Une opportunité sous condition pour la compétitivité française

Dossier : La transition énergétiqueMagazine N°689 Novembre 2013
Par Dominique AUVERLOT (80)
Par Benoît LEGUET (97)

Un des plus célèbres écon­o­mistes du com­merce inter­na­tion­al, Paul Krug­man, prix Nobel en 2008, décrit la com­péti­tiv­ité comme « une obses­sion dan­gereuse » des décideurs. En effet, la com­péti­tiv­ité sur le plan économique est une notion com­plexe sou­vent mal comprise.

REPÈRES
Les auteurs ont fait par­tie du groupe des experts du Débat nation­al sur la tran­si­tion énergé­tique. Ils ont par­ticipé active­ment aux travaux du groupe de tra­vail « La com­péti­tiv­ité des entre­pris­es français­es dans la tran­si­tion énergé­tique » du Débat nation­al, en tant que référents du groupe des experts. Cet arti­cle est en par­tie tiré du rap­port du groupe de tra­vail ; il relève néan­moins de l’entière respon­s­abil­ité des auteurs, qui l’ont écrit à titre per­son­nel, et n’engage aucune des instances du Débat nation­al sur la tran­si­tion énergé­tique – en par­ti­c­uli­er le groupe de tra­vail « com­péti­tiv­ité », ni aucun de ses participants.

La compétitivité est une notion économique complexe

Les experts s’accordent pour prévoir une aug­men­ta­tion du prix de l’électricité et une hausse ten­dan­cielle du pétrole

Dans son accep­tion pre­mière, elle doit être util­isée dans un sens microé­conomique. Elle ren­voie alors à la capac­ité de l’entreprise à main­tenir ou à accroître, de manière prof­itable et durable, sa part d’un marché spé­ci­fique par rap­port à d’autres entre­pris­es qui essaient de faire la même chose (Apple con­tre Sam­sung, par exemple).

Par­fois, le sens est légère­ment éten­du par les macroé­con­o­mistes : il s’agit alors de la capac­ité d’un pays à gag­n­er ou à con­serv­er une part du marché inter­na­tion­al pour les biens échange­ables. Par exem­ple, la faible valeur du yuan rend les expor­ta­tions chi­nois­es plus com­péti­tives par rap­port aux pro­duits améri­cains équivalents.

Une consommation énergétique en évolution

En France, une aug­men­ta­tion des prix des éner­gies aurait des impacts non nég­lige­ables sur le pou­voir d’achat et la com­péti­tiv­ité qu’il faut chercher à atténuer.

Rap­port Gallois
Selon ce rap­port : « La com­péti­tiv­ité est la capac­ité de la France à amélior­er durable­ment le niveau de vie de ses habi­tants, et à leur pro­cur­er un haut niveau d’emploi et de cohé­sion sociale, dans un envi­ron­nement de qual­ité. Elle peut s’apprécier par l’aptitude des ter­ri­toires à main­tenir et à attir­er les activ­ités, et par celle des entre­pris­es à faire face à leurs con­cur­rentes. » Une déf­i­ni­tion reprise par le Con­seil économique, social et envi­ron­nemen­tal (CESE).

La con­som­ma­tion énergé­tique finale de la France a pro­fondé­ment évolué depuis le pre­mier choc pétroli­er1. La part du pét­role a forte­ment dimin­ué, pas­sant de 64 % à 42% : si l’industrie (24 Mtep en 1973 con­tre 5 Mtep en 20102) et le rési­den­tiel ter­ti­aire (33 Mtep con­tre 11) ont forte­ment dimin­ué leur con­som­ma­tion, en la repor­tant sur le gaz ou l’électricité, celle du trans­port au con­traire s’est net­te­ment accrue ; les trans­ports con­som­ment 46 Mtep en 2010 con­tre 25 en 1973.

A con­trario, la con­som­ma­tion finale d’électricité a plus que dou­blé ; si la con­som­ma­tion de l’industrie a légère­ment aug­men­té, pas­sant de 7 à 10,5 Mtep, celle du rési­den­tiel ter­ti­aire a encore plus forte­ment crû, pas­sant de 5 à 26 Mtep.

De même, la con­som­ma­tion finale du gaz a été mul­ti­pliée par plus de trois en rai­son de son développe­ment dans l’industrie (3 Mtep en 1973 con­tre 12 en 2010) et le rési­den­tiel ter­ti­aire (5,5 Mtep en 1973 con­tre 22 en 2010). La part du char­bon a enfin été très net­te­ment réduite.

Trois impacts sur l’économie française

Ces quelques chiffres suff­isent à expli­quer trois impacts atten­dus sur l’économie française d’une hausse des prix de l’énergie.

