35 heures : pas dans notre entreprise

Dossier : Emploi et temps de travailMagazine N°532 Février 1998
Par Guillaume SARKOZY

Les idéo­logues et les écon­o­mistes de salon auront alors tri­om­phé. Les jour­naux sont rem­plis de leurs réflex­ions et études jus­ti­fi­ant “économique­ment” la réduc­tion oblig­a­toire du temps de tra­vail. Ils oublient tou­jours ce à quoi nous, chefs d’en­tre­prise, sommes quo­ti­di­en­nement con­fron­tés : la con­cur­rence internationale.

Mes con­frères ital­iens sont éton­nés et réjouis. Ils con­nais­sent bien l’a­van­tage con­cur­ren­tiel don­né par une baisse des coûts : en 1993, leur Gou­verne­ment a déval­ué la lire, leur offrant en une nuit une amélio­ra­tion de leurs prix de vente de 20 % par rap­port aux nôtres. Mieux encore, aujour­d’hui notre Gou­verne­ment leur offre une aug­men­ta­tion mas­sive de nos prix de revient.

J’ap­pelle écon­o­mistes et gou­ver­nants à venir “porter la valise d’échan­til­lons” avec nous en Ital­ie, en Angleterre, aux États-Unis, au Japon, à Hong-kong…, peut-être alors com­menceront-ils à com­pren­dre ce que le mot con­cur­rence sig­ni­fie en ter­mes de com­péti­tiv­ité, donc de chiffre d’af­faires et donc d’emploi.

Si cette loi inadap­tée est votée, nous devrons l’ap­pli­quer. Le débat sur les 35 heures chang­era alors de nature car de macroé­conomique, il devien­dra microé­conomique. Des comptes de la nation, il fau­dra pass­er aux comptes d’ex­ploita­tion de l’en­tre­prise, du général au par­ti­c­uli­er, de la théorie à la pra­tique, des experts aux hommes et aux femmes de terrain.

Nous avons essayé d’an­ticiper ce funeste événe­ment et d’en estimer les effets dans le cadre de notre entre­prise, Tis­sage de Picardie, société de fab­ri­ca­tion — tis­sage et tein­ture — de tis­sus d’ameuble­ment, qui réalise un chiffre d’af­faires de 70 mil­lions de F par an et emploie 118 personnes.

Quelques mots afin de décrire l’entreprise.

Nous nous sommes don­né les moyens néces­saires afin de la dévelop­per. Les investisse­ments, depuis qua­tre ans, ont représen­té plus de la moitié du chiffre d’af­faires, et ont con­sisté en la con­struc­tion d’une nou­velle usine, à la place de qua­tre ate­liers anciens, le matériel a été en grande par­tie renou­velé et les métiers à tiss­er élec­tron­iques sont majori­taires, l’ate­lier de tein­ture en fils est l’un des plus mod­ernes en Europe. L’in­for­ma­tique de ges­tion de la pro­duc­tion a été forte­ment dévelop­pée afin de réduire les délais et de mieux les respecter. Un bureau de style de 12 per­son­nes, soit 10 % de l’ef­fec­tif, a été con­sti­tué afin de créer plus d’un pro­duit nou­veau chaque jour.

Nous avons réus­si puisque 60 % de notre pro­duc­tion est exportée, non seule­ment en Europe mais aus­si aux États-Unis et en Asie, et que le chiffre d’af­faires de l’an­née 1997 est en forte hausse.

En un mot, nous avons trans­for­mé une entre­prise indus­trielle tra­di­tion­nelle en entre­prise mod­erne et par­mi les plus com­péti­tives de son marché.

Les salariés ont, bien enten­du, par­ticipé à cet effort de com­péti­tiv­ité par l’amélio­ra­tion de leur pro­duc­tiv­ité, et par la mise en œuvre d’un dis­posi­tif de mod­u­la­tion annuelle des horaires per­me­t­tant de mieux adapter le rythme d’ac­tiv­ité au rythme des ventes. Aujour­d’hui, le niveau de pro­duc­tion est adap­té aux ventes et le résul­tat après impôt est posi­tif, bien qu’in­suff­isant en rai­son de l’im­por­tance des investisse­ments consentis.

L’or­gan­i­sa­tion actuelle du tra­vail est clas­sique pour une société de ce secteur. Les machines fonc­tion­nent 117 heures par semaine, con­duites par des per­son­nels répar­tis en trois équipes tra­vail­lant 8 heures par jour et 39 heures par semaine.

L’in­vestisse­ment par poste de tra­vail, env­i­ron un mil­lion de francs, ne per­met pas de jus­ti­fi­er aisé­ment des équipes de week-end dont le coût est 60 % supérieur à celui des équipes de semaine.

Afin de réalis­er l’é­tude sur la réduc­tion du temps de tra­vail, il faut con­naître la répar­ti­tion pré­cise des per­son­nels par fonc­tion et par site. À Paris, le ser­vice com­mer­cial occupe trois cadres, le bureau de style emploie six styl­istes et le directeur de la créa­tion, le secré­tari­at du bureau est assuré par trois personnes.

