Mille ans de lutte par-dessus les moulins

Dossier : La transition énergétiqueMagazine N°689 Novembre 2013
Par Mathieu ARNOUX (ENS-Ulm 80)

Les siè­cles qui ont précédé l’âge indus­triel ont con­nu des phas­es d’urbanisation durables et importantes.

Dès avant 1500, Alexan­drie, Rome, Carthage, Con­stan­tino­ple, Bag­dad, Kaifeng, Tachkent, Paris et Tenochti­t­lan furent au moment de leur splen­deur, sou­vent des siè­cles durant, des villes de plusieurs cen­taines de mil­liers d’habitants. Elles furent édi­fiées, entretenues, pro­tégées, et leur pop­u­la­tion fut appro­vi­sion­née et nour­rie sans élec­tric­ité, sans gaz, sans chemin de fer, sans chaîne du froid, sans trans­port automobile.

Aujourd’hui, ce sont les sit­u­a­tions de cat­a­stro­phe naturelle ou human­i­taire que l’on décrit en ces ter­mes, et nous savons avec quelle dif­fi­culté nos sociétés font face à des ques­tions qui furent naguère quotidiennes.

REPÈRES
Les clas­si­fi­ca­tions util­isées pour dis­tinguer les cul­tures préhis­toriques relèvent avant tout de l’his­toire des tech­niques. Elles ren­voient en fin de compte aux pro­grès suc­ces­sifs accom­plis par nos ancêtres pour max­imiser l’én­ergie qui était à leur dis­po­si­tion, celle de leurs pro­pres corps, par le per­fec­tion­nement de leurs gestes et la mise au point de dis­posi­tifs mul­ti­pli­ca­teurs de puis­sance, puis celle d’autres sources énergé­tiques : feu, force ani­male, etc.
Il y a des leçons à chercher dans les siè­cles qui ont précédé la révo­lu­tion indus­trielle (quinze mille années depuis le début du Mésolithique, deux mil­lions d’an­nées si l’on prend en compte le Paléolithique). L’his­toire du développe­ment peut être con­sid­érée comme une his­toire de l’én­ergie, si on con­sid­ère celle-ci comme l’une des dimen­sions du rap­port des hommes à leur environnement.

Les bases préindustrielles

L’histoire même de l’industrialisation européenne a encore beau­coup à nous appren­dre. Si per­son­ne ne met en doute le car­ac­tère décisif de la con­ver­sion de l’industrie anglaise à l’usage du char­bon à la fin du XVIIIe siè­cle, il con­vient de rap­pel­er que celui-ci était d’usage courant pour le chauffage domes­tique dans les îles Bri­tan­niques dès le XIIIe siècle.

L’hydraulique fut à la base d’une part essen­tielle de l’industrialisation européenne

De même, si l’on sait qu’Abraham Dar­by, maître des forges de Coal­brook­dale, dans les Mid­lands, fut le pre­mier à pro­duire de la fonte au coke, en 1709, qui sait que le procédé de pyrol­yse de la houille avait été mis au point près d’un siè­cle aupar­a­vant, sans doute en Irlande, pour la pro­duc­tion de bière ?

Attir­er l’attention sur ces points, c’est met­tre en évi­dence les bases préin­dus­trielles de l’industrialisation, en par­ti­c­uli­er les dynamiques d’innovation et de crois­sance qui étaient à l’œuvre au cœur même de sys­tèmes tech­niques fondés sur des sources d’énergie renouvelable.

Des études récentes ont mon­tré que l’énergie hydraulique avait joué un rôle essen­tiel dans la pre­mière indus­tri­al­i­sa­tion en France ou aux États-Unis, en par­ti­c­uli­er via la mise au point de la tur­bine hydraulique.

Les pro­grès con­sid­érables accom­plis dans ce secteur dans la pre­mière moitié du XIXe siè­cle s’inscrivaient dans la con­ti­nu­ité d’un proces­sus de longue durée de développe­ment de l’industrie hydraulique, qui fut à la base d’une part essen­tielle de l’industrialisation européenne.

