L’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem.

40 ans à Jérusalem, petite histoire de la critique biblique

Dossier : ExpressionsMagazine N°727 Septembre 2017
Par Étienne NODET (64)

Entré chez les Domi­ni­cains en 1967, Étienne Nodet étu­die et enseigne depuis 40 ans à l’É­cole biblique et archéo­lo­gique de Jéru­sa­lem où il est un spé­cia­liste recon­nu de l’his­toire du chris­tia­nisme et du judaïsme. Il nous pré­sente un aper­çu des méthodes de la cri­tique biblique, qui ici est liée à la pos­si­bi­li­té d’exécuter des fouilles archéo­lo­giques. Mais les tra­vaux avancent len­te­ment, entre des textes par­fois inco­hé­rents, une archéo­lo­gie qui illustre mais ne démontre rien, des sous-pro­duits sur les cultures anciennes qu’il faut aus­si exploiter.

École biblique à Jérusalem
En 1890, Marie-Joseph Lagrange (1855−1938), un jeune domi­ni­cain, accep­ta de venir créer à Jéru­sa­lem une École biblique. © KIRILL4MULA / FOTOLIA.COM

La cri­tique biblique a com­men­cé chez les rab­bins. En géné­ral peu sen­sibles aux ques­tions pro­pre­ment his­to­riques, ils ont tou­jours su tirer par­ti des ten­sions et des illo­gismes pour en extraire des signi­fi­ca­tions nouvelles.

Cepen­dant au Moyen Âge, Abra­ham Ibn Ezra (1092−1167) conclut dis­crè­te­ment que Moïse n’avait pu écrire tout le Penta­teuque, et en par­ti­cu­lier le récit de sa propre mort.

“ La Bible donne facilement prise à la critique rationnelle ”

Plus tard, Richard Simon (1638- 1712) conclut de même, mais moins pru­dent qu’Ibn Ezra, et il dut s’exiler.

Entre-temps Coper­nic, un moine polo­nais, avait mon­tré en 1543 que la Terre n’était pas le centre du monde, mais bien le Soleil. Il écri­vait en latin, et il inté­res­sa même des car­di­naux, puis Gali­lée affir­ma de même que l ’homme n’était pas le centre de la créa­tion, mais il le dit bruyam­ment, et fut condam­né comme contre­ve­nant à la cos­mo­lo­gie biblique.

Tout cela res­tait mal­gré tout assez mar­gi­nal et n’atteignait guère le grand public.

LA CRITIQUE POSITIVISTE

Au XIXe siècle, les jour­naux prirent le relais, car avec les pro­grès des sciences et des tech­niques se déve­lop­pait en Europe une men­ta­li­té posi­ti­viste, dont l’axiome était : « N’est vrai que ce qui est exact. »

En France, le cham­pion en fut Auguste Comte (1814) pour qui la connais­sance ne pou­vait dépas­ser la notion de cau­sa­li­té ; théo­lo­gie et méta­phy­sique ne pou­vaient avoir de lien véri­fiable avec aucune réalité.

En 1868 fut décou­vert l’homme de Cro- Magnon, vieux de dizaines de mil­liers d’années. Sous la IIIe Répu­blique, fort peu clé­ri­cale, on fit chan­ter aux enfants des écoles « l’homme de Cro…, l’homme de Ma…, l’homme de Cro-Magnon… ce n’est pas du bidon… »

Qu’est-ce qui est du bidon ? L’histoire biblique d’Adam, avec une date ridi­cu­le­ment récente.

RELIGION… ET POLITIQUE

Pour­quoi tout ce bruit ? Il n’est pas dou­teux que l’Ancien Tes­ta­ment, où tout est dit au moins deux fois de façon dif­fé­rente, donne faci­le­ment prise à la cri­tique rationnelle.

Dans le monde catho­lique tra­di­tion­nel, cela por­tait, car à la suite des réfor­ma­teurs, et par­ti­cu­liè­re­ment de Luther, la contre-réforme du concile de Trente au XVIe siècle avait mis l’accent sur l’architecture théo­lo­gique du chris­tia­nisme et pro­hi­bé la lec­ture directe de l’Écriture.

En sim­pli­fiant, on peut dire que celle-ci n’était plus qu’un recueil de véri­tés qui se trou­vèrent bous­cu­lées par la critique.

Il faut noter que chez les pro­tes­tants comme chez les juifs, le pro­blème ne se posait pas ain­si, car on n’avait jamais per­du de vue la dimen­sion exis­ten­tielle très concrète de ces vieux textes. La cri­tique his­to­rique se déve­lop­pa cepen­dant dans le monde luthé­rien, mais d’abord en marge.