À Villers-Bre­ton­neux, siège de l’u­sine situé à 150 km de Paris, la ges­tion des com­man­des clients néces­site trois per­son­nes ain­si que le ser­vice de ges­tion de la pro­duc­tion. Enfin la compt­abil­ité fonc­tionne avec deux employées et un cadre. Le directeur de l’u­sine et le respon­s­able de la qual­ité com­plè­tent cet effec­tif non directe­ment pro­duc­tif. La pro­duc­tion elle-même est réal­isée par quar­ante per­son­nes tra­vail­lant à la journée et, on l’a vu, par trois équipes de 18 per­son­nes qui se relayent jour et nuit du lun­di au same­di matin. Soit qua­tre-vingt-qua­tre ouvri­ers, con­tremaîtres et cadres tra­vail­lant selon qua­tre horaires et représen­tant dix-sept métiers.

Cette énuméra­tion per­met de mon­tr­er que, dans chaque méti­er dif­férent, de une à trois per­son­nes sont présentes dans l’u­sine à un instant don­né. Quelle que soit la poly­va­lence actuelle ou souhaitée de ces per­son­nels, la réduc­tion oblig­a­toire du temps de tra­vail posera des prob­lèmes de seuils insur­monta­bles afin de com­penser les heures de tra­vail perdues.

Demain que se passera-t-il si l’en­tre­prise est con­trainte par la loi de réduire les horaires de tra­vail à 35 heures ? Plusieurs pos­si­bil­ités sont à étudi­er : réduire la pro­duc­tion en fonc­tion de la réduc­tion des horaires, la main­tenir ou l’augmenter.

Les 35 heures avec perte de production : une solution inepte

La réduc­tion du temps de tra­vail de 39 heures à 35 heures se traduira par une perte de pro­duc­tion de 11 % car le niveau de pro­duc­tion varie essen­tielle­ment en fonc­tion de la durée d’u­til­i­sa­tion des métiers à tiss­er sur lesquels les opéra­teurs n’in­ter­vi­en­nent que lors d’un arrêt de la machine. Le chiffre d’af­faires annuel bais­sera donc de 7 mil­lions de francs, engen­drant une perte de marge de plus de 4 millions.

Mal­gré les aides prévues par l’É­tat la perte struc­turelle de l’en­tre­prise sera de 2,5 mil­lions de francs. La seule façon d’éviter le dépôt de bilan sera de baiss­er forte­ment la masse salar­i­ale — baisse des salaires ou licen­ciements. Dans les deux cas, les salariés seront les vic­times des 35 heures.

Les 35 heures avec maintien ou augmentation de la production

Pour les per­son­nes ne tra­vail­lant pas en équipe, la réduc­tion du temps de tra­vail, dans la plu­part des cas, ne créera pas d’emploi, car les per­son­nes con­cernées pour­ront aug­menter leur pro­duc­tiv­ité comme, par exem­ple, les secré­taires ou les compt­a­bles. Par con­tre, le bureau de style, afin de con­serv­er sa puis­sance de créa­tion, devra embauch­er une nou­velle styliste.

L’é­tude détail­lée de ces postes mon­tre qu’il serait créé trois postes de tra­vail pour un coût de 500 000 F. Coût néces­saire, rap­pelons-le, afin de seule­ment main­tenir l’ac­tiv­ité au même niveau qu’antérieurement.

Pour les per­son­nes tra­vail­lant en équipe, la déci­sion sur le nou­veau dis­posi­tif de pro­duc­tion se situe entre le main­tien de la pro­duc­tion ou son augmentation.

Maintien de la production : une solution impraticable

Pour main­tenir la pro­duc­tion, il est néces­saire de com­penser les horaires de tra­vail per­dus du fait du pas­sage de 39 heures à 35 heures par semaine, soit 12 heures par semaine (3 équipes x 4 heures). Dans les faits, il sera impos­si­ble d’embaucher des salariés pour cette équipe spé­ciale car cela sup­pose qu’ils accepteraient de ne tra­vailler que 12 heures par semaine. Cette “solu­tion” est donc impraticable.

Augmentation de la production : une solution hasardeuse

Cette solu­tion sup­pose la créa­tion d’une qua­trième équipe de dix-huit salariés — effec­tif min­i­mum d’une équipe de pro­duc­tion — pour un coût sup­plé­men­taire de 2 500 000 F. L’embauche représen­tera alors pour la société un coût total de 3 mil­lions de francs par an.