Moulin de Jard-sur-Mer.
Moulin de Jard-sur-Mer (Vendée)
© ÉLISABETH BELIK

Les moulins à vent

La dif­fu­sion des moulins à vent, à par­tir de 1200, vient aug­menter la fia­bil­ité du sys­tème : peu chers, sou­vent mieux pro­tégés et insen­si­bles aux vari­a­tions des cours d’eau, ils peu­vent pal­li­er l’intermittence des moulins à eau. En France, pour l’essentiel, ils sont réservés à la meuner­ie, mais le monde méditer­ranéen et les Pays-Bas dévelop­per­ont par la suite leur con­tri­bu­tion au fonc­tion­nement des salines ou à l’exhaure des pold­ers. Leur instal­la­tion, le plus sou­vent très bien doc­u­men­tée dans les sources, présente aujourd’hui un intérêt spé­cial : elle implique une réor­gan­i­sa­tion pro­fonde des marchés très régle­men­tés de la meuner­ie et de l’énergie. C’est un exem­ple par­ti­c­ulière­ment pré­coce de réac­tion pos­i­tive à l’innovation technologique.

Les six mille moulins de l’an Mil

Nous savons depuis longtemps que l’invention du moulin à eau ne fut pas médié­vale, mais antique. Les archéo­logues ont exhumé depuis un quart de siè­cle des dizaines de sites antiques de meuner­ie, qui témoignent du développe­ment de cette tech­nique sous l’Empire romain.

La dépres­sion démo­graphique et économique qui mar­qua une large part du haut Moyen Âge ne sem­ble pas avoir lais­sé sub­sis­ter beau­coup de ces instal­la­tions, et c’est pour l’essentiel à par­tir des temps car­olingiens (IXe siè­cle) que furent con­stru­ites les instal­la­tions qui jalon­nent, aujourd’hui encore, la plu­part des cours d’eau européens.

Dans les régions septen­tri­onales, où la crois­sance économique avait com­mencé tôt, l’essentiel du réseau était en place dès avant l’an Mil, et l’équipement (biefs et roues) des cours d’eau était sans doute achevé dès le milieu du XIIIe siècle.

Pour le roy­aume d’Angleterre, la seule région véri­ta­ble­ment cou­verte par les archives, le Domes­day Book, inven­taire des droits du roi dressé en 1086, fait état d’au moins six mille moulins. On ne peut don­ner de chiffres com­pa­ra­bles pour la France, l’Italie ou l’Empire, mais les sources locales con­servées dans les archives (ventes, dona­tions, con­flits, con­trats) sont con­sid­érables et nous per­me­t­tent d’en com­pren­dre mieux le fonc­tion­nement à mesure que le temps avance.

Réveiller les meuniers

La meuner­ie fut le pre­mier but de ces instal­la­tions, qui per­me­t­taient, en pro­duisant sans effort des quan­tités impor­tantes de farine, d’épargner aux familles paysannes un tra­vail long et fas­ti­dieux, qui pou­vait dès lors être employé à d’autres tâch­es : l’installation d’un moulin était une con­di­tion essen­tielle à la pluri­ac­tiv­ité des paysans, et par­tant, à la nais­sance d’une divi­sion du tra­vail dans les villages.

L’invention du moulin à eau ne fut pas médiévale

La den­si­fi­ca­tion pro­gres­sive du réseau des moulins dis­posés le long des cours d’eau alla de pair avec l’extension par défriche­ment des sur­faces mis­es en cul­ture et avec l’amélioration des tech­niques agri­coles, qui per­mirent une aug­men­ta­tion con­stante de la pro­duc­tion céréal­ière, sans doute plus rapi­de que celle de la population.

Il n’est pas exagéré de dire que la créa­tion à l’échelle de l‘Europe d’un sys­tème d’énergie hydraulique effi­cace fut un élé­ment essen­tiel dans la crois­sance économique et démo­graphique sans précé­dent des XIe-XIIIe siècles.

