Victimes et après

Victime d’un attentat, penser la vie d’après

Dossier : ExpressionsMagazine N°751 Janvier 2020
Par Alix VERDET

Arthur Dénou­veaux (2005) est un res­ca­pé de l’attentat au Bata­clan du 13 novembre 2015. Il fait par­tie des vic­times aux bles­sures invi­sibles qui, après avoir vécu l’inimaginable, doivent se recons­truire, c’est-à-dire pas­ser du sta­tut de vic­time à la vie d’après. Il vient de publier Vic­times, et après ? (Tract n° 10, Gal­li­mard) avec le magis­trat Antoine Garapon.

Après ce que tu as vécu depuis un peu plus de quatre ans, que peux-tu nous dire de ce statut de victime ?

La vic­time de ter­ro­risme a un sta­tut très étrange, elle a ten­dance à être mise en avant, notam­ment dans les médias, et à être rela­ti­ve­ment pro­té­gée ; sa parole est très peu mise en doute, ce qui d’ailleurs favo­rise le détour­ne­ment de ce sta­tut par de fausses vic­times. Mais c’est avant tout un sta­tut très lourd et dif­fi­cile à accep­ter, beau­coup n’arrivent pas en par­ler parce que la bles­sure intime est très forte. Quand on réchappe indemne d’une attaque ter­ro­riste, on se dit qu’on n’est pas mort, qu’on n’a pas été bles­sé phy­si­que­ment, qu’on n’a pas per­du de proche, que l’on n’est pas une vraie vic­time, juste un témoin. Les per­sonnes qui ont ce rai­son­ne­ment sont for­te­ment rat­tra­pées tôt ou tard par leurs bles­sures psychologiques.

Le sens d’écrire sur le ter­ro­risme et de par­ler aux médias est de bri­ser cer­tains a prio­ri et d’aider d’autres vic­times à s’accepter et à se com­prendre. Le point cen­tral de ce sta­tut de vic­time, et cela dépasse le ter­ro­risme, c’est que cha­cun com­prend com­ment on devient vic­time mais que la ques­tion de la fin de ce sta­tut n’est pas évoquée.

Comment as-tu rencontré Antoine Garapon et qu’est-ce qui t’a motivé pour écrire avec lui ?

Je l’ai ren­con­tré au moment de la mise en place par l’État et la ministre Nicole Bel­lou­bet d’une com­mis­sion mémo­rielle pour réflé­chir à la manière dont la mémoire du ter­ro­risme devait être trai­tée par la socié­té au niveau natio­nal. On m’a posé un cer­tain nombre de ques­tions lors de mon audi­tion : est-ce que vous pen­sez qu’il fau­drait ins­tau­rer une jour­née natio­nale de recon­nais­sance des vic­times du ter­ro­risme ? Pen­sez-vous qu’il faille mettre en place un musée ? Si oui, qu’y montre-t-on ? Après cette audi­tion avec cette com­mis­sion, Antoine Gara­pon m’a dit que j’avais une pen­sée assez ico­no­claste sur le sujet qui rejoi­gnait la sienne : si les vic­times ont besoin de témoi­gner et si l’État doit effec­ti­ve­ment se sai­sir du sujet pour aider les vic­times à défendre leur mémoire, il faut aus­si à un moment leur per­mettre de sor­tir de leur condi­tion de vic­time en arrê­tant de les consulter.

“Quand on réchappe indemne d’une attaque terroriste,
on se dit que l’on n’est pas
une vraie victime,
juste un témoin.”

Ce que nous pen­sons, c’est que la vic­time de ter­ro­risme est la ver­sion ultime de la vic­time car on s’identifie faci­le­ment à une vic­time du 13 novembre 2015 : « J’aurais pu être au concert, j’aurais pu être en ter­rasse, j’aurais pu être au Stade de France… » Le tract est un texte assez dense qui se veut une ouver­ture au débat : que fait-on des vic­times ? Pour­quoi leur laisse-t-on une telle place dans les médias ? Pour­quoi la socié­té a‑t-elle tel­le­ment envie de les entendre ? Com­ment peuvent-elles un jour ces­ser d’être vic­times ? Est-ce que les ins­ti­tu­tions qui les pro­tègent peuvent en venir à les enfer­mer dans un sta­tut ? Est-ce qu’elles ne s’enferment pas elles-mêmes ? Antoine Gara­pon fait aus­si par­tie de la Com­mis­sion indé­pen­dante sur les abus sexuels dans l’Église et on s’est ren­du compte en écri­vant ce tract que les vic­times de ces abus se posaient ces mêmes questions.