Évo­lu­tion contrastée
La con­som­ma­tion pétrolière a beau­coup bais­sé dans l’industrie (24 Mtep en 1973 con­tre 5 Mtep en 2010) et le rési­den­tiel ter­ti­aire (33 Mtep con­tre 11) du fait d’un report sur le gaz ou l’électricité. En revanche celle du trans­port au con­traire s’est net­te­ment accrue : 46 Mtep en 2010 con­tre 25 en 1973.

Pre­mière­ment, un nou­veau choc pétroli­er aurait des con­séquences net­te­ment moins impor­tantes sur notre économie qu’en 1973. Un rap­port du CAE3 mon­tre même que, dans ce cas, compte tenu de la faible inten­sité pétrolière rel­a­tive de notre pro­duc­tion, l’économie française pour­rait gag­n­er en com­péti­tiv­ité par rap­port à ses voisins : les éval­u­a­tions quan­ti­ta­tives présen­tées étab­lis­sent ain­si que « l’effet d’un choc pétroli­er sur les expor­ta­tions français­es s’inverse après deux années et devient positif ».

Deux­ième­ment, les con­séquences d’un tel choc seraient en revanche forte­ment per­cep­ti­bles pour les ménages, le secteur ter­ti­aire et les entre­pris­es inten­sives en pét­role. Enfin, et à l’inverse, puisque les deux prin­ci­pales éner­gies con­som­mées (en con­som­ma­tion finale) aujourd’hui par l’industrie sont le gaz (35%) et l’électricité (29%), davan­tage que dans les pays voisins, la com­péti­tiv­ité de notre économie aura ten­dance à se dégrad­er en cas d’augmentation nationale – mais aus­si inter­na­tionale – des prix du gaz et de l’électricité.

Un enjeu pour les industries énergo-intensives

Dans ce con­texte, les indus­tries éner­go-inten­sives vont jouer un rôle par­ti­c­uli­er : toute hausse des prix de l’énergie se réper­cutera en effet sur leur coût de production.

Économiser l’énergie
Une aug­men­ta­tion des prix de l’énergie (élec­tric­ité, pét­role ou gaz) aura des con­séquences sur la com­péti­tiv­ité de nos entre­pris­es et de notre économie. Même si celles-ci sont plus faibles que lors du pre­mier choc pétroli­er, une hausse des prix du pét­role serait encore dom­mage­able pour notre économie, notam­ment sur la crois­sance. Il faut donc inciter les entre­pris­es à moins con­som­mer d’énergie.

Trois types d’industries seraient touchés par des hauss­es du prix de l’énergie, qu’elles soient liées ou non à la tran­si­tion énergé­tique : les ser­vices de trans­port, l’industrie de l’énergie (élec­tric­ité, gaz, vapeur, air con­di­tion­né, coke et pro­duits pétroliers raf­finés), et les autres indus­tries à forte inten­sité énergé­tique (coke et raf­fi­nage, chimie, métaux de base, pâte et papi­er, autres pro­duits minéraux non métalliques, pêche et agri­cul­ture, agroalimentaire).

Pris ensem­ble, ces secteurs représen­tent 8,4 % de la valeur ajoutée totale dans l’économie française. Les secteurs prin­ci­pale­ment exposés à la con­cur­rence inter­na­tionale sont ceux du troisième groupe, puisque le trans­port et une part impor­tante des ser­vices énergé­tiques ne sont pas exposés au com­merce inter­na­tion­al et donc pas délocalisables.

Ces secteurs à forte inten­sité d’énergie représen­tent env­i­ron 4,8 % du PIB. Une aug­men­ta­tion de 10% des prix de l’électricité et du gaz sur notre économie pour­rait ain­si respec­tive­ment réduire la valeur des expor­ta­tions en moyenne de 1,9% et de 1,1%4.

La transition énergétique, une opportunité sous conditions

La tran­si­tion énergé­tique devrait favoris­er le développe­ment d’un cer­tain nom­bre de nos entreprises.

L’estimation des con­séquences d’une aug­men­ta­tion des prix sur la com­péti­tiv­ité de nos entre­pris­es reste à quan­ti­fi­er et à mod­élis­er à l’aide de mod­èles agréés. Un bilan net des effets posi­tifs (inno­va­tion don­nant lieu à la créa­tion d’un nou­veau pro­duit et à son expor­ta­tion, aug­men­ta­tion des efforts de réduc­tion de l’intensité énergé­tique, aug­men­ta­tion des brevets, etc.) et négat­ifs sur notre économie pour­rait alors être approché.