Récupérer l’énergie hydraulique

La machiner­ie hydraulique, sim­ple dans son principe, con­nut des pro­grès con­stants, qui en ren­forçaient l’efficacité. D’après les archéo­logues, dans une bonne par­tie de l’Europe, la fin du Xe siè­cle est mar­quée par la général­i­sa­tion des moulins à roue ver­ti­cale et par une aug­men­ta­tion sig­ni­fica­tive des dimen­sions des roues hydrauliques et des meules, signes d’une crois­sance du ren­de­ment énergé­tique des moulins.

Ain­si s’expliquent l’apparition et la dif­fu­sion, à par­tir du milieu du siè­cle suiv­ant, de moulins à tan et à foulon, util­isés pour le traite­ment du cuir et des tis­sus de laine. La roue hydraulique cesse alors d’être util­isée seule­ment pour faire tourn­er les meules, et des dis­posi­tifs à came ou à bielle per­me­t­tent de trans­former le mou­ve­ment rotatif en mou­ve­ment alter­natif : elle devient un dis­posi­tif de récupéra­tion de l’énergie hydraulique sus­cep­ti­ble de mul­ti­ples usages.

Des forges équipées de marteaux hydrauliques appa­rais­sent au XIIe siè­cle, autorisant les forg­erons à traiter des pièces de fer de grandes dimen­sions, celles qui, au siè­cle suiv­ant, assurent la bonne tenue des édi­fices goth­iques. Vers 1200, des roues hydrauliques sont adap­tées aux souf­flets des fourneaux métal­lurgiques, favorisant des pro­grès con­sid­érables, d’abord dans la pro­duc­tion de l’argent et des métaux non fer­reux puis, après 1250, dans la pro­duc­tion du fer.

Moulin à eau de Braine-le-Château (Belgique).
Moulin à eau de Braine-le-Château (Bel­gique) © JEAN-POL GRANDMONT

Pro­téger les ressources

Il con­vient de replac­er les don­nées quan­ti­ta­tives sur le fond d’une crois­sance démo­graphique et économique mod­este et sujette à des vari­a­tions chao­tiques (comme la peste noire de 1348), mais à peu près con­tin­ue. Des sources nom­breuses et pré­cis­es, dès les années 1300, illus­trent le souci large­ment répan­du dans la pop­u­la­tion de pro­téger les ressources et d’en régle­menter l’usage. Si la plu­part d’entre elles rel­e­vaient d’une autorité seigneuri­ale, dont le car­ac­tère abusif et la ges­tion à courte vue furent, à la fin du XVIIIe siè­cle, l’une des nom­breuses caus­es de la Révo­lu­tion, les sources antérieures, médié­vales en par­ti­c­uli­er, attirent l’attention sur les oblig­a­tions publiques qui pesaient sur elles, sur la pro­tec­tion accordée aux usages com­mu­nau­taires et sur les pra­tiques de régu­la­tion qui con­sti­tu­aient ces ressources en un véri­ta­ble pat­ri­moine de biens com­muns renouvelables.
Dès le Xe siè­cle, la pro­priété d’un moulin com­pre­nait aus­si les droits sur une por­tion du cours d’eau en amont et en aval, avec l’interdiction d’y pos­er une prise d’eau ou d’y édi­fi­er toute autre instal­la­tion dont le fonc­tion­nement aurait pu être préju­di­cia­ble à la plus ancienne.

Bons moulins et moulins modestes

Les machines sont sans doute de puis­sance lim­itée, et leur fia­bil­ité dépend à la fois de la régu­lar­ité des cours d’eau et du bon état de leurs com­posants : les sources témoignent en abon­dance de moulins rom­pus, aban­don­nés ou hors d’état.

Les dif­férences très impor­tantes qui exis­tent dans le mon­tant de leurs loy­ers ou dans leur revenu sug­gèrent qu’il existe de « bons » moulins, puis­sants et sûrs, et des moulins plus mod­estes, sujets à des acci­dents de fonctionnement.

