Yvon Bonnard (30)

Yvon Bonnard (30) 1912–2001

Dossier : ExpressionsMagazine N°570 Décembre 2001Par : Bertrand VIEILLARD-BARON (60)

L’ingénieur général du Génie mar­itime Yvon Bon­nard nous a quit­tés au mois de févri­er 2001. Son départ fut ressen­ti avec une grande tristesse par la com­mu­nauté du Génie mar­itime. La France per­dait avec lui un sci­en­tifique réputé dou­blé d’un ingénieur excep­tion­nelle­ment bril­lant. Sa sci­ence des matéri­aux et sa pas­sion pour l’é­tude de leurs util­i­sa­tions lui ont per­mis de s’il­lus­tr­er dans dif­férents secteurs de l’in­dus­trie nationale : les navires de com­bat, les navires de trans­port de gaz liqué­fiés — dont plusieurs furent des pre­mières mon­di­ales -, ou encore les chaudières élec­tronu­cléaires d’Élec­tric­ité de France où ses inter­ven­tions furent déter­mi­nantes en matière de fia­bil­ité et de sûreté.

Après de bril­lantes études sec­ondaires à Alger, Rabat, Nan­cy, au gré des gar­nisons de son père, il entre à l’É­cole poly­tech­nique à 18 ans et choisit à sa sor­tie le corps du Génie mar­itime pour assou­vir, comme il le rap­pelait sou­vent, son goût pour les appli­ca­tions pra­tiques des sci­ences théoriques. Avec le développe­ment entre les deux guer­res des navires ultra­ra­pi­des, des gros cuirassiers ou des grands transat­lan­tiques, la marine con­sti­tu­ait à ses yeux le domaine le plus attrac­t­if du moment pour un jeune ingénieur.

À sa sor­tie de l’É­cole d’ap­pli­ca­tion, il est affec­té à l’Étab­lisse­ment des Con­struc­tions Navales d’In­dret, près de Nantes, spé­cial­isé dans la con­cep­tion des appareils propul­sifs des navires de com­bat (chaudières ou moteurs Diesel, tur­bines, hélices…). Poussé par une soif inex­tin­guible de savoir, il décide de s’in­téress­er au domaine du droit, et obtient sa licence en un an. Mais très vite, le jeune ingénieur se pas­sionne pour les prob­lèmes inédits que pose l’adap­ta­tion des matéri­aux à des con­di­tions d’emploi de plus en plus con­traig­nantes et incon­nues jusque-là.

Il éla­bore alors une méthodolo­gie tout à fait per­son­nelle, mêlant intime­ment des raison­nements sci­en­tifiques rigoureux, son expéri­ence con­crète, et des intu­itions sur l’im­por­tance du rôle de paramètres con­sid­érés comme sec­ondaires. Il se dis­tingue ain­si des métal­lur­gistes qui l’ont précédé en étab­lis­sant des liaisons prag­ma­tiques entre les pro­priétés théoriques des matéri­aux et leur util­i­sa­tion dans des instal­la­tions complexes.

L’Étab­lisse­ment d’In­dret con­stitue un petit ensem­ble indus­triel d’ex­cel­lence tech­nique. Les tal­ents d’Yvon Bon­nard peu­vent s’y épanouir et s’im­pos­er au fil des années, notam­ment dans les années cinquante, avec la reprise d’un pro­gramme naval d’envergure.

À tra­vers la rédac­tion et la mise en appli­ca­tion des Instruc­tions métal­lurgiques d’In­dret, il a écrit une page, sou­vent mécon­nue, de la métal­lurgie des aciers spé­ci­aux en intro­duisant un sys­tème d’as­sur­ance-qual­ité avant la let­tre, près de vingt ans avant l’in­ven­tion du concept.

Les Instruc­tions d’In­dret dites ” 47 ” pour les aciers inoxyd­ables et ” 64 ” pour les aciers peu alliés util­isés pour les parois résis­tantes des chaudières à vapeur, puis des cen­trales nucléaires, ont per­mis à la sidérurgie française des aciers spé­ci­aux de s’adapter à un nou­veau con­texte inter­na­tion­al, beau­coup plus com­péti­tif, grâce au dia­logue con­stant et fer­tile entretenu avec des clients dont la cul­ture tech­nique s’est grande­ment accrue.

Yvon Bon­nard quitte Indret en 1954 pour le Ser­vice de la sur­veil­lance indus­trielle de l’Arme­ment à Mar­seille puis à Paris. Il y reste huit ans, tout en con­seil­lant le ” Groupe des bâti­ments à propul­sion atom­ique ” mis en place en 1956 au sein de la Direc­tion des con­struc­tions navales.

En 1959, il se trou­ve placé sur le devant de la scène après la rup­ture du ” cais­son ” de Chi­non, c’est-à-dire de l’en­ceinte entourant le cœur du réac­teur de la pre­mière cen­trale nucléaire d’EDF. Cette sphère de 20,5 m de diamètre, de plus de 1 300 tonnes, était con­sti­tuée de tôles d’aci­er peu allié de 100 mm d’é­pais­seur env­i­ron. Cet acci­dent remet­tait en cause l’ensem­ble du proces­sus de fab­ri­ca­tion : choix de l’aci­er, fab­ri­ca­tion des tôles, soudage, traite­ments ther­miques et contrôle.