Les aides prévues par l’É­tat, pour autant que l’ho­raire de tra­vail soit réduit dès 1998, seront de 1 300 000 F la pre­mière année et se réduiront à 700 000 F en 2002, avant de dis­paraître l’an­née suiv­ante. Par con­tre la pro­duc­tion se fera sur 140 heures au lieu de 117 heures, soit une aug­men­ta­tion de 20 %. Mais com­ment aug­menter les ventes néces­saires afin d’al­i­menter ce nou­veau dis­posi­tif de pro­duc­tion ? Le marché le garan­tit d’au­tant moins que les coûts uni­taires de pro­duc­tion auront été forte­ment majorés à cause de la com­pen­sa­tion salar­i­ale liée au pas­sage de 39 heures à 35 heures. Si nous pen­sions qu’il est pos­si­ble de le faire, com­ment croire que nous n’au­ri­ons pas déjà décidé les investisse­ments et les embauch­es nécessaires ?

Pour éviter cette hausse uni­taire des coûts de pro­duc­tion, il fau­dra donc baiss­er forte­ment les salaires. Les salariés peu­vent-ils accepter une telle baisse de salaire pour avoir des con­di­tions de tra­vail les con­duisant à venir tra­vailler 6 jours par semaine au lieu de 5 ou un same­di sur deux, horaires de tra­vail indis­pens­ables à la créa­tion de la qua­trième équipe ?

S’ils n’ac­ceptent pas de baisse de salaire, com­ment ven­drons-nous notre pro­duc­tion à des prix non con­cur­ren­tiels sur un marché mon­di­al­isé depuis longtemps et haute­ment con­cur­ren­tiel ? Quel sera le sort des salariés de l’en­tre­prise lorsque le chiffre d’af­faires bais­sera à cause de l’adop­tion de cette loi des 35 heures ?

À toutes ces ques­tions, bien enten­du, nos spé­cial­istes macroé­con­o­mistes des 35 heures n’ont pas de répons­es. Inter­rogée en ces ter­mes par de nom­breux chefs d’en­tre­prise, la Min­istre de l’Em­ploi et de la Sol­i­dar­ité a répon­du, lors des réu­nions qu’elle ani­mait en province afin de con­va­in­cre ces derniers : “Je ne peux régler les prob­lèmes de tout le monde. C’est votre méti­er de le faire.”.

Le con­tre-sens majeur des pro­mo­teurs de l’idée de la réduc­tion for­cée du temps de tra­vail provient de la décou­verte tar­dive qu’ils ont faite de l’in­térêt de l’an­nu­al­i­sa­tion des horaires.

Il est vrai qu’an­nu­alis­er les horaires per­met, lorsque l’en­tre­prise a un car­net de com­man­des soumis à de fortes vari­a­tions, de dégager des gains de pro­duc­tiv­ité qui peu­vent alors per­me­t­tre de financer une réduc­tion du temps de tra­vail, en con­trepar­tie de l’ef­fort accep­té par les salariés de voir leur semaine com­porter jusqu’à 48 heures d’activité.

Ces gains de pro­duc­tiv­ité poten­tiels sont directe­ment pro­por­tion­nels à l’in­ten­sité de la vari­a­tion de la demande adressée à l’en­tre­prise et… ne sont plus à gag­n­er s’ils ont déjà été engrangés. Or, Tis­sage de Picardie dis­pose déjà, depuis qua­tre ans, d’un accord de mod­u­la­tion des horaires, iden­tique dans ses effets à l’an­nu­al­i­sa­tion des horaires, et a des vari­a­tions de son car­net de com­man­des rel­a­tive­ment faibles.

De cette analyse, il ressort que les 35 heures sont impos­si­bles dans notre entre­prise. La solu­tion du main­tien de la pro­duc­tion étant imprat­i­ca­ble, l’en­tre­prise est con­fron­tée à un choix absurde : soit baiss­er la pro­duc­tion de 11 %, soit l’aug­menter de 20 %. Cette mod­i­fi­ca­tion de la pro­duc­tion étant imposée par la loi ! Tout se passe comme si l’É­tat rendait oblig­a­toire l’embauche de salariés.

Notre entre­prise ne pou­vant réduire la durée du tra­vail à 35 heures, elle devra con­serv­er, après l’an 2000, une durée effec­tive de tra­vail à 39 heures. Cela pose la ques­tion déter­mi­nante du coût et du nom­bre d’heures sup­plé­men­taires autorisées. Fau­dra-t-il en cas de dépasse­ment du con­tin­gent légal des heures sup­plé­men­taires deman­der régulière­ment l’au­tori­sa­tion de pro­duire à l’in­specteur du Travail ?

Autre incer­ti­tude : com­ment le gou­verne­ment compte-t-il com­penser sur le SMIC le pas­sage de 39 heures à 35 heures ? S’il envis­age une com­pen­sa­tion inté­grale, cela aug­mentera les coûts horaires de la plu­part des salariés de 11,4 %. Com­ment l’en­tre­prise pour­ra-t-elle sup­port­er une telle hausse des coûts ?

Faute de réponse à ces ques­tions, com­ment pour­rons-nous pren­dre des déci­sions d’in­vestisse­ment ? Com­ment pour­rons-nous assur­er la péren­nité de notre entre­prise et de ses emplois ?

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