Quand on est victime d’un attentat de masse mondialement médiatisé, par qui est-on reconnu victime et est-ce que c’est important ?

On est très faci­le­ment recon­nu vic­time par l’État, par des asso­cia­tions et par un nombre impor­tant d’organismes para­pu­blics. C’est très fort car ça montre que la puis­sance publique est là pour vous. C’est impor­tant aus­si d’être recon­nu par la socié­té car on a un grand besoin de soli­da­ri­té. Ce qui est para­doxa­le­ment plus dif­fi­cile, c’est d’être recon­nu vic­time par ses proches, si les bles­sures sont pure­ment psy­cho­lo­giques – ce qui est sou­vent le cas –, vous avez la même appa­rence phy­sique mais vous allez pré­sen­ter des troubles de stress post-trau­ma­tique comme les vété­rans de guerre, et cela après une seule soi­rée d’horreur. Votre famille est contente de vous retrou­ver mais vous trouve chan­gé et a du mal à s’ajuster, vous-même vous ne savez plus où vous en êtes et il est très dur d’expliquer aux autres com­ment ils doivent s’ajuster face à cette bles­sure invisible.

C’est dans le quo­ti­dien que se révèle la vraie dif­fi­cul­té et la ten­ta­tion est forte de se déso­cia­bi­li­ser. Il faut retour­ner tra­vailler avec des gens qui vous ont vu per­for­mant et à un cer­tain niveau avant l’attentat mais qui vous récu­pèrent dimi­nué. Se retrou­ver à 30 ans du jour au len­de­main sous anxio­ly­tiques est dif­fi­cile. J’ai mis deux mois à accep­ter de me faire aider et à me dire que je ne pour­rais pas m’en tirer tout seul, j’ai alors pu faire l’effort de prendre des médi­ca­ments et de faire trois heures de psy­cho­thé­ra­pie par semaine. Je suis d’ailleurs convain­cu que le fait d’avoir fait de bonnes études aide non seule­ment à écou­ter le dis­cours d’un psy­cho­logue ou d’un psy­chiatre, mais dimi­nue aus­si le risque de chô­mage et donc le stress de ne pas trou­ver ou retrou­ver du tra­vail après cette épreuve. C’est dur à dire mais c’est la réalité.

Tu étais donc au Bataclan lors du concert des Eagles of Death Metal ?

J’étais dans la fosse du Bata­clan et j’ai dû m’en extraire en ram­pant au bout d’un temps que je n’arrive pas à pré­ci­ser clai­re­ment et qui doit être d’un quart d’heure. La pre­mière rafale a tou­ché des gens com­plè­te­ment au hasard. Comme c’était un concert de rock, j’ai d’abord cru que les cré­pi­te­ments venaient de la sono en train de lâcher. À la deuxième rafale, j’ai com­men­cé à com­prendre qu’il s’agissait de tirs d’armes automatiques.

Le fait d’avoir fait mon ser­vice à l’X et d’avoir déjà tiré et enten­du des tirs m’a aidé à com­prendre ce qui se pas­sait. Comme on nous apprend à l’armée, j’ai vou­lu me mettre par terre mais c’est en réa­li­té le mou­ve­ment de foule qui m’y a pro­je­té. Je me sou­ve­nais de ma for­ma­tion mili­taire que, dans ce genre de situa­tions, il fal­lait ram­per sans se rele­ver et essayer de s’éloigner des tirs. C’est ce que j’ai fait. Ça m’a pris long­temps et plu­sieurs mois de psy­cho­thé­ra­pie pour me sou­ve­nir de ce que j’avais fait.