Des entreprises performantes

La tran­si­tion énergé­tique, si elle se traduit par une forte hausse des prix de l’électricité, pour­rait représen­ter une men­ace pour la com­péti­tiv­ité des entre­pris­es françaises

En ter­mes qual­i­tat­ifs néan­moins, l’économie française pos­sède déjà des entre­pris­es expor­ta­tri­ces recon­nues – que ce soient des grands groupes, des ETI ou des PME-PMI – qui peu­vent être mobil­isées au ser­vice de la tran­si­tion énergé­tique et qui peu­vent égale­ment en profiter.

La tran­si­tion énergé­tique con­stitue par ailleurs une oppor­tu­nité de développe­ment de nou­veaux pro­duits dans les fil­ières vertes (par exem­ple éner­gies marines, énergie et matières biosour­cées, géother­mie chaleur) et dans les réseaux (stock­age de l’électricité, smart grids).

L’innovation en première ligne

Cou­vrir un champ large
L’encouragement à la recherche-développe­ment et aux opéra­tions de démon­stra­tion doit certes con­cern­er les entre­pris­es directe­ment liées au secteur de l’énergie, mais égale­ment les tech­nolo­gies trans­vers­es qui devraient jouer demain un rôle clef dans la tran­si­tion énergétique.

L’innovation con­stitue l’un des ter­mes clefs de la com­péti­tiv­ité : elle doit à ce titre être encour­agée dans toute la mesure du pos­si­ble. L’efficacité énergé­tique con­stitue un pan essen­tiel de la tran­si­tion énergé­tique, qui doit être égale­ment forte­ment encour­agé, en restant naturelle­ment dans les lim­ites de la rentabilité.

Dans le domaine de la pro­duc­tion d’électricité, cela con­duit à encour­ager le déploiement des éner­gies renou­ve­lables com­péti­tives, sur notre ter­ri­toire ou à l’étranger, et à priv­ilégi­er, pour celles dont le coût de revient de l’électricité serait trop éloigné des prix de marché, des opéra­tions de démon­stra­tion et de recherche.

Des mesures ciblées

Lim­iter les impacts de la tran­si­tion énergé­tique sur l’industrie néces­site de met­tre en place des mesures particulières.

Un petit – mais non nég­lige­able – nom­bre de secteurs com­péti­tifs sur les marchés inter­na­tionaux, représen­tant env­i­ron 5 % de l’économie, serait sus­cep­ti­ble d’être con­fron­té à des réper­cus­sions sig­ni­fica­tives sur leur com­péti­tiv­ité du fait de fortes hauss­es de coûts de l’énergie. La part de l’économie représen­tée par ces secteurs sug­gère que le stress appliqué à ces secteurs doit être mis en regard des avan­tages recher­chés par la tran­si­tion énergé­tique de façon plus large.

Le fait que les secteurs sus­cep­ti­bles d’être forte­ment touchés représen­tent une part rel­a­tive­ment faible de l’économie sem­ble plaider en faveur de mesures ciblées, sec­to­rielles, pour aider et faciliter la tran­si­tion dans ces secteurs5.

Trois conditions

Pour accroître la com­péti­tiv­ité sur le long terme, il faut maîtris­er les coûts énergé­tiques mais surtout innover

Trois con­di­tions sem­blent néces­saires pour lim­iter les con­séquences de l’augmentation des prix de l’électricité sur la com­péti­tiv­ité de nos entreprises.

D’abord, veiller à ce que cette hausse soit aus­si faible que pos­si­ble ; la ren­dre ensuite pro­gres­sive et prévis­i­ble : les experts mon­trent en effet que les acteurs économiques ont une grande flex­i­bil­ité pour adapter leurs choix d’investissement et de con­som­ma­tion aux vari­a­tions rel­a­tives de prix de dif­férents biens et donc pour réduire la con­som­ma­tion énergé­tique, à con­di­tion de dis­pos­er de vis­i­bil­ité et de temps.

Enfin, exonér­er de ces hauss­es les entre­pris­es élec­tro-inten­sives exposées à la con­cur­rence étrangère, comme c’est le cas en Alle­magne : si les coûts de l’électricité aug­mentent, le choix a été fait de préserv­er les indus­tries élec­troin­ten­sives en faisant sup­port­er le sur­coût des éner­gies renou­ve­lables par les ménages et les petites entreprises.

En France, pour le moment, un con­trat de parte­nar­i­at a été signé en 2010 entre EDF et un con­sor­tium des plus gros con­som­ma­teurs indus­triels : il leur per­met d’acheter env­i­ron 150 TWh d’électricité pour une durée de vingt-qua­tre ans dans les meilleures con­di­tions possibles.