Puis son grand cham­pion fut Julius Well­hau­sen (1844−1918), le pre­mier à popu­la­ri­ser une théo­rie sur les sources du Penta­teuque, mais il déci­da de ces­ser d’enseigner, car ses vues ne pou­vaient être utiles aux futurs pasteurs.

FACE AU SIÈCLE DES LUMIÈRES

La cri­tique du Nou­veau Tes­ta­ment eut un des­tin dif­fé­rent. Au siècle des Lumières, elle fut radi­cale dans le monde catho­lique sur­tout fran­çais, met­tant en jeu l’État chré­tien. On peut la sym­bo­li­ser par deux noms : Vol­taire com­po­sa un dic­tion­naire phi­lo­so­phique qu’il vou­lut por­ta­tif et peu cher, pour faire pièce aux évan­giles, éga­le­ment por­ta­tifs et peu chers.

De son côté, Jean-Jacques Rous­seau pen­sait que l’homme est natu­rel­le­ment bon et que la socié­té le cor­rompt, avec deux consé­quences : d’abord un roman­tisme de l’état de nature, d’une per­fec­tion pri­mi­tive per­due ; ensuite la néces­si­té de régu­ler les socié­tés modernes selon la volon­té géné­rale, dûment exprimée.

C’est de là que sont nées les illu­sions du communisme.

JÉSUS HISTORIQUE VS JÉSUS DES THÉOLOGIENS ?

Dans le monde pro­tes­tant, on admet­tait au contraire que Jésus res­tait un sage indé­pas­sable, et qu’il fal­lait le retrou­ver, par-delà la foi des théo­lo­giens et les tra­di­tions des catho­liques. Et ce fut le début d’une longue quête du Jésus his­to­rique, par­ti­cu­liè­re­ment en Allemagne.

On écar­tait d’emblée l’évangile de Jean, jugé trop théo­lo­gique, et il s’agissait de retrou­ver son pro­fil exact à tra­vers les trois évan­giles synop­tiques, sup­po­sés dépendre d’un ori­gi­nal unique : quels étaient ses ipsis­si­ma ver­ba ? Le pre­mier fut Her­mann Rei­ma­rus (1694−1768).

“ On reconnaît la pensée de l’auteur bien plus que Jésus lui-même ”

Pour­tant, mal­gré un grand luxe de théo­ries et d’études, la tâche reste aujourd’hui lar­ge­ment inache­vée, ce qui laisse soup­çon­ner qu’il y a quelque part une erreur de méthode, peut-être un roman­tisme exces­sif des origines.

En 1906, Albert Schweit­zer, le futur méde­cin de Lam­ba­ré­né, publia une étude où il mon­trait – obser­va­tion fon­da­men­tale – que dans les nom­breuses Vies de Jésus parues jusqu’à son temps, on recon­naît la pen­sée de l’auteur bien plus que Jésus lui-même. De fait, quand on exa­mine la Bible du point de vue de Sirius, on n’y trouve pas grand-chose de cohérent.

LA CRISE MODERNISTE

Face à tous ces tra­vaux, la réflexion catho­lique était notoi­re­ment indi­gente. Une pen­sée fort sage de saint Augus­tin avait été oubliée : la nature humaine, disait-il, aurait été avi­lie si Dieu n’avait pas vou­lu que ce soit des hommes qui parlent de lui à d’autres hommes ; il en concluait qu’il ne fal­lait pas deman­der aux auteurs bibliques plus que la science de leur temps, car cela ne concer­nait pas la foi.

Mais l’heure était à une science en pro­grès et aus­si à l’éveil des natio­na­li­tés : la publi­ca­tion en 1859 par Dar­win de sa théo­rie de l’évolution créa un ébran­le­ment ; le réveil de l’Italie en fut un autre, avec la dis­pa­ri­tion des États pon­ti­fi­caux en 1870.

Tout un monde de chré­tien­té s’effondrait. Telles étaient les cir­cons­tances où allait se déve­lop­per la crise moder­niste, où l’ensemble de la dog­ma­tique catho­lique était contes­té de l’intérieur, au nom d’un rela­ti­visme géné­ra­li­sé. Cela sus­ci­ta des réflexes réactionnaires.


Fouilles à Jérusalem
École biblique, fon­da­tions du bâti­ment actuel, sur une ancienne basi­lique du VIe siècle. Au fond, le pre­mier bâti­ment de l’École biblique archéo­lo­gique fran­çaise (EBAF).