Tu as eu un incroyable instinct de survie ?

Je me sou­viens avoir crié aux gens de sor­tir mais en réa­li­té j’ai vécu comme un black-out pen­dant dix-quinze minutes où j’étais comme en pilote auto­ma­tique puis, dès lors que je me suis retrou­vé dans la rue, j’ai vrai­ment retrou­vé toute ma luci­di­té et je me sou­viens de tout ce que j’ai fait seconde par seconde. Ce que j’ai fait sous le coup de l’adrénaline, je pense que je le dois beau­coup à mon maigre entraî­ne­ment mili­taire effec­tué à l’X, je ne sais pas si je l’aurais fait sans ça. Plus tard, j’ai écrit au chef de corps pour le remer­cier de la for­ma­tion reçue qui a sau­vé ma vie et celle des quelques per­sonnes qui se sont pré­ci­pi­tées vers la sor­tie après que j’ai crié de le faire. 

Quand on sort sans être tou­ché, on res­sent le grand sen­ti­ment de culpa­bi­li­té du sur­vi­vant. On a ten­dance à se dire que, si on s’était pris une balle dans le gras du bras, on aurait peut-être contri­bué à sau­ver une ou deux per­sonnes. En réa­li­té, quand on est dedans, on fait ce que notre corps nous laisse faire. J’ai le sou­ve­nir d’une jeune femme qui est res­tée téta­ni­sée debout, comme un lapin dans des phares, elle a heu­reu­se­ment été pla­quée au sol très vite par d’autres gens. Il reste quand même des réac­tions de soli­da­ri­té et d’humanité dans ces moments-là.

À la sortie de la salle de concert, quelle a été ta réaction ?

Le Bata­clan est juste au croi­se­ment entre le bou­le­vard Richard-Lenoir et le bou­le­vard Vol­taire et la sor­tie de secours donne sur le pas­sage Ame­lot. Je savais que, si j’allais à gauche, je me diri­geais vers l’endroit d’où venaient les ter­ro­ristes. Je me suis dit qu’il fal­lait que je coure à droite. Comme je connais­sais un peu les membres du groupe de rock, j’en ai recon­nu un, je suis allé lui par­ler et j’ai comme ça « récu­pé­ré » quatre membres d’Eagles of Death Metal. Nous sommes allés jusqu’au bou­le­vard Beau­mar­chais et je les ai mis dans un taxi.

Ton premier réflexe conscient a été de mettre d’autres personnes en sécurité avant toi ?

Aucun héroïsme là-dedans, ils étaient 4 pour un taxi de 5 places, je suis reve­nu dans un mode logique un peu stu­pide. Si j’avais encore été sous adré­na­line, je nous aurais tous jetés dedans. Là, j’ai pen­sé qu’ils n’étaient pas dans leur pays, qu’ils ne par­laient pas la langue. Mal­gré tous leurs tatouages, ils res­sem­blaient à des oisillons sor­tis du nid. Ils ne com­pre­naient pas ce qui s’était pas­sé, pen­saient que c’était en par­tie contre eux, contre le fait qu’ils soient amé­ri­cains et que leurs chan­sons parlent de sexe et de drogue. Je me sen­tais fina­le­ment moins per­du qu’eux. J’ai pris un autre taxi deux minutes après, j’ai récu­pé­ré ma femme qui était avec des amis et nous sommes ren­trés chez nous.

Que s’est-il passé ensuite ?

Ensuite, j’ai pas­sé de 23 heures à 3 heures du matin à suivre les infos. Je n’ai pas dor­mi de la nuit. Et le jour d’après est très bizarre. Ton mode de vie habi­tuel se déroule mais tu es dans un état second, tu ne te sens pas pareil. Ma femme [Erell-Isis Dénou­veaux (Gar­nier) X2006] m’a for­cé à sor­tir et à aller faire les courses comme d’habitude, ce qui était un bon réflexe. Des amis qui habi­taient à côté de chez nous nous ont invi­tés à dîner le soir. Puis ma femme m’a dit : « J’entends par­tout qu’il faut aller voir les cel­lules d’aide psychologique. »

“Quand on est dedans,
on fait ce que notre corps nous laisse faire.”

