“Vous, les politiques… ”

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°605 Mai 2005Par : Francis Mer (59), conversations avec Sophie CoignardRédacteur : Hubert LÉVY-LAMBERT (53)

Dès la cou­ver­ture, le lecteur sait à quoi s’en tenir : Fran­cis Mer (FM) n’est pas un homme poli­tique comme les autres. La pho­to qu’il a choisie pour illus­tr­er son livre le con­firme ample­ment : pas de ron­deur à la Raf­farin ni de sourire à la Douste-Blazy, mais un vis­age sérieux à la Mendès France, pointant un index accusa­teur vers ses inter­locu­teurs invis­i­bles. On imag­ine qu’il leur donne une recette pour enray­er le déclin de la France et non un accord pour de nou­velles sub­ven­tions publiques.

Le titre du livre est emprun­té à une apos­tro­phe lancée un jour par FM à ses col­lègues en con­seil des min­istres, dont il était le seul à venir de ce que les poli­tiques appel­lent curieuse­ment “société civile”, enten­dant par là des per­son­nes qui con­nais­sent autre chose de la société que les cab­i­nets min­istériels et les man­dats électifs.

Venant de la sidérurgie qu’il a redressée avec des remèdes de cheval, ce grand patron du corps des Mines tombe des nues en décou­vrant en 2002 un min­istère des Finances de l’importance d’une grande entre­prise avec ses 200 000 fonc­tion­naires mais où n’existe aucune ges­tion digne de ce nom. FM est un grand admi­ra­teur de Mar­garet Thatch­er, la Dame de fer grâce à la déter­mi­na­tion sans faille de laque­lle l’Angleterre a retrou­vé une forte crois­sance. Il s’attache alors à démon­tr­er que l’on peut très bien faire fonc­tion­ner ce min­istère – et les autres – en prof­i­tant de l’occasion unique que représen­tent les nom­breux départs à la retraite à venir dans les dix ans pour ne rem­plac­er qu’un départ sur deux, en réor­gan­isant ce qu’il appelle, comme dans une vul­gaire entre­prise privée, les “ proces­sus de pro­duc­tion ” et en exter­nal­isant les mis­sions non régaliennes.

Con­sid­éré comme trop peu poli­tique, FM est hélas bru­tale­ment remer­cié au bout de deux ans au print­emps 2004 pour être rem­placé par Sarkozy qui restera encore moins longtemps, sans doute parce qu’il était trop poli­tique ! Les pro­jets ambitieux de FM sont alors mis au ran­cart pour éviter la révo­lu­tion, tant il est vrai que la France est dif­fi­cile à réformer. Alors que près de 70 000 fonc­tion­naires doivent par­tir en retraite en 2005, c’est seule­ment 7000 postes, soit un sur 10, dont le non-rem­place­ment est inscrit au bud­get 2005 ! FM explique cette pusil­la­nim­ité par le manque de pro­fes­sion­nal­isme des “poli­tiques ” qui mûris­sent insuff­isam­ment leur stratégie et plan­i­fient mal son exé­cu­tion pour finale­ment capit­uler en rase cam­pagne face au pou­voir de la rue, accen­tu­ant ain­si le déclin de l’économie française.

Les caus­es du déclin et les moyens d’y remédi­er ne datent pas d’hier. Dès 1960, Louis Armand et Jacques Rueff les énuméraient dans leur célèbre Rap­port sur les obsta­cles à l’expansion, tou­jours d’actualité puisqu’ils y dénonçaient, par exem­ple, la pénurie organ­isée des taxis parisiens dont le nom­bre n’a pas aug­men­té depuis 1939. Alain Peyr­e­fitte les décrivait en 1976 avec verve et force exem­ples dans Le Mal français. En 2004, c’est le même mal que décrivent Nico­las Baverez dans La France qui tombe, Michel Camdessus dans Le Sur­saut où il par­le du “ décrochage ” de l’économie française et FM, qui regrette les nom­breuses régle­men­ta­tions qui com­pliquent inutile­ment la vie des entre­pris­es, les empêchent de s’adapter rapi­de­ment à un monde changeant et finale­ment vont à l’encontre du but recher­ché en freinant la crois­sance et en réduisant donc les emplois de demain.

FM n’a pas de mots trop durs pour fustiger l’incapacité de l’État à redress­er les finances publiques qui croulent sous une “ mon­tagne de dettes ” dont l’énormité est cachée aux Français sous les dehors fausse­ment ras­sur­ants d’un ratio déficit sur PIB tour­nant autour de 3 %. Si l’on com­pare les dépens­es aux recettes, comme le fait n’importe quelle entre­prise ou n’importe quel ménage, alors on con­state que l’État dépense près de 25 % de plus que ce qu’il gagne ! “ Il n’y a aucune rai­son pour que nos enfants payent demain la fac­ture de notre con­fort d’aujourd’hui… Il faut arrêter de tir­er des traites sur les généra­tions futures pour notre bien-être présent… ”

FM, qui ne con­naît pas la langue de bois, ose dire de la réforme de 2004 de l’assurance mal­adie ce que tous les con­nais­seurs pensent, même si ce n’est pas poli­tique­ment cor­rect de l’écrire : “ Tant qu’on ne met­tra pas le con­som­ma­teur de san­té et la pro­fes­sion médi­cale face à leurs respon­s­abil­ités, il sera impos­si­ble d’envisager de résor­ber durable­ment le déficit de l’assurance mal­adie. La san­té est aus­si un bien de con­som­ma­tion, mais le client ne le paie pas. Il n’est pas éton­nant que les Français soient les cham­pi­ons du monde de la con­som­ma­tion de médicaments. ”

