1- Le capitalisme total 2- Le capitalisme est en train de s’autodétruire

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°610 Décembre 2005Par : 1- Jean PEYRELEVADE (58) 2- Patrick ARTUS (70) et Marie-Paule VIRARDRédacteur : Hubert LÉVY-LAMBERT (53)

Le hasard (?) fait bien les choses, qui dépose simul­tané­ment sur mon bureau ces deux livres écrits sur le même sujet l’un par un ancien pro­fesseur d’économie à l’École et l’autre par un pro­fesseur actuel. Jean Peyrel­e­vade (JP) a été notam­ment directeur adjoint du cab­i­net de Pierre Mau­roy et prési­dent de Suez et de l’UAP et plus dernière­ment du Crédit Lyon­nais. Patrick Artus (PA), meilleur écon­o­miste de l’année 1996, est notam­ment directeur des études économiques de la Caisse des Dépôts et mem­bre du Con­seil d’analyse économique du gou­verne­ment Villepin. Mal­gré des par­cours fort dif­férents, JP et PA aboutis­sent à des con­clu­sions fort voisines, ce qui ne laisse pas d’inquiéter quant à l’avenir du capitalisme.

Dans son petit livre orange, JP con­state que le mod­èle financier inter­médié a dis­paru au prof­it du marché. Mais le pou­voir de dire oui n’est pas passé des ban­ques aux petits action­naires. La veuve de Car­pen­tras a pour seule pos­si­bil­ité, comme le citoyen lamb­da, de vot­er avec ses pieds. Le pou­voir n’est pas passé non plus aux chefs d’entreprise, pour­tant investis il y a peu de la mis­sion sacrée de défendre l’intérêt supérieur de la per­son­ne morale1. Il est passé entre les mains des ges­tion­naires pour compte de tiers dont les plus red­outa­bles sont les fonds de pen­sion améri­cains. Ceux-ci gèrent 10 T$2 dont la moitié en actions, soit le tiers de la cap­i­tal­i­sa­tion bour­sière des États-Unis. Ils font la pluie et le beau temps à Wall Street et ailleurs avec leur sacro-saint critère de créa­tion de valeur pour l’actionnaire.

JP expose que, à la notable excep­tion des États-Unis d’Amérique, les États ont per­du une large part de leur capac­ité de régu­la­tion au détri­ment de l’équilibre poli­tique, éthique et écologique du développe­ment de la planète, face à des chefs d’entreprise que des normes de rentabil­ité exces­sive (TRI3 au moins égal à 15 %) con­duisent à se faire d’une part les agents d’une mon­di­al­i­sa­tion sans fron­tière et d’autre part les enne­mis du plein-emploi en investis­sant trop peu, beau­coup de pro­jets étant rejetés par insuff­i­sance du TRI.

On suit dif­fi­cile­ment JP quand il regrette que l’exigence d’une rentabil­ité trop élevée oblige à utilis­er les fac­teurs de pro­duc­tion les moins onéreux, en com­mençant par la main d’oeuvre. N’est-ce pas pour­tant ce qu’il enseignait naguère à l’X ? Ce qui a valu le prix Nobel d’économie à notre maître Mau­rice Allais ? Le principe de la divi­sion inter­na­tionale du tra­vail serait-il soudain devenu faux ? Les délo­cal­i­sa­tions sont-elles tou­jours for­cé­ment syn­onymes de destruc­tion d’emplois ?

On a égale­ment un peu de mal à suiv­re JP quand il écrit qu’une exi­gence exces­sive de ren­de­ment du cap­i­tal fab­rique du malthu­sian­isme, même s’il appelle à la rescousse PA et sa notion de cap­i­tal­isme sans pro­jet et Hel­mut Schmidt dis­ant que les prof­its d’aujourd’hui sont les investisse­ments de demain et les emplois d’après-demain4. De ma petite fon­cière qui s’introduit demain en Bourse pour lever quelques dizaines de mil­lions d’euros au groupe­ment de fonds de pen­sion améri­cain West­brook qui investit des mil­liards de dol­lars dans le monde entier, je ne vois que des TRI au moins égaux à 15 % et pour­tant eux et moi investis­sons bon an mal an tout l’argent dont nous disposons.

On ne suit plus du tout JP quand il con­clut en prô­nant des mesures dirigistes ou dis­tor­sives telles que : encour­ager par la fis­cal­ité le réin­vestisse­ment des béné­fices, inter­dire les rachats d’actions, autoris­er des div­i­den­des plus élevés pour les titres détenus plus longtemps, favoris­er les déten­tions longues d’actions (mesure qui vient d’être décidée et dont on décou­vri­ra bien­tôt les effets per­vers…), inter­dire que l’enrichissement des chefs d’entreprise soit par­al­lèle à celui des action­naires, inter­dire la pri­vati­sa­tion général­isée des biens com­muns. Il n’y manque – mal­heureuse­ment – que l’interdiction d’interdire…

Illus­tré d’un ser­pent qui se mord la queue (auto­por­trait ?), le petit livre blanc de PA part de la con­stata­tion que les prof­its des entre­pris­es explosent alors que la crois­sance est molle, que le pou­voir d’achat des salariés se réduit et que la pré­car­ité s’accroît.