Entre­pris­es gazo-intensives
Le gou­verne­ment a créé la notion « d’entreprise gazo-inten­sive », définie comme une entre­prise, soumise à la con­cur­rence inter­na­tionale et util­isant le gaz comme matière pre­mière. Ces entre­pris­es devraient ain­si pou­voir béné­fici­er de mesures fis­cales par­ti­c­ulières ain­si que de con­di­tions par­ti­c­ulières d’accès aux réseaux.

De plus, la con­tri­bu­tion au ser­vice pub­lic de l’électricité (CSPE) est pla­fon­née à 550 000 euros par site indus­triel et à 0,5 % de la valeur ajoutée de la société pour les entre­pris­es indus­trielles con­som­mant plus de 7 GWh.

L’estimation des con­séquences sur la com­péti­tiv­ité de nos entre­pris­es d’une aug­men­ta­tion des prix de l’électricité et de la CSPE qui exonér­erait les élec­tro-inten­sifs reste cepen­dant à quan­ti­fi­er. Un bilan net des effets posi­tifs (développe­ment d’un procédé inno­vant de pro­duc­tion d’électricité rentable à terme par le déploiement mas­sif de la tech­nolo­gie, expor­ta­tion cor­re­spon­dante de la tech­nolo­gie, aug­men­ta­tion des efforts de réduc­tion de l’intensité énergé­tique, aug­men­ta­tion des brevets, etc.) et négat­ifs sur notre économie (perte à court terme de com­péti­tiv­ité se traduisant par une baisse de nos expor­ta­tions) pour­rait alors être établi.

Et l’Europe dans tout ça ?

Met­tre l’ensemble des entre­pris­es mon­di­ales sur un pied d’égalité

Le Débat sur la tran­si­tion énergé­tique et la com­péti­tiv­ité des entre­pris­es ne s’arrête pas aux fron­tières de l’Hexagone. Le rôle de l’Union européenne dans la tran­si­tion énergé­tique et dans la défense de la com­péti­tiv­ité de ses entre­pris­es est en effet cru­cial dans au moins trois domaines.

Pan­neaux photovoltaïques
Le rôle que doit jouer l’U­nion européenne dans la défense des intérêts com­mer­ci­aux de ses mem­bres est bien illus­tré par le dif­férend avec la Chine sur les prix à l’ex­port des pan­neaux pho­to­voltaïques d’o­rig­ine chi­noise. L’ou­ver­ture en févri­er d’une enquête par la Com­mis­sion a con­duit à un dia­logue avec la Chine et à l’an­nonce fin juil­let de la mise en place d’un prix planch­er évi­tant le dump­ing.

Pre­mière­ment, l’adoption par l’ensemble des pays d’objectifs de réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre plus volon­taristes qu’aujourd’hui. Cette adop­tion con­stitue une con­di­tion néces­saire pour pou­voir espér­er préserv­er notre planète des men­aces cli­ma­tiques qui la guet­tent et pour pou­voir met­tre l’ensemble des entre­pris­es mon­di­ales sur un pied d’égalité dans le cadre de poli­tiques de réduc­tion coor­don­nées entre les dif­férents pays ; en l’absence de tels objec­tifs de réduc­tion, les entre­pris­es auront tou­jours la ten­ta­tion de se délo­calis­er dans les pays les moins engagés dans cette lutte.

Deux­ième­ment, la défense des intérêts com­mer­ci­aux des entre­pris­es européennes.

Et enfin, le finance­ment de l’innovation dans le domaine de l’énergie, et plus générale­ment de la tran­si­tion énergé­tique, qui reste aujourd’hui l’un des par­ents pau­vres de la con­struc­tion européenne.

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1. Bilan énergé­tique de la France pour 2010, juin 2011, col­lec­tion « Références », Com­mis­sari­at général au développe­ment durable.
2. Ce chiffre com­prend de fait les efforts d’efficacité énergé­tique, les sub­sti­tu­tions d’énergie du pét­role vers le gaz et l’électricité, mais aus­si la baisse de l’activité indus­trielle et le pas­sage pour cer­taines entre­pris­es d’une activ­ité indus­trielle à une activ­ité dite tertiaire.
3. Patrick Artus, Antoine d’Au­tume, Philippe Chalmin et Jean-Marie Cheva­lier, Les Effets d’un prix du pét­role élevé et volatil, Con­seil d’analyse économique, La Doc­u­men­ta­tion française, sep­tem­bre 2010, 255 pages.
4. Dominique Bureau, Lionel Fontag­né et Philippe Mar­tin, Énergie et com­péti­tiv­ité, Les Notes du Con­seil d’analyse économique, n° 6, mai 2013.
5. O. Sar­tor et B. Leguet, Tran­si­tion énergé­tique et sauve­g­arde de la com­péti­tiv­ité en France : soyons pro­duc­tifs ! CDC Cli­mat Recherche, mai 2013.

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