Charles MILLON, président du Conseil régional Rhône-Alpes

L’aménagement du temps de travail pour créer de la valeur : l’expérience de Rhône-Alpes

Dossier : Emploi et temps de travailMagazine N°532 Février 1998
Par Charles MILLON

Une action novatrice du Conseil régional de Rhône-Alpes

Une action novatrice du Conseil régional de Rhône-Alpes

Pour bien com­pren­dre cette déci­sion, il faut se replac­er dans le con­texte de l’époque. Nous sommes fin 95, au moment des grandes grèves con­séc­u­tives à la réforme de la Sécu­rité sociale et au change­ment de statut de la SNCF. Des fonc­tion­naires ou assim­ilés, qui béné­fi­cient de statuts pro­tecteurs, pour­suiv­ent une grève qui prend en otage les salariés, beau­coup moins pro­tégés, du secteur privé.

Ces derniers se mon­trent cepen­dant éton­nam­ment com­préhen­sifs à l’é­gard des grévistes. Comme si, dans le fond, ils se dis­aient : “on ne peut pas en vouloir aux fonc­tion­naires de défendre leurs avan­tages…”, tout en étant con­va­in­cus “in pet­to” que la mon­di­al­i­sa­tion des échanges implique de néces­saires change­ments, et notam­ment l’as­sou­plisse­ment des dis­posi­tifs statutaires.

Pour sor­tir de ces con­tra­dic­tions, la Région doit agir. Dieu mer­ci, à la dif­férence de l’É­tat, elle ne peut pas être ten­tée de créer des emplois publics car elle n’en a pas les moyens. En revanche, elle a la capac­ité de lancer des dynamiques nou­velles par l’amé­nage­ment du temps de tra­vail et par la créa­tion de nou­velles activ­ités…, objec­tifs qui peu­vent être réu­nis sur les mêmes per­son­nes si l’on imag­ine que des salariés, dont le temps de tra­vail aurait été réor­gan­isé et réduit, réin­vestis­sent leurs nou­velles disponi­bil­ités de temps dans d’autres activ­ités. Je reviendrai sur ce point essen­tiel dans la suite de mon propos.

Pour l’in­stant, restons sur l’amé­nage­ment du temps de tra­vail. Il ne s’ag­it pas d’une vision malthusi­enne de partage du tra­vail mais de con­cevoir, au con­traire, une nou­velle organ­i­sa­tion du temps salarié visant à plus d’ef­fi­cac­ité économique. Ce change­ment doit se réalis­er en réduisant au max­i­mum les pertes de salaire et il faut, au con­traire, con­cevoir de nou­velles organ­i­sa­tions du temps pour gag­n­er encore en pro­duc­tiv­ité. C’est dans cet esprit que le Con­seil région­al s’est engagé en con­sid­érant que les sommes con­sacrées au traite­ment social du chô­mage étaient dev­enues telles qu’il fal­lait les “réin­jecter” le plus pos­si­ble dans les entre­pris­es créa­tri­ces d’emplois pro­duc­tifs. N’est-il pas en effet absurde que des mil­lions de chômeurs privés d’emploi soient enfer­més dans une pas­siv­ité dégradante pour eux et coû­teuse pour les autres ? N’a­vance-t-on pas le chiffre de 400 mil­liards de francs pour 3 mil­lions de chômeurs, soit env­i­ron 120 000 à 130 000 F d’in­dem­ni­sa­tion pas­sive par per­son­ne et par an ? L’équiv­a­lent d’un salaire de base.

Au regard de ces chiffres, les sommes mis­es en jeu par la Région (une cen­taine de mil­lions de francs) appa­rais­sent lim­itées mais les actions des pou­voirs publics en général et de la Région en par­ti­c­uli­er ont une toute autre portée que celle des moyens financiers qu’ils peu­vent y affecter.

Pour moi les véri­ta­bles enjeux ne sont pas là. En ter­mes poli­tiques, la ques­tion est de savoir si une action vigoureuse sur l’amé­nage­ment du temps de tra­vail salarié peut avoir des effets posi­tifs sur le chô­mage ? Si oui, com­ment impulser une démarche volon­taire des entre­pris­es dans une vision non malthusi­enne mais au con­traire dans une logique de crois­sance d’activité ?