Nous nous sommes ren­dus à la mai­rie du XIe où j’ai pu faire quelque chose de très impor­tant à réa­li­ser dans les 48 heures après l’attentat, un débrie­fing. Les études montrent qu’un débrie­fing détaillé effec­tué dans les 48 heures per­met une pre­mière mise à dis­tance qui dimi­nue for­te­ment le risque et la force des épi­sodes ulté­rieurs de stress post-trau­ma­tique. Le lun­di, je suis allé tra­vailler, en RER, ce qui n’était pas la meilleure idée de ma vie, et en arri­vant je suis tout de suite allé voir la méde­cin du tra­vail pour la pré­ve­nir de ce que j’avais vécu. En m’asseyant dans la salle d’attente de la méde­cine du tra­vail, j’ai décou­vert que l’homme assis à côté de moi était aus­si au Bataclan…

Dans les jours qui suivent, les gens ne savent pas s’ils doivent t’en par­ler ou pas, te demandent de racon­ter, mais ensuite ne com­prennent pas pour­quoi ça prend une place énorme chez toi. Ça a duré jusqu’au jeu­di [19 novembre] lorsqu’en lisant les tabloïds anglais, j’ai vu ma pho­to appa­raître, une pho­to avec quelqu’un dans la fosse avant le début du concert. Là, deux mondes s’entrechoquent : le mien et celui des mil­liers de per­sonnes qui vont lire ce tabloïd et voir ma pho­to. C’était trop, je suis par­ti en arrêt de tra­vail rendre visite à mes parents en Bre­tagne avec ma femme, loin de tout, pen­dant dix jours. Je suis ren­tré pour assis­ter à l’hommage natio­nal aux Inva­lides. Je vou­lais aller me recueillir et enter­rer les morts. Pen­dant la céré­mo­nie, les noms des dis­pa­rus sont lus par ordre alpha­bé­tique, et là, on voit très bien où l’on serait…

Est-ce que ça a été une étape fragilisante ou nécessaire ?

Pour moi, ce n’était pas fra­gi­li­sant car ça a été le pre­mier moment où je me suis ren­du compte que l’État était là, où je me suis ren­du compte que toute la socié­té est d’accord pour dire que ce qui est arri­vé ne doit pas arri­ver. Ça ras­sure beau­coup, ça per­met de pen­ser que ça ne nous arri­ve­ra plus.

Quelle a été l’étape d’après ?

Des gens ont com­men­cé à mon­ter un regrou­pe­ment de vic­times qui s’appelait Life for Paris, au début une simple page pri­vée Face­book, ils avaient besoin d’aide pour com­mu­ni­quer en anglais car de nom­breuses vic­times étaient anglo-saxonnes. Je me suis pro­po­sé. Comme l’État met­tait des actions en place pour aider les vic­times du ter­ro­risme, il était plus simple d’être une asso­cia­tion pour répondre. L’association s’est créée for­mel­le­ment début 2016 et j’en suis deve­nu administrateur.

En sep­tembre 2016, il fal­lait faire un dis­cours devant tout le gou­ver­ne­ment et des anciens pré­si­dents dans plu­sieurs langues, j’ai été bom­bar­dé à cette occa­sion vice-pré­sident de l’association et je suis allé faire un dis­cours le 19 sep­tembre 2016. Je suis deve­nu un inter­lo­cu­teur pour l’État au nom de Life for Paris, puis, après la défec­tion de plu­sieurs diri­geants trop fati­gués par ce lourd tra­vail, je suis deve­nu pré­sident. Je suis arri­vé là par hasard mais, en fait, je me suis ren­du compte que ça avait un inté­rêt, que ça aidait des gens. Car il res­tait des vic­times qui avaient besoin d’aide, qui ne deman­daient de l’aide que main­te­nant et qui étaient dans une situa­tion urgente.

Dis­cours d’Arthur Dénou­veaux devant Fran­çois Hol­lande, Manuel Valls, Emma­nuel Macron et Anne Hidalgo.