LE PÈRE LAGRANGE AU SECOURS D’ÉLIÉZER BEN YEHUDA

Pour la petite his­toire, on peut rap­por­ter qu’avant 1910, Élié­zer Ben Yehu­da, le fon­da­teur de l’hébreu moderne, venait tra­vailler à la biblio­thèque de l’École, car c’était la seule à Jéru­sa­lem, qui à l’époque n’était qu’un vil­lage sale et dangereux.

Il dut faire face à un pro­cès en excom­mu­ni­ca­tion, car son entre­prise était vue par les rab­bins locaux comme une pro­fa­na­tion de la langue sacrée. En fait, c’était vou­lu, car il s’agissait de la faire pas­ser dans la vie quo­ti­dienne en reve­nant aux temps bibliques, en amont du judaïsme rabbinique.

Et Lagrange est allé le défendre, au nom de la science.


L’INTUITION À LA FOIS CONSERVATRICE ET HARDIE DU PÈRE LAGRANGE

En 1890, Marie-Joseph Lagrange (1855- 1938), un jeune domi­ni­cain, accep­ta de venir créer à Jéru­sa­lem une École biblique, sur le modèle de l’EPHE (l’École pra­tique des hautes études), pour rele­ver en tho­miste éclai­ré les défis de l’archéologie et de la science du temps.

Il fut long­temps atta­qué, soup­çon­né d’hérésie ; avant la guerre de 14, l’École biblique fut plu­sieurs fois mena­cée d’être sup­pri­mée. En effet, il savait l’allemand, et s’efforça de s’appuyer sur les immenses tra­vaux qu’on qua­li­fiait alors de « prussiens ».

Sur le ter­rain, il entre­prit avec quelques com­pa­gnons des explo­ra­tions sys­té­ma­tiques, et sui­vit de près les tra­vaux des Anglais, des Alle­mands et des Amé­ri­cains qui étaient déjà sur place. Divers sites furent inven­to­riés et fouillés, de nom­breuses ins­crip­tions relevées.

“ L’archéologie illustre, mais ne démontre rien ”

Il s’agissait sur­tout de l’Ancien Tes­ta­ment, mais le Nou­veau sus­cite aus­si quelques ques­tions, en par­ti­cu­lier sur Jéru­sa­lem et ses grandes construc­tions. Le résul­tat d’ensemble est que l’archéologie illustre, mais ne démontre rien. Elle sug­gère même par­fois un autre discours.

Par exemple dans la Bible, la période dite des Juges, après la mort de Josué suc­ces­seur de Moïse, est très vague, sans État orga­ni­sé ; puis il se crée un royaume, avec David et Salo­mon, donc un État, qui ensuite se scinde en deux (Israël et Juda).

Au contraire, les fouilles de dif­fé­rents sites montrent pour la pre­mière période des villes ouvertes, ce qui sug­gère qu’un État les pro­tège, et pour la seconde des villes for­ti­fiées, comme si cha­cune était une prin­ci­pau­té autonome.

Ce genre d’écart sus­cite diverses réflexions.

UN NOUVEAU SOUFFLE AVEC PIE XII

En 1943, le pape Pie XII publia Divi­no afflante spi­ri­tu, une ency­clique recon­nais­sant l’utilité des études lit­té­raires et his­to­riques pour une meilleure intel­li­gence de la Bible. Ain­si, le pro­jet d’une « Bible de Jéru­sa­lem » fut lan­cé aus­si­tôt après la guerre avec l’École biblique.

Elle fut d’abord publiée en fas­ci­cules, et en 1956 tout fut regrou­pé en un volume, dont le suc­cès ne s’est jamais démen­ti. Une nou­velle forme en est à l’étude, la « Bible en ses Tra­di­tions », qui met à pro­fit les tech­no­lo­gies modernes.

L’APPORT DES DÉCOUVERTES DE QUMRÂN

Paral­lè­le­ment, des cir­cons­tances curieuses aug­men­tèrent le renom de l’École biblique.

Grotte près de Qumrân, en Jordanie
En 1947, sept rou­leaux furent décou­verts par des bédouins dans une grotte près de Qum­rân, un site proche de la mer Morte.

En 1947, sept rou­leaux furent décou­verts par des bédouins dans une grotte près de Qum­rân, un site proche de la mer Morte. Le pre­mier à en appré­cier l’ancienneté et la valeur fut Éléa­zar Suke­nik, pro­fes­seur à l’Université hébraïque de Jéru­sa­lem ; il fit un rap­pro­che­ment avec une notice de Pline l’Ancien, qui vers 75 par­lait d’esséniens près de la mer Morte.