Pour tester ces hypothès­es et pour faire bouger les choses dans ce sens, 100 mil­lions de francs ne sont pas ridicules. Non plus d’ailleurs que l’ob­jec­tif que nous nous sommes don­né : créer 25 000 emplois en qua­tre ou cinq ans. 25 000 emplois, cela cor­re­spond à 1 point de chô­mage en Rhône-Alpes. Comme nous sommes déjà à 1,5 point en dessous du niveau nation­al, cet objec­tif paraît réaliste.

De plus la Région dis­pose d’un atout spé­ci­fique : chaque élu région­al peut assur­er le relais de son action dans une démarche de prox­im­ité et assur­er la coor­di­na­tion avec les autres inter­ven­tions publiques et notam­ment celles de l’État.

Cette dynamique est bien lancée en Rhône-Alpes, des cen­taines d’en­tre­pris­es s’y sont engagées, la véri­ta­ble ques­tion est main­tenant de savoir ce que va faire l’É­tat. En fonc­tion de ses choix, il fau­dra for­cé­ment recon­sid­ér­er l’ac­tion régionale. Je rap­pelle sim­ple­ment que, dès le départ, nous avons essen­tielle­ment tenu à une action entre­prise par entre­prise basée sur le volon­tari­at avec l’ac­cord des parte­naires soci­aux et en com­plé­ment des inter­ven­tions de l’É­tat et de l’UNEDIC.

Du côté de l’UNEDIC, les choses bougent lente­ment et l’idée d’un bonus- malus de l’as­sur­ance chô­mage a de la peine à faire son chemin bien que ce soit pour­tant la solu­tion économique­ment neu­tre pour aider les entre­pris­es qui embauchent durable­ment en allégeant les charges.

L’É­tat, de son côté, aurait tort, à mon avis, de légifér­er de manière uni­forme et con­traig­nante sur ce sujet. Il aurait, au con­traire, intérêt à encour­ager une démarche prag­ma­tique, entre­prise par entre­prise, comme celle qui s’est engagée en Rhône-Alpes. Pour cela, il faut agir avec les parte­naires soci­aux, organ­is­er avec eux des réseaux capa­bles de créer entre employeurs et salariés une dynamique en faveur d’une réflex­ion sur l’or­gan­i­sa­tion du tra­vail, sur les con­traintes liées à la mon­di­al­i­sa­tion des marchés, sur les besoins en flex­i­bil­ité et en réac­tiv­ité des entre­pris­es, etc.

C’est aujour­d’hui pos­si­ble car le cadre insti­tu­tion­nel a per­mis de se dégager pro­gres­sive­ment du dogme de la négo­ci­a­tion par branche pour ren­dre accept­able la négo­ci­a­tion entre­prise par entreprise.

Tout était donc en place pour gér­er avec effi­cac­ité et prag­ma­tisme l’amé­nage­ment du temps de tra­vail ; je crains fort que, par excès de zèle poli­tique, l’amé­nage­ment du temps de tra­vail n’ait été sac­ri­fié, comme l’écrit Géraud de Vaublanc, enseignant à Paris XIII, “sur l’au­tel des 35 heures”…

Une philosophie de la société basée sur la liberté

Il faut revenir sur la glob­al­ité du prob­lème pour démon­tr­er la cohérence des propo­si­tions de la Région Rhône-Alpes et abor­der la ques­tion du réin­vestisse­ment du temps libéré.

Tout d’abord, je tiens à rap­pel­er que la for­mule que je sug­gère n’est nulle­ment con­traig­nante. Elle fait, au con­traire, appel au volon­tari­at, à une démarche entre­prise par entreprise.

Je fais le pari qu’il y a matière à un échange équili­bré entre temps réduit et réamé­nagé d’un côté con­tre plus de réac­tiv­ité et de flex­i­bil­ité de l’autre. En out­re, c’est une épreuve de vérité, entre des parte­naires, employeurs et salariés qui, dans une société instru­ite et infor­mée, doivent, dans la trans­parence, fonder leurs rap­ports sur le débat et le contrat.

Ensuite, je veux soulign­er que l’amé­nage­ment du temps de tra­vail dont je par­le con­cerne l’ac­tiv­ité salariée. Or, mon “utopie” est de faire en sorte que cha­cun puisse avoir, à l’avenir, un tra­vail salarié et une autre activ­ité, dis­ons une fonc­tion “entre­pre­neuri­ale”, lucra­tive ou bénév­ole. En sorte que cha­cun puisse exprimer, à tra­vers ces divers­es sit­u­a­tions, ses fac­ultés, son dynamisme, sa créa­tiv­ité, vivre des rela­tions humaines dif­férentes, faire mieux fruc­ti­fi­er la var­iété des tal­ents dont il dispose.

