­bles qui nous aident à nous con­duire au quo­ti­di­en et à vivre avec ces con­stantes révo­lu­tions. La réponse de Jacquard est de remet­tre d’urgence l’humain au cen­tre de toutes les pri­or­ités. Nous avons oublié com­plète­ment l’Autre pen­dant ce siè­cle de décon­struc­tion qu’a été le XXe siè­cle, alors qu’il est notre seul rem­part con­tre l’excès.

Agis­sons de manière à effectuer cette opéra­tion élé­men­taire qui con­siste à se dire que l’autre est comme moi, que nous avons des génomes qua­si iden­tiques et que par con­séquent il y a un peu de moi en lui. Il n’en faut pas davan­tage pour faire émerg­er les valeurs morales dans l’homme.

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