Comment fonctionne l’aide aux victimes et à quoi sert une association de victimes ?

En France, nous avons la chance d’avoir un sys­tème d’aide aux vic­times du ter­ro­risme qui est le meilleur au monde. En revanche, il est assez com­pli­qué. Une asso­cia­tion de vic­times, ça sert entre autres à aider à faire toutes les démarches cor­rec­te­ment. Ça per­met d’accompagner plu­sieurs cen­taines de vic­times dans les grandes étapes, en s’assurant que per­sonne ne reste trop sur la touche. L’association aide aus­si de se for­mer à la jus­tice anti­ter­ro­riste en pré­vi­sion du pro­cès ; une des actions que nous avons en tête, c’est d’aller au pro­cès de Char­lie Heb­do pour voir com­ment ça se passe, pour com­prendre ce qu’est un pro­cès pour terrorisme.

C’est une jus­tice très par­ti­cu­lière où la cour d’assises est uni­que­ment com­po­sée de magis­trats pro­fes­sion­nels et non de jurés popu­laires. Dans la jus­tice ter­ro­riste en France, la vic­time n’est pas au centre du jeu, l’action publique se déclenche indé­pen­dam­ment du fait que des vic­times portent plainte. C’est le par­quet qui se sai­sit de l’affaire. Pour les vic­times, la ques­tion de leur place se pose mais aus­si et sur­tout du mes­sage à por­ter. Com­ment faire pour que notre dou­leur et le nihi­lisme du ter­ro­risme soient plei­ne­ment mis en lumière au procès ?

Écrire un livre de réflexion s’inscrivait dans ce besoin de lais­ser une trace à laquelle se réfé­rer pour avan­cer sur ces sujets et aus­si pour réflé­chir à com­ment ne pas res­ter vic­time à vie. Life for Paris a voca­tion à être dis­soute dans quelques années, une fois qu’on aura fait tout ce qu’on avait à faire. C’est quelque chose qui me tient à cœur. Si aujourd’hui nous avons tous besoin d’une béquille, un jour il fau­dra qu’on remarche sans.

Quelles sont les personnes qui font partie de l’association ?

On a trois types de membres : les vic­times directes, bles­sées phy­sio­lo­gi­que­ment et psy­cho­lo­gi­que­ment ; les parents et proches de vic­times ; et aus­si les aidants. Ce mot recouvre tous les aidants pro­fes­sion­nels, pom­piers, poli­ciers, qui ont été nom­breux à nous rejoindre cette année par­ti­cu­liè­re­ment ; des aidants civils qui ont accueilli chez eux des vic­times dans des cours d’immeuble, pleines de sang.

L’un des membres de l’association tra­vaillait en milieu médi­cal et habi­tait juste au-des­sus d’un des bars qui ont été visés. Il a sau­vé une jeune femme mais il en a vu mou­rir deux ou trois dans ses bras. Il a pris des risques sans savoir si les ter­ro­ristes étaient vrai­ment par­tis. Il est lié à cet évé­ne­ment sans avoir le sta­tut de vic­time. Une de nos reven­di­ca­tions majeures est que les aidants aient droit à un sta­tut, puissent béné­fi­cier d’un sou­tien psy­cho­lo­gique, point sur lequel nous avons été enten­dus. Le musée que l’État va mettre en place accor­de­ra une place aux aidants.

La façade du Bata­clan avec la plaque en mémoire des vic­times de l’attentat du 13 novembre 2015.

Est-ce que discuter avec d’autres personnes présentes au Bataclan t’a aidé à reconstituer ta soirée, à récupérer des fragments de mémoire ?

Ça m’a beau­coup aidé. Pas tant pour le dérou­le­ment pré­cis car l’enquête de police est faite pour ça. Mais plu­tôt pour me sou­ve­nir de ce que j’avais res­sen­ti. Retour­ner au Bata­clan m’a aus­si aidé. On a orga­ni­sé des visites assez rapi­de­ment, dès février 2016, uni­que­ment ouvertes aux vic­times et à leurs familles, pour reve­nir dans ce lieu et, mal­gré l’événement hor­rible qui s’y est dérou­lé, consta­ter que ça n’est pas la porte de l’Enfer. Ce qui m’a fait du bien aus­si a été de retour­ner en concert au Bata­clan pour la pre­mière fois en juin der­nier. C’est une manière de réhu­ma­ni­ser ce lieu, ce pan d’histoire.