Con­traire­ment aux Espag­nols, aux Bri­tan­niques ou aux Alle­mands, les hommes poli­tiques français ont trop ten­dance à con­sid­ér­er les con­séquences de leurs actes sur le prochain scrutin. À titre d’exemple, alors que déjà un Français sur qua­tre béné­fi­cie d’une aide en matière de loge­ment, le min­istre actuel Marc-Philippe Daubresse ne trou­ve rien de mieux que d’élargir le prêt à taux zéro qui béné­fi­cie déjà à 100 000 ménages par an ! “ Un étranger mal ren­seigné pour­rait en con­clure que nous sommes un pays de pau­vres. ” Il est vrai que chaque min­istre du Loge­ment qui se respecte – je cite au hasard Quilès, Méhaigner­ie, Péris­sol, Besson, Liene­mann, Robi­en et j’en passe – tient à laiss­er son nom à une nou­velle loi qui ajoute une strate à la com­plex­ité du marché du loge­ment et crée de nou­veaux avan­tages fis­caux à la fois fort dis­pendieux et peu efficaces.

FM fait égale­ment un sort aux cocori­cos des médias quant à la forte pro­duc­tiv­ité des Français. Comme pour la dette, l’indicateur est trompeur. Il n’y a pas de mérite à avoir une forte pro­duc­tiv­ité horaire lorsqu’on a beau­coup moins d’actifs que les autres par rap­port à la pop­u­la­tion en âge de tra­vailler, et cela dans toutes les class­es d’âge, et lorsque les act­ifs tra­vail­lent au sur­plus beau­coup moins d’heures que les autres. Les con­séquences “néga­tives et per­vers­es ” des 35 heures, que la majorité actuelle peine à amé­nag­er à la marge, n’ont pas fini de se faire sen­tir sur notre économie.

Il y aurait encore beau­coup à dire sur ce foi­son­nant ouvrage qui abor­de des thèmes aus­si divers que le libéral­isme, le cap­i­tal­isme, les prob­lèmes de l’État action­naire, “ État mal­faisant ”, les délo­cal­i­sa­tions et le réchauf­fe­ment de la planète, l’une des deux bombes à retarde­ment qui nous atten­dent. La place m’ayant été chiche­ment mesurée par la Rédac­tion de La Jaune et la Rouge, je ren­voie le lecteur au livre pour plus de détails sur tous ces sujets.

En tant que fon­da­teur, avec Jacques Lesourne, du groupe X‑Démographie, Économie et Pop­u­la­tion (X DEP), je ne peux pass­er sous silence l’autre bombe qui d’après FM va “ pren­dre l’Europe à la gorge ” : la démographie.

La démo­gra­phie est un sujet tabou, occulté par nos hommes poli­tiques car trop dan­gereux et dépas­sant large­ment l’horizon des prochaines élec­tions. “ Le rap­port arith­mé­tique entre les jeunes et les vieux ne va cess­er de se détéri­or­er tan­dis que le nom­bre de per­son­nes âgées va aug­menter rapidement…

Ce boule­verse­ment à venir est sans précé­dent dans l’histoire de l’Europe, si l’on excepte peut-être la grande peste du Moyen Âge. ” La hausse du nom­bre de vieux, dont l’espérance de vie aug­mente d’un an tous les qua­tre ans, se con­jugue à la baisse du nom­bre de jeunes, accen­tuée par la ten­dance des meilleurs à émi­gr­er pour trou­ver des cieux plus dynamiques, moins imposés et plus accueil­lants aux entre­pre­neurs. Tels sont les ingré­di­ents d’un cock­tail explosif que les poli­tiques devront bien un jour expli­quer aux Français. Il est naturelle­ment trop tard pour redress­er la pyra­mide des âges des Français qui n’a, hélas, plus de pyra­mide que le nom puisqu’elle ressem­ble plutôt à un sapin de Noël avec sa base resser­rée. Mais il n’est pas trop tard pour réfléchir aux mul­ti­ples con­séquences du vieil­lisse­ment et à la mise en oeu­vre de mesures à long terme comme une poli­tique d’immigration sélec­tive et, FM n’hésite pas à lâch­er le mot, con­fir­mant à nou­veau qu’il n’est décidé­ment pas un homme poli­tique, une “ poli­tique nataliste ”.

Faute d’avoir pu être nom­mé prési­dent d’EDF pour cause de lim­ite d’âge – encore une régle­men­ta­tion malthusi­enne qui explique que la France est le pays occi­den­tal où le pour­cent­age des plus de 50 ans qui tra­vail­lent est le plus faible – FM a été nom­mé en sep­tem­bre 2004 prési­dent du “ Comité d’évaluation des straté­gies min­istérielles de réforme ”. Il y passe régulière­ment à la moulinette les pro­jets de réforme pré­parés par ses anciens col­lègues. Un nou­v­el avatar de l’introuvable réforme de l’État à laque­lle je tra­vail­lais déjà dans les années 1970 avec un loin­tain prédécesseur de FM au min­istère des Finances sous le nom de Ratio­nal­i­sa­tion des choix budgé­taires (RCB). Nihil novi sub sole.

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