L’é­tude des caus­es de la rup­ture puis la recon­struc­tion du cais­son se déroulent sous la direc­tion d’un jeune ingénieur du Génie mar­itime, Jean Alleaume (45). Pour l’as­sis­ter dans sa tâche, Jean Alleaume fait appel aux con­seils d’Yvon Bon­nard, son ancien patron d’In­dret. L’opéra­tion est un plein suc­cès et sa réus­site a un reten­tisse­ment mon­di­al dans les milieux pro­fes­sion­nels con­cernés. Les com­pé­tences et l’ex­péri­ence d’Yvon Bon­nard n’y sont pas étrangères.

Sa répu­ta­tion fran­chit rapi­de­ment les fron­tières de la marine. Pro­mu ingénieur général, il est nom­mé en 1967 inspecteur général d’Élec­tric­ité de France où, chargé de l’Équipement et des Études et Recherch­es, il siège simul­tané­ment dans plusieurs comités de régle­men­ta­tion, en par­ti­c­uli­er à la Com­mis­sion cen­trale des appareils à pres­sion. Il con­tribue ain­si à l’indépen­dance que la France acquiert pro­gres­sive­ment vis-à-vis des États-Unis dans la maîtrise des réac­teurs à eau pres­surisée : c’est sous son impul­sion que sont pris­es des dis­po­si­tions essen­tielles adop­tées par EDF et Fram­atome face à West­ing­house et per­me­t­tant aujour­d’hui d’en­vis­ager l’al­longe­ment con­sid­érable de la durée de vie de nos cen­trales nucléaires.

La pas­sion, jamais assou­vie, d’Yvon Bon­nard pour les matéri­aux le con­duit à s’in­téress­er aux navires qui trans­portent du gaz liqué­fié, en par­ti­c­uli­er du méthane liq­uide à — 160 °C. Comme con­seiller de Gaz de France, il par­ticipe à la déf­i­ni­tion et à la réal­i­sa­tion des cuves sphériques en aci­er à 9 % nick­el et à parois épaiss­es util­isées sur le pre­mier méthanier français, le Jules Verne, navire de 25 000 m³ des­tiné au trans­port de gaz entre l’Al­gérie et la France.

Puis, retrou­vant Jean Alleaume, qui a entre-temps quit­té EDF pour diriger Tech­nigaz, fil­iale du groupe Gazocéan, il con­tribue au développe­ment d’une tech­nique de cuves pris­ma­tiques à parois minces en aci­er inoxyd­able appuyées sur la coque du navire par l’in­ter­mé­di­aire d’une iso­la­tion ther­mique. Ses travaux por­tent sur les spé­ci­fi­ca­tions des tôles ain­si que sur leurs con­di­tions de soudage et de con­trôle. Des ques­tions d’au­tant plus déli­cates que, pour sup­port­er les effets de la dilata­tion ther­mique, les tôles sont ondulées dans les deux sens et que les nœuds des deux sys­tèmes d’on­du­la­tion croisés sup­por­t­ent des efforts de fatigue importants.

Sous licence de Tech­nigaz et avec son appui tech­nique, les Chantiers de l’At­lan­tique réalisent le Descartes, pre­mier méthanier de 50 000 m³, suivi, dans les années soix­ante-dix, d’une série de navires plus impor­tants. Les chantiers navals français lui doivent alors beau­coup dans la place de leader qu’ils pren­nent dans ce domaine à cette époque.

Sci­en­tifique rigoureux et pas­sion­né, Yvon Bon­nard appré­ci­ait les dis­cus­sions con­tra­dic­toires, où il cul­ti­vait par­fois le para­doxe pour tir­er le meilleur de ses échanges avec ses inter­locu­teurs. Tra­vailleur infati­ga­ble, il par­tic­i­pait active­ment, bien au-delà de l’âge de la retraite, à de nom­breux comités et asso­ci­a­tions sci­en­tifiques aux­quels il appor­tait le fruit d’une expéri­ence sans égale.

Il avait aus­si une vie famil­iale et per­son­nelle d’une grande richesse. Ses six enfants étaient pour lui une source de joie et de fierté pro­fondes et sou­vent dis­simulées. Partageant les joies et les dif­fi­cultés de son tra­vail, son épouse l’ac­com­pa­g­nait sou­vent aux nom­breuses man­i­fes­ta­tions aux­quelles ils étaient conviés.

Fier de son orig­ine, il déplo­rait sans relâche la dis­pari­tion du corps du Génie mar­itime. Fidèle en ami­tié, il pre­nait régulière­ment des nou­velles de tous ceux, cama­rades d’é­cole, amis ou col­lègues, qu’il avait croisés durant sa longue et riche carrière.

Com­man­deur de la Légion d’hon­neur, il avait reçu de nom­breuses dis­tinc­tions hon­ori­fiques, dont plusieurs prix de l’A­cadémie des sci­ences et le grand prix du Cen­te­naire du Crédit Lyon­nais en 1972.

À tous ceux qui l’ont con­nu, il laisse le sou­venir d’une excep­tion­nelle ténac­ité et d’une volon­té inflex­i­ble de sur­mon­ter les dif­fi­cultés. De nom­breux ingénieurs et chercheurs se sou­vi­en­nent des con­seils et de l’aide pré­cieux don­nés par cet ingénieur et prati­cien, qui avouait mod­este­ment avoir eu la chance de faire de sa pas­sion un métier.

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