L’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem.

40 ans à Jérusalem, petite histoire de la critique biblique

Dossier : ExpressionsMagazine N°727 Septembre 2017
Par Étienne NODET (64)

Un aperçu des méth­odes de la cri­tique biblique, qui ici est liée à la pos­si­bil­ité d’exécuter des fouilles archéologiques. Mais les travaux avan­cent lente­ment, entre des textes par­fois inco­hérents, une archéolo­gie qui illus­tre mais ne démon­tre rien, des sous-pro­duits sur les cul­tures anci­ennes qu’il faut aus­si exploiter. 

La cri­tique biblique a com­mencé chez les rab­bins. En général peu sen­si­bles aux ques­tions pro­pre­ment his­toriques, ils ont tou­jours su tir­er par­ti des ten­sions et des illo­gismes pour en extraire des sig­ni­fi­ca­tions nouvelles. 

Cepen­dant au Moyen Âge, Abra­ham Ibn Ezra (1092–1167) con­clut dis­crète­ment que Moïse n’avait pu écrire tout le Pen­ta­teuque, et en par­ti­c­uli­er le réc­it de sa pro­pre mort. 

“ La Bible donne facilement prise à la critique rationnelle ”

Plus tard, Richard Simon (1638- 1712) con­clut de même, mais moins pru­dent qu’Ibn Ezra, et il dut s’exiler.

Entre-temps Coper­nic, un moine polon­ais, avait mon­tré en 1543 que la Terre n’était pas le cen­tre du monde, mais bien le Soleil. Il écrivait en latin, et il intéres­sa même des car­dinaux, puis Galilée affir­ma de même que l ’homme n’était pas le cen­tre de la créa­tion, mais il le dit bruyam­ment, et fut con­damné comme con­trevenant à la cos­molo­gie biblique. 

Tout cela restait mal­gré tout assez mar­gin­al et n’atteignait guère le grand public. 

LA CRITIQUE POSITIVISTE

Au XIXe siè­cle, les jour­naux prirent le relais, car avec les pro­grès des sci­ences et des tech­niques se dévelop­pait en Europe une men­tal­ité pos­i­tiviste, dont l’axiome était : « N’est vrai que ce qui est exact. » 

En France, le cham­pi­on en fut Auguste Comte (1814) pour qui la con­nais­sance ne pou­vait dépass­er la notion de causal­ité ; théolo­gie et méta­physique ne pou­vaient avoir de lien véri­fi­able avec aucune réalité. 

En 1868 fut décou­vert l’homme de Cro- Magnon, vieux de dizaines de mil­liers d’années. Sous la IIIe République, fort peu cléri­cale, on fit chanter aux enfants des écoles « l’homme de Cro…, l’homme de Ma…, l’homme de Cro-Magnon… ce n’est pas du bidon… » 

Qu’est-ce qui est du bidon ? L’histoire biblique d’Adam, avec une date ridicule­ment récente. 

RELIGION… ET POLITIQUE

Pourquoi tout ce bruit ? Il n’est pas dou­teux que l’Ancien Tes­ta­ment, où tout est dit au moins deux fois de façon dif­férente, donne facile­ment prise à la cri­tique rationnelle. 


L’église du Saint-Sépul­cre à Jérusalem. © RICHARD / FOTOLIA.COM

Dans le monde catholique tra­di­tion­nel, cela por­tait, car à la suite des réfor­ma­teurs, et par­ti­c­ulière­ment de Luther, la con­tre-réforme du con­cile de Trente au XVIe siè­cle avait mis l’accent sur l’architecture théologique du chris­tian­isme et pro­hibé la lec­ture directe de l’Écriture.

En sim­pli­fi­ant, on peut dire que celle-ci n’était plus qu’un recueil de vérités qui se trou­vèrent bous­culées par la critique. 

Il faut not­er que chez les protes­tants comme chez les juifs, le prob­lème ne se posait pas ain­si, car on n’avait jamais per­du de vue la dimen­sion exis­ten­tielle très con­crète de ces vieux textes. La cri­tique his­torique se dévelop­pa cepen­dant dans le monde luthérien, mais d’abord en marge. 

Puis son grand cham­pi­on fut Julius Well­hausen (1844–1918), le pre­mier à pop­u­laris­er une théorie sur les sources du Pen­ta­teuque, mais il déci­da de cess­er d’enseigner, car ses vues ne pou­vaient être utiles aux futurs pasteurs. 