Était-ce à ton initiative ou te l’a‑t-on proposé dans ton accompagnement ?

La force du col­lec­tif est très impor­tante. Cer­tains sont retour­nés au Bata­clan très vite, très tôt. En lisant les témoi­gnages des autres, je me suis ren­du compte qu’il res­tait un endroit dans Paris où je ne vou­lais pas aller et que ça n’était pas très sain. L’idée m’a trot­té dans la tête quelque temps jusqu’à ce qu’une occa­sion se pré­sente. Jean-Louis Aubert a don­né une série de concerts au Bata­clan et a sou­hai­té ren­con­trer des vic­times. Ce n’est pas tel­le­ment ma géné­ra­tion mais j’y suis allé, on a dis­cu­té envi­ron une demi-heure puis il m’a invi­té à venir à son concert. C’est donc l’occasion et la dis­cus­sion avec les autres qui m’y ont amené.

La rési­lience, je pense que c’est quelque chose de col­lec­tif. Quand les vic­times se réunissent, elles sont certes plus fortes face à la jus­tice, face à l’État, mais elles sont sur­tout plus fortes indi­vi­duel­le­ment. Ceux qui ne vont pas bien sont sou­te­nus par ceux qui vivent mieux. Et retrou­ver une dimen­sion de com­mu­nau­té qui se perd dans nos vies modernes per­met d’envisager à nou­veau la vie en socié­té. Nous sommes un groupe très sou­dé, très tolé­rant et très dis­pa­rate. J’ai ren­con­tré des gens que ma vie pro­fes­sion­nelle ne me fai­sait pas ren­con­trer, on a une com­mu­nau­té de des­tins pas du tout liée aux études ou aux modes de vie. 

La force de notre lien, c’est aus­si la rai­son pour laquelle il fau­dra dis­soudre l’association à la fin pour qu’elle ne devienne pas notre seule com­mu­nau­té. La ten­ta­tion est grande de res­ter dans la cha­leur de notre regrou­pe­ment, d’où l’importance de gar­der une asso­cia­tion très ouverte sur l’extérieur, d’en par­ler régu­liè­re­ment, d’aller en rendre compte dans les médias.

A‑t-on pu établir une liste de victimes et sait-on s’il y en a qui ne se sont pas manifestées ?

Il existe une liste, essen­tiel­le­ment les per­sonnes qui ont por­té plainte. À ma connais­sance, l’État n’a pas exploi­té la billet­te­rie pour entrer en contact avec ceux qui ne se seraient pas mani­fes­tés. Ça fait par­tie des reven­di­ca­tions que nous por­tons. Cette année, vingt-cinq nou­velles per­sonnes ont pous­sé la porte de l’association sans l’avoir jamais fait aupa­ra­vant, jus­ti­fiant vrai­ment notre com­mu­ni­ca­tion axée vers l’extérieur.

Qu’attends-tu du procès ?

J’en attends que la parole des vic­times recouvre la parole ter­ro­riste. J’en attends de mon­trer que l’État de droit sans peine de mort peut triom­pher de cette bar­ba­rie qui donne la mort sans aucun pro­cès. J’en viens même à espé­rer que les accu­sés fassent appel car, s’il y a bien une chose que le ter­ro­risme ne per­met pas, c’est une pro­cé­dure d’appel. Évi­dem­ment si je sou­haite que la jus­tice soit ren­due équi­ta­ble­ment, j’espère aus­si qu’elle soit d’une fer­me­té impla­cable. Plus fon­da­men­ta­le­ment, je pense aus­si que le pro­cès va per­mettre de resyn­chro­ni­ser le vécu des vic­times avec l’idée que s’en fait l’opinion publique, tout sera dis­sé­qué dans la presse.

