La République a‑t-elle besoin de savants ?

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°539 Novembre 1998Par : Michel DODET, Philippe LAZAR (56) et Pierre PAPONRédacteur : Bernard FERNANDEZ (56)

Le titre est délibéré­ment provocateur.

La République a‑t-elle besoin de soutenir une activ­ité de recherche, en par­ti­c­uli­er de recherche fon­da­men­tale ? Quelle est l’utilité de cette recherche ? Est-il légitime de deman­der au con­tribuable de con­sacr­er des sommes pas vrai­ment nég­lige­ables à cette activ­ité ? Quelle poli­tique doiton men­er, quelle est la meilleure stratégie ? Com­ment dépenser judi­cieuse­ment ? Com­ment con­cili­er la néces­saire lib­erté du chercheur, et la demande, quelque­fois pres­sante, de la société ?

Toutes ces ques­tions, et quelques autres, Michel Dodet, Philippe Lazar et Pierre Papon les posent de front, et ils ten­tent, en évi­tant les détours, les faux-sem­blants et les clichés con­venus, de pro­pos­er des élé­ments de réponse, ou au moins de réflex­ion et de débat.

Évidem­ment la rai­son pre­mière est celle de ten­ter de “ com­pren­dre pour com­pren­dre ”, ce qui répond à un besoin fon­da­men­tal de l’esprit humain : “ plus encore qu’utile, la recherche est ici néces­saire ” (p. 58).

Cela dit, les gou­verne­ments des pays indus­tri­al­isés n’auraient peut-être pas con­sacré autant d’argent à la Recherche, par­ti­c­ulière­ment depuis la dernière guerre, sans des raisons ou des espoirs très con­crets de pro­duc­tion de richesse (ou de puis­sance, p. 59). En effet, nous avons vécu depuis la fin du XIXe siè­cle sur l’idée que l’avancée de la sci­ence con­duit directe­ment à un pro­grès des tech­niques, donc de l’industrie et de l’économie en général.

Ce mod­èle “ linéaire ” est implicite­ment mis en avant dans toutes les poli­tiques “ util­i­taristes ” qui veu­lent priv­ilégi­er tel ou tel secteur de la recherche en fonc­tion des avancées espérées de la tech­nique (on se sou­vient du “ pilotage par l’aval ” prôné naguère par certains…).

La réflex­ion en pro­fondeur de Michel Dodet, Philippe Lazar et Pierre Papon mon­tre que l’interaction entre recherche, développe­ment des tech­niques et inno­va­tion indus­trielle est en fait beau­coup plus com­plexe que ce que laisse sup­pos­er le mod­èle linéaire, qui est bien périmé.

Les auteurs défend­ent de façon con­va­in­cante une idée orig­i­nale et féconde : dans ce jeu sub­til le tra­vail du chercheur peut quelque­fois paraître extra­or­di­naire­ment pointu et sans rap­port avec aucune appli­ca­tion. Il est cepen­dant utile, mieux, il est néces­saire : l’ensemble des chercheurs con­stitue un “ réser­voir de con­nais­sances aiguës, en per­ma­nence actu­al­isées ” (p. 37). Pour peu qu’on le leur demande, ils peu­vent jouer col­lec­tive­ment le rôle d’experts, capa­bles de don­ner dans un délai bref (quelques mois) un tableau de l’état des con­nais­sances dans tel ou tel domaine précis.

En per­me­t­tant à une recherche de haut niveau d’exister, la société se donne ain­si les moyens d’avoir accès, par l’intermédiaire de ses chercheurs, à l’énorme “ tré­sor ” des con­nais­sances mon­di­ales, en per­pétuelle évo­lu­tion. Il est clair que seuls les chercheurs ont cette capac­ité : il faut une longue for­ma­tion pour sim­ple­ment com­pren­dre, il faut être un chercheur act­if pour être infor­mé d’une décou­verte, en percevoir la portée, démêler l’important de l’accessoire, trou­ver des inter­locu­teurs com­pé­tents (fût-ce à l’autre bout du monde).

Un tel sys­tème “ d’expertise col­lec­tive ” a été mis en œuvre à l’INSERM, et pour­rait (devrait ?) être large­ment général­isé. Comme le soulig­nent les auteurs, les “ deman­des de recherche ” que fait la société (min­istre, entre­prise grande, moyenne ou petite) sont en fait sou­vent plutôt des deman­des d’expertise (quel est l’état des con­nais­sances dans tel domaine ?) car une recherche demande un temps plus long, et de sur­croît mal déterminé.

De nom­breuses autres ques­tions sont abor­dées dans ce livre, par­mi lesquelles on peut encore men­tion­ner la néces­sité d’une éval­u­a­tion rigoureuse (pas de recherche médiocre !), l’organisation de la Recherche en France, l’impact de la con­struc­tion européenne, les rela­tions avec les pays en voie de développe­ment, les prob­lèmes d’éthique, la place de la sci­ence dans la cul­ture, etc.

Ce livre est un livre poli­tique, dans la meilleure accep­tion du terme : il pro­pose à tout un cha­cun, au citoyen, des pistes de réflex­ion, des élé­ments pour un débat nécessaire.

Soulignons enfin un agré­ment par­ti­c­uli­er pour un livre de ce genre : il est écrit dans une langue sou­ple, alerte et claire, où le moin­dre sigle est défi­ni, et d’où sont ban­nis ces hor­rip­i­lants tics de lan­gage tech­nocra­tique, ces néol­o­gismes-angli­cismes à la mode !

Un livre à lire et méditer.

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