FACE AU SIÈCLE DES LUMIÈRES

La cri­tique du Nou­veau Tes­ta­ment eut un des­tin dif­férent. Au siè­cle des Lumières, elle fut rad­i­cale dans le monde catholique surtout français, met­tant en jeu l’État chré­tien. On peut la sym­bol­is­er par deux noms : Voltaire com­posa un dic­tio­n­naire philosophique qu’il voulut por­tatif et peu cher, pour faire pièce aux évangiles, égale­ment por­tat­ifs et peu chers. 

De son côté, Jean-Jacques Rousseau pen­sait que l’homme est naturelle­ment bon et que la société le cor­rompt, avec deux con­séquences : d’abord un roman­tisme de l’état de nature, d’une per­fec­tion prim­i­tive per­due ; ensuite la néces­sité de réguler les sociétés mod­ernes selon la volon­té générale, dûment exprimée. 

C’est de là que sont nées les illu­sions du communisme. 

JÉSUS HISTORIQUE VS JÉSUS DES THÉOLOGIENS ?

Dans le monde protes­tant, on admet­tait au con­traire que Jésus restait un sage indé­pass­able, et qu’il fal­lait le retrou­ver, par-delà la foi des théolo­giens et les tra­di­tions des catholiques. Et ce fut le début d’une longue quête du Jésus his­torique, par­ti­c­ulière­ment en Allemagne. 

On écar­tait d’emblée l’évangile de Jean, jugé trop théologique, et il s’agissait de retrou­ver son pro­fil exact à tra­vers les trois évangiles syn­op­tiques, sup­posés dépen­dre d’un orig­i­nal unique : quels étaient ses ipsis­si­ma ver­ba ? Le pre­mier fut Her­mann Reimarus (1694–1768).

“ On reconnaît la pensée de l’auteur bien plus que Jésus lui-même ”

Pour­tant, mal­gré un grand luxe de théories et d’études, la tâche reste aujourd’hui large­ment inachevée, ce qui laisse soupçon­ner qu’il y a quelque part une erreur de méthode, peut-être un roman­tisme exces­sif des origines. 

En 1906, Albert Schweitzer, le futur médecin de Lam­baréné, pub­lia une étude où il mon­trait – obser­va­tion fon­da­men­tale – que dans les nom­breuses Vies de Jésus parues jusqu’à son temps, on recon­naît la pen­sée de l’auteur bien plus que Jésus lui-même. De fait, quand on exam­ine la Bible du point de vue de Sir­ius, on n’y trou­ve pas grand-chose de cohérent. 

LA CRISE MODERNISTE

Face à tous ces travaux, la réflex­ion catholique était notoire­ment indi­gente. Une pen­sée fort sage de saint Augustin avait été oubliée : la nature humaine, dis­ait-il, aurait été avilie si Dieu n’avait pas voulu que ce soit des hommes qui par­lent de lui à d’autres hommes ; il en con­clu­ait qu’il ne fal­lait pas deman­der aux auteurs bibliques plus que la sci­ence de leur temps, car cela ne con­cer­nait pas la foi. 

Mais l’heure était à une sci­ence en pro­grès et aus­si à l’éveil des nation­al­ités : la pub­li­ca­tion en 1859 par Dar­win de sa théorie de l’évolution créa un ébran­le­ment ; le réveil de l’Italie en fut un autre, avec la dis­pari­tion des États pon­tif­i­caux en 1870. 

Tout un monde de chré­tien­té s’effondrait. Telles étaient les cir­con­stances où allait se dévelop­per la crise mod­erniste, où l’ensemble de la dog­ma­tique catholique était con­testé de l’intérieur, au nom d’un rel­a­tivisme général­isé. Cela sus­ci­ta des réflex­es réactionnaires. 

Fouilles à Jérusalem
École biblique, fon­da­tions du bâti­ment actuel, sur une anci­enne basilique du VIe siè­cle. Au fond, le pre­mier bâti­ment de l’École biblique archéologique française (EBAF).