Comme PA, JP ajoute que ce cap­i­tal­isme est sans pro­jet. Il ne fait rien d’utile de ses mil­liards, n’investit guère, ne pré­pare pas l’avenir. L’argent n’est pas util­isé à bon escient, spé­ciale­ment en Europe con­ti­nen­tale, pour favoris­er l’adaptation des économies, inve­stir dans les ordi­na­teurs, les usines, les infra­struc­tures, la recherche et le développe­ment et ali­mente plutôt la vorac­ité des investis­seurs… Tan­dis que les prof­its des entre­pris­es pren­nent l’ascenseur, les rémunéra­tions des salariés pren­nent l’escalier.

À l’origine de ces dérè­gle­ments, la mon­di­al­i­sa­tion, naturelle­ment, c’est-à-dire l’ouverture aux échanges com­mer­ci­aux et aux flux de cap­i­taux avec les pays émer­gents, asso­ciée à l’essor des nou­velles tech­nolo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion (NTIC), for­mi­da­ble machine à fab­ri­quer des prof­its à tra­vers les délo­cal­i­sa­tions et la défor­ma­tion du partage des revenus dans les pays d’origine.

PA observe que les pays d’Europe qui vont bien sont ceux où le partage profits/salaires ne s’est pas défor­mé. Ain­si le Roy­aume-Uni, l’Espagne ou la Suède affichent-ils depuis dix ans des taux de crois­sance sen­si­ble­ment supérieurs à ceux du reste de l’Europe. Pas­sant rapi­de­ment sur l’effort soutenu de la Suède en matière de recherche ou la flex­i­bil­ité du marché du tra­vail au Roy­aume-Uni et sans se deman­der quelle est la cause et quel est l’effet, PA explique leur forte crois­sance par leur forte con­som­ma­tion des ménages. A con­trario, les autres pays sont engagés dans un cer­cle vicieux où la faible con­som­ma­tion des ménages induit une crois­sance molle qui s’auto-entretient.

PA en con­clut qu’il faut donc redonner du pou­voir d’achat aux Français, c’est évi­dent puisque la plu­part des poli­tiques le dis­ent, à droite comme à gauche. Frap­pé de schiz­o­phrénie, il recon­naît cepen­dant aus­sitôt que le coût élevé du tra­vail non qual­i­fié est l’une des prin­ci­pales caus­es du chô­mage élevé pour cette caté­gorie de salariés. Il ter­mine enfin son virage à 180° en écrivant qu’il ne faut pas se tromper de com­bat : La crois­sance de la demande en France est depuis 2002 net­te­ment supérieure à celle du PIB et il y a sub­sti­tu­tion crois­sante d’importations à la pro­duc­tion domes­tique… Aug­menter le pou­voir d’achat reviendrait à soign­er les symp­tômes et ris­querait d’aggraver la maladie.

N’hésitant pas à manier le syl­lo­gisme, PA pour­suit en expli­quant que les investisse­ments risqués doivent avoir une rentabil­ité plus élevée que les investisse­ments de père de famille ; que les investis­seurs exi­gent des ROE supérieurs à 15 % alors que les emprunts d’État sans risque rap­por­tent moins de 5 % sur trente ans ; qu’en con­séquence les investisse­ments des entre­pris­es cachent des risques incon­sid­érés ; qu’il s’agit bien d’une sorte de proces­sus d’autodestruction du capitalisme.

Pour con­clure, on aimerait que les pro­fesseurs d’économie à l’École médi­tent le pré­cepte de Lyautey, trans­posé mutatis mutan­dis à l’économiste par Jean-Marc Daniel (74) : La société n’a pas besoin de com­pren­dre tout ce que fait l’économiste mais elle attend de lui qu’il réponde à cer­taines ques­tions et qu’il four­nisse les moyens de résoudre cer­tains prob­lèmes… et notam­ment celui du chô­mage. Il a cette dou­ble dif­fi­culté de faire admet­tre que son savoir est de nature sci­en­tifique, qu’il n’est pas vague spécu­la­tion intel­lectuelle où tout peut être dit et tout peut être défendu5

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1. Rap­port “ Viénot ” sur la gou­ver­nance d’entreprise, CNPF, 1995.
2. T = téra, 1012.
3. TRI : taux de rentabil­ité interne, taux d’actualisation qui annule le flux de revenus futurs actu­al­isés (en anglais ROE).
4. Cita­tion que l’on retrou­ve aus­si chez PA !
5. Le rôle social de l’économiste par Jean-Marc Daniel, directeur de la rédac­tion de la revue Socié­tal, dans Les Échos du 2 novem­bre 2005. Socié­tal con­sacre à ce sujet un numéro spé­cial (numéro 50, 4e trimestre 2005).
Voir un extrait de l’article dans http://x‑sursaut.polytechnique.org

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