Mais l’époque était dif­fi­cile : le man­dat bri­tan­nique en Pales­tine s’achevait, et fin 1947, l’ONU pro­non­ça la par­ti­tion du pays, qui fut sui­vie d’une guerre. Celle-ci s’acheva en 1948 avec une redis­tri­bu­tion géo­gra­phique autour d’une « fron­tière » de ces­sez-le-feu, qui est res­tée sous le nom de « ligne verte ».

Au terme des hos­ti­li­tés, Jéri­cho et la région de Qum­rân se sont retrou­vées dans le royaume de Jor­da­nie, et les Israé­liens n’y avaient plus accès. Aus­si les grottes alen­tour et le site lui-même furent-ils fouillés par l’École biblique, sous les aus­pices du ser­vice des anti­qui­tés de Jordanie.

Les manus­crits recueillis étaient extrê­me­ment inté­res­sants pour les his­to­riens, mais plu­tôt abs­cons pour le grand public. En outre, la publi­ca­tion en a été très lente, d’où toutes sortes de soup­çons, de com­plots ou de cen­sures. Autant dire que la poli­tique s’en est mêlée !

LES TRIBULATIONS HÉBRAÏSANTES D’UN X À JÉRUSALEM

Tout cela forme un gros pas­sé pour une ins­ti­tu­tion de dimen­sion modeste, et main­te­nant les ins­ti­tuts d’études bibliques sont innom­brables. Et venons-en à une actua­li­té plus personnelle.

En 1972, pen­dant mes études théo­lo­giques, j’avais échoué lamen­ta­ble­ment à un cours d’hébreu biblique, et de bons esprits me susur­rèrent qu’il y avait en Israël des orga­nismes pour ensei­gner un hébreu qua­si biblique aux nou­veaux immi­grants (oul­pan).

Je vins cet été-là et consta­tai que la méthode glo­bale uti­li­sée était très effi­cace. Sur­tout, je décou­vris le judaïsme et sa sagesse très par­ti­cu­lière et très concrète ; je n’en avais pas plus d’idée que sur les Incas.

Résul­tat : quelques années à l’Université hébraïque pour étu­dier le Tal­mud, ce monu­ment qui pousse le lan­gage à ses limites.

À L’ASSAUT DE FLAVIUS JOSÈPHE

Arri­vé à l’École biblique en 1977, il m’a été confié quelques années plus tard le soin de faire une tra­duc­tion com­men­tée de l’ouvrage prin­ci­pal de Fla­vius Josèphe (37−96), les Anti­qui­tés juives. L’auteur – l’unique his­to­rien juif dont les œuvres ont sub­sis­té – y para­phrase en grec une Bible hébraïque depuis Adam, et com­plète jusqu’à son temps.

Le pro­jet avance très len­te­ment, car il en res­sort des quan­ti­tés de sous-pro­duits, sur les ins­ti­tu­tions israé­lites puis juives, sur les débuts du chris­tia­nisme et sur divers aspects des cultures anciennes.

“ Les grottes et le site de Qumrân furent fouillés par l’École biblique ”

Un exemple biblique : lors des per­sé­cu­tions de la crise mac­ca­béenne (167−164 av. J.-C.), Mat­ta­thias, père de Judas Mac­ca­bée, décide après un mas­sacre de Juifs de per­mettre la défense armée le jour du sab­bat contre l’ennemi grec, mais sans invo­quer aucun pré­cé­dent. C’est bien étrange, car on se demande ce qu’il en était aupa­ra­vant, puisqu’il y avait eu constam­ment des guerres depuis Moïse et Josué, avec ensuite un État à défendre !

Un autre exemple, lié à la culture romaine : au moment de la mort de Jésus, l’évangile de Mat­thieu rap­porte un ébran­le­ment géné­ral, et un cen­tu­rion déclare : « Vrai­ment, celui-là était fils de Dieu. »

Le titre n’est guère biblique, puisque tout le monde peut l’être. Mais dans un crâne de Romain, le « fils de dieu » est d’abord l’empereur, et l’historien Sué­tone affirme qu’Auguste, le pre­mier empe­reur, était dieu, fils de dieu, né sans père. Donc, le cen­tu­rion a chan­gé de point de vue, et c’est pour cela que l’endroit de la cru­ci­fixion est nom­mé Gol­go­tha, l’équivalent local de Capi­tole, le haut lieu du pou­voir du maître du monde.


OUVRAGES RÉCENTS DE L’AUTEUR :

  • L’Odyssée de la Bible ; études et thèmes, Paris, Cerf, 2014.
  • La Porte du ciel. Les Essé­niens et Qum­rân, Paris, Cerf, 2016.

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