Dans le cas d’un tel atten­tat de masse, toute la France se sent fina­le­ment un peu par­tie civile. Au-delà du bien que ça va nous faire de voir Salah Abdes­lam dans le box, nous devons nous deman­der : est-ce que le pro­cès nous réin­tègre à la socié­té ? Est-ce qu’on va réus­sir à refaire corps avec le reste de la socié­té ? Je crois aus­si que le fait d’enterrer l’aspect judi­ciaire de cet évé­ne­ment va pro­vo­quer quelque chose, un virage, je ne sais pas quoi, comme une étape de deuil. Lors du pre­mier anni­ver­saire, le fait de se retrou­ver tous ensemble nous a per­mis de mar­quer cet éloi­gne­ment dans le temps. L’idée d’écrire ce livre était aus­si d’apporter de la réflexion sur l’après du sta­tut de vic­time et de réflé­chir plus en pro­fon­deur au sens du procès.

Si tu te retrouvais en face de Salah Abdeslam, qu’est-ce que tu voudrais lui dire ?

C’est une ques­tion que je me pose assez régu­liè­re­ment, mais en fait, je crois que je n’ai rien à lui dire. Comme lui, il n’a rien à dire. J’imagine qu’il pense être dans une quête mais ça ne m’intéresse pas de savoir pour­quoi. Je suis plus tour­né vers moi-même, vers les vic­times et vers la socié­té. Si je me retrouve face à lui, c’est pour lui mon­trer que je suis debout, pour que tout le monde voie que les vic­times sont debout face à lui. Je sou­haite aus­si que le pro­cès ne soit pas cen­tré sur lui, sur les ter­ro­ristes, qu’il n’ait pas de sta­tut de super­star. Ce qui nous importe, c’est que les avo­cats de la défense puissent bien faire leur tra­vail, que l’État de droit s’applique.

Comment arrives-tu à garder ta lucidité et ta justesse de paroles ?

J’arrive à relier l’après-attentat à toute une par­tie de ma vie que j’ai réus­si à pré­ser­ver : ma vie de famille, bien aidé par mes proches ; ma vie pro­fes­sion­nelle qui a chan­gé mais qui n’a pas été dévas­tée. Bizar­re­ment, l’après-attentat est aus­si l’occasion de belles ren­contres comme la délé­guée inter­mi­nis­té­rielle à l’aide aux vic­times qui est une femme remar­quable qui m’a beau­coup appor­té. Et puis le temps aide. Ça fait quatre ans, il y a deux ans je n’aurais sans doute pas été capable d’en par­ler comme ça. C’est aus­si l’intérêt de ce livre, lais­ser une trace moi qui vais bien pour les sui­vants et faire en sorte que le sta­tut de vic­time ne devienne pas un faux confort car c’est malsain.

“Quand les victimes se réunissent,
elles sont certes plus fortes face à
la justice, face à l’État, mais elles sont surtout plus fortes individuellement.”

Qu’est-ce qui fait ta vie d’aujourd’hui, ta joie ?

Avoir une vie de famille heu­reuse, avoir une car­rière sti­mu­lante et réus­sir à faire quelque chose utile de toute cette noir­ceur. Je ne suis pas encore prêt à lâcher Life for Paris. Le jour où j’aurai fini ma mis­sion n’est pas arrivé.

Que voudrais-tu dire à la communauté polytechnicienne ?

Je n’aurais jamais pen­sé faire de l’associatif en quit­tant le pla­tâl mais fina­le­ment il y a beau­coup de richesses à décou­vrir. Je dirais volon­tiers aux jeunes poly­tech­ni­ciens de s’engager dans des asso­cia­tions avant d’être retrai­té. C’est tout à fait com­pa­tible avec une car­rière très exi­geante et ça per­met de faire quelque chose d’utile, de plus gra­tuit. Et, lorsque nous repré­sen­tons une asso­cia­tion, nous sommes très vite pris au sérieux parce que nous sommes poly­tech­ni­ciens, c’est bien de mettre cet atout au ser­vice des autres.

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