De quelles activ­ités s’ag­it-il ? : de la créa­tion d’en­tre­prise, de l’ac­tion publique et spé­ci­fique­ment poli­tique, de l’en­gage­ment dans les domaines cul­turels ou sportifs, de l’in­vestisse­ment intel­lectuel par l’é­d­u­ca­tion per­ma­nente… Je rejoins dans cette vision des auteurs et des apports aus­si divers que doc­u­men­tés. Ceux du groupe ani­mé par Jean BOISSONNAT avec l’idée du con­trat d’ac­tiv­ité, ceux de Dominique MÉDA, qui souhaite que cha­cun puisse con­sacr­er du temps à “une action poli­tique renou­velée parce que déprofessionnalisée”…

Je suis, avec ces auteurs, écon­o­mistes, soci­o­logues ou philosophes, con­va­in­cu qu’il faut agir sur ces deux volets, et, à terme, faire en sorte que les mêmes per­son­nes puis­sent s’in­ve­stir dans ces deux domaines : le salari­at réor­gan­isé et repen­sé d’une part et la créa­tion d’ac­tiv­ité ou d’en­gage­ments nou­veaux d’autre part.

Pour soulign­er ce pro­pos, je prendrai volon­tiers quelques exem­ples. Tout d’abord celui des femmes. L’un des change­ments soci­ologiques les plus pro­fonds que nous ayons con­nus au cours des dernières décen­nies est bien celui de la général­i­sa­tion de leur activ­ité salariée. Aujour­d’hui, la plu­part d’en­tre elles — y com­pris dans les foy­ers à hauts revenus — ne se sat­is­font plus d’une vie de mère de famille et de femme au foy­er. Quant aux femmes qui ont un emploi, elles n’ont nulle­ment envie de renon­cer à la mater­nité. Toutes veu­lent à la fois “gag­n­er leur vie” par un emploi rémunéré et con­sacr­er du temps à leur famille et à l’é­d­u­ca­tion de leurs enfants, mais, aus­si, s’in­ve­stir dans la vie de la cité, etc.

Il appar­tient aux respon­s­ables poli­tiques de pren­dre en compte ces ques­tions et de créer les con­di­tions favor­ables à l’ex­pres­sion de ce besoin d’ac­tiv­ité diversifiée.

Autre exem­ple, celui de l’ac­tion publique. Qu’est-ce qui pousse les gens à exercer un man­dat de con­seiller munic­i­pal, d’autres à s’en­gager dans l’ac­tion syn­di­cale ou pro­fes­sion­nelle… ? Cer­taine­ment pas le goût de la tran­quil­lité ni celui de l’ar­gent. Ces activ­ités sont dévoreuses de temps, astreignantes et bien peu indem­nisées. Mais ces engage­ments “par­al­lèles” sont très générale­ment vécus comme un rééquili­brage de la vie pro­fes­sion­nelle. Je pour­rais mul­ti­pli­er les exem­ples en par­lant des asso­ci­a­tions, des organ­i­sa­tions sportives, cul­turelles, car­i­ta­tives, con­fes­sion­nelles, etc.

C’est sur ce thème que je con­clu­rai mon pro­pos. L’emploi salarié éten­du au plus grand nom­bre est un fait his­torique récent, con­comi­tant de la révo­lu­tion indus­trielle. La société de la con­nais­sance qui est en train de naître ne sup­primera pas l’emploi salarié, mais elle en réduira la place rel­a­tive. Par suite, dès lors que c’est au salari­at qu’est prin­ci­pale­ment attachée la pro­tec­tion sociale, de deux choses l’une : ou bien il con­cern­era un nom­bre de plus en plus restreint de per­son­nes qui appa­raîtront comme des “nan­tis”, ou bien au con­traire il con­tin­uera d’at­tein­dre des effec­tifs éten­dus mais alors com­posés de per­son­nes pluri­ac­tives. À la fois salarié et entre­pre­neur, rémunéré ou bénév­ole… C’est, me sem­ble-t-il, vers cette diver­sité maîtrisée qu’il faut désor­mais que nous allions.

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