LE PÈRE LAGRANGE AU SECOURS D’ÉLIÉZER BEN YEHUDA

Pour la petite histoire, on peut rapporter qu’avant 1910, Éliézer Ben Yehuda, le fondateur de l’hébreu moderne, venait travailler à la bibliothèque de l’École, car c’était la seule à Jérusalem, qui à l’époque n’était qu’un village sale et dangereux.
Il dut faire face à un procès en excommunication, car son entreprise était vue par les rabbins locaux comme une profanation de la langue sacrée. En fait, c’était voulu, car il s’agissait de la faire passer dans la vie quotidienne en revenant aux temps bibliques, en amont du judaïsme rabbinique.
Et Lagrange est allé le défendre, au nom de la science.

L’INTUITION À LA FOIS CONSERVATRICE ET HARDIE DU PÈRE LAGRANGE

En 1890, Marie-Joseph Lagrange (1855- 1938), un jeune domini­cain, accep­ta de venir créer à Jérusalem une École biblique, sur le mod­èle de l’EPHE (l’École pra­tique des hautes études), pour relever en thomiste éclairé les défis de l’archéologie et de la sci­ence du temps. 

Il fut longtemps attaqué, soupçon­né d’hérésie ; avant la guerre de 14, l’École biblique fut plusieurs fois men­acée d’être sup­primée. En effet, il savait l’allemand, et s’efforça de s’appuyer sur les immenses travaux qu’on qual­i­fi­ait alors de « prussiens ». 

Sur le ter­rain, il entre­prit avec quelques com­pagnons des explo­rations sys­té­ma­tiques, et suiv­it de près les travaux des Anglais, des Alle­mands et des Améri­cains qui étaient déjà sur place. Divers sites furent inven­toriés et fouil­lés, de nom­breuses inscrip­tions relevées. 

“ L’archéologie illustre, mais ne démontre rien ”

Il s’agissait surtout de l’Ancien Tes­ta­ment, mais le Nou­veau sus­cite aus­si quelques ques­tions, en par­ti­c­uli­er sur Jérusalem et ses grandes con­struc­tions. Le résul­tat d’ensemble est que l’archéologie illus­tre, mais ne démon­tre rien. Elle sug­gère même par­fois un autre discours. 

Par exem­ple dans la Bible, la péri­ode dite des Juges, après la mort de Josué suc­cesseur de Moïse, est très vague, sans État organ­isé ; puis il se crée un roy­aume, avec David et Salomon, donc un État, qui ensuite se scinde en deux (Israël et Juda). 

Au con­traire, les fouilles de dif­férents sites mon­trent pour la pre­mière péri­ode des villes ouvertes, ce qui sug­gère qu’un État les pro­tège, et pour la sec­onde des villes for­ti­fiées, comme si cha­cune était une prin­ci­pauté autonome. 

Ce genre d’écart sus­cite divers­es réflexions. 

UN NOUVEAU SOUFFLE AVEC PIE XII

En 1943, le pape Pie XII pub­lia Divi­no afflante spir­i­tu, une ency­clique recon­nais­sant l’utilité des études lit­téraires et his­toriques pour une meilleure intel­li­gence de la Bible. Ain­si, le pro­jet d’une « Bible de Jérusalem » fut lancé aus­sitôt après la guerre avec l’École biblique. 

Elle fut d’abord pub­liée en fas­ci­cules, et en 1956 tout fut regroupé en un vol­ume, dont le suc­cès ne s’est jamais démen­ti. Une nou­velle forme en est à l’étude, la « Bible en ses Tra­di­tions », qui met à prof­it les tech­nolo­gies modernes. 

L’APPORT DES DÉCOUVERTES DE QUMRÂN

Par­al­lèle­ment, des cir­con­stances curieuses aug­men­tèrent le renom de l’École biblique. 

Grotte près de Qumrân, en Jordanie
En 1947, sept rouleaux furent décou­verts par des bédouins dans une grotte près de Qum­rân, un site proche de la mer Morte.

En 1947, sept rouleaux furent décou­verts par des bédouins dans une grotte près de Qum­rân, un site proche de la mer Morte. Le pre­mier à en appréci­er l’ancienneté et la valeur fut Éléazar Sukenik, pro­fesseur à l’Université hébraïque de Jérusalem ; il fit un rap­proche­ment avec une notice de Pline l’Ancien, qui vers 75 par­lait d’esséniens près de la mer Morte. 

Mais l’époque était dif­fi­cile : le man­dat bri­tan­nique en Pales­tine s’achevait, et fin 1947, l’ONU prononça la par­ti­tion du pays, qui fut suiv­ie d’une guerre. Celle-ci s’acheva en 1948 avec une redis­tri­b­u­tion géo­graphique autour d’une « fron­tière » de cessez-le-feu, qui est restée sous le nom de « ligne verte ». 

Au terme des hos­til­ités, Jéri­cho et la région de Qum­rân se sont retrou­vées dans le roy­aume de Jor­danie, et les Israéliens n’y avaient plus accès. Aus­si les grottes alen­tour et le site lui-même furent-ils fouil­lés par l’École biblique, sous les aus­pices du ser­vice des antiq­ui­tés de Jordanie. 

Les man­u­scrits recueil­lis étaient extrême­ment intéres­sants pour les his­to­riens, mais plutôt abscons pour le grand pub­lic. En out­re, la pub­li­ca­tion en a été très lente, d’où toutes sortes de soupçons, de com­plots ou de cen­sures. Autant dire que la poli­tique s’en est mêlée ! 

LES TRIBULATIONS HÉBRAÏSANTES D’UN X À JÉRUSALEM

Tout cela forme un gros passé pour une insti­tu­tion de dimen­sion mod­este, et main­tenant les insti­tuts d’études bibliques sont innom­brables. Et venons-en à une actu­al­ité plus personnelle. 

En 1972, pen­dant mes études théologiques, j’avais échoué lam­en­ta­ble­ment à un cours d’hébreu biblique, et de bons esprits me susurrèrent qu’il y avait en Israël des organ­ismes pour enseign­er un hébreu qua­si biblique aux nou­veaux immi­grants (oul­pan).

Je vins cet été-là et con­statai que la méthode glob­ale util­isée était très effi­cace. Surtout, je décou­vris le judaïsme et sa sagesse très par­ti­c­ulière et très con­crète ; je n’en avais pas plus d’idée que sur les Incas. 

Résul­tat : quelques années à l’Université hébraïque pour étudi­er le Tal­mud, ce mon­u­ment qui pousse le lan­gage à ses limites. 

À L’ASSAUT DE FLAVIUS JOSÈPHE

Arrivé à l’École biblique en 1977, il m’a été con­fié quelques années plus tard le soin de faire une tra­duc­tion com­men­tée de l’ouvrage prin­ci­pal de Flav­ius Josèphe (37–96), les Antiq­ui­tés juives. L’auteur – l’unique his­to­rien juif dont les œuvres ont sub­sisté – y para­phrase en grec une Bible hébraïque depuis Adam, et com­plète jusqu’à son temps. 

Le pro­jet avance très lente­ment, car il en ressort des quan­tités de sous-pro­duits, sur les insti­tu­tions israélites puis juives, sur les débuts du chris­tian­isme et sur divers aspects des cul­tures anciennes. 

“ Les grottes et le site de Qumrân furent fouillés par l’École biblique ”

Un exem­ple biblique : lors des per­sé­cu­tions de la crise mac­cabéenne (167–164 av. J.-C.), Mat­tathias, père de Judas Mac­cabée, décide après un mas­sacre de Juifs de per­me­t­tre la défense armée le jour du sab­bat con­tre l’ennemi grec, mais sans invo­quer aucun précé­dent. C’est bien étrange, car on se demande ce qu’il en était aupar­a­vant, puisqu’il y avait eu con­stam­ment des guer­res depuis Moïse et Josué, avec ensuite un État à défendre ! 

Un autre exem­ple, lié à la cul­ture romaine : au moment de la mort de Jésus, l’évangile de Matthieu rap­porte un ébran­le­ment général, et un cen­tu­ri­on déclare : « Vrai­ment, celui-là était fils de Dieu. » 

Le titre n’est guère biblique, puisque tout le monde peut l’être. Mais dans un crâne de Romain, le « fils de dieu » est d’abord l’empereur, et l’historien Sué­tone affirme qu’Auguste, le pre­mier empereur, était dieu, fils de dieu, né sans père. Donc, le cen­tu­ri­on a changé de point de vue, et c’est pour cela que l’endroit de la cru­ci­fix­ion est nom­mé Gol­go­tha, l’équivalent local de Capi­tole, le haut lieu du pou­voir du maître du monde. 

OUVRAGES RÉCENTS DE L’AUTEUR :

L’Odyssée de la Bible ; études et thèmes, Paris, Cerf, 2014.
La Porte du ciel. Les Esséniens et Qum­rân, Paris, Cerf, 2016. 

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