Bien que l’expression de « pre­mière révo­lu­tion indus­trielle », par­fois employée pour décrire la mul­ti­pli­ca­tion des instal­la­tions hydrauliques, soit man­i­feste­ment exagérée, on reste sur­pris par les con­séquences que peut avoir sur les paysages le développe­ment de leurs fonc­tions industrielles.

Une logique industrielle

Des forges équipées de marteaux hydrauliques appa­rais­sent au XIIe siècle

Si une forge fonc­tion­nant à la force manuelle, telle qu’il en existe partout en Europe jusqu’au XIVe siè­cle, néces­site au mieux le bois d’une dizaine d’hectares de tail­lis chaque année, il en va tout autrement quand, à par­tir des années 1300–1340, se dif­fusent les hauts fourneaux, dont la souf­flerie hydraulique per­met de porter le min­erai de fer au point de fusion.

Les quelques don­nées sta­tis­tiques dont nous dis­posons à par­tir du XVIe siè­cle sug­gèrent qu’une forge dotée d’un seul fourneau peut requérir pour ses divers ate­liers jusqu’à six roues hydrauliques, ali­men­tées par l’eau stock­ée dans trois ou qua­tre étangs de réserve étab­lis en amont de l’installation.

Les instal­la­tions indus­trielles, forges, salines ou ver­reries, réor­gan­isent le territoire

Son ali­men­ta­tion en com­bustible exige la coupe de 500 à 1 000 hectares chaque année, et impose à terme la mise en réserve de 10 000 à 20 000 hectares de forêt, soit l’équivalent de ce qu’exige l’approvisionnement d’une ville d’importance moyenne.

Tou­jours établies à la cam­pagne, ces instal­la­tions, de même que les salines ou les ver­reries, réor­gan­isent le ter­ri­toire à leur entour, faisant pré­val­oir une logique indus­trielle sur la ges­tion agri­cole des espaces : la spé­cial­i­sa­tion régionale, qui car­ac­térise l’Europe dès la fin du Moyen Âge, est en bonne par­tie le pro­duit des choix énergé­tiques locaux.

Une administration robuste

Pren­dre con­science des racines loin­taines des prob­lèmes qui se posent aujourd’hui

Nous pou­vons con­stater encore aujourd’hui, car la plu­part des moulins exis­tant de nos jours ont une orig­ine et des par­ties médié­vales, que les cours d’eau du nord de l’Europe avaient reçu dès le Moyen Âge le plus grand nom­bre pos­si­ble d’installations hydrauliques.

Si l’on ajoute que cet amé­nage­ment ménageait par ailleurs le libre pas­sage des saumons et autres pois­sons, qui ne pou­vaient faire l’objet d’une appro­pri­a­tion, tout en étant com­pat­i­ble avec l’acheminement vers les villes des bois flot­tés néces­saires à leur chauffage et à leur ali­men­ta­tion, on doit admet­tre que, plus encore que la prouesse tech­nique de l’aménagement des cours d’eau, c’est la robustesse insti­tu­tion­nelle de leur admin­is­tra­tion qui mérite aujourd’hui notre attention.

Refaire l’apprentissage

BIBLIOGRAPHIE

  • Math­ieu ARNOUX, Le Temps des laboureurs. Tra­vail, ordre social et crois­sance en Europe, Xe-XIVe siè­cle, Paris, Albin Michel, 2012.
  • Ken­neth POMERANZ, Une grande diver­gence. La Chine, l’Europe et la con­struc­tion de l’économie mod­erne, Paris, Albin Michel, 2010.
  • Jean-Claude DEBEIR, Jean-Paul DÉLÉAGE, Daniel HÉMERY, Une his­toire de l’énergie : les servi­tudes de la puis­sance, Paris, Flam­mar­i­on, 2013.

Le pro­gramme de recherche sur l’histoire anci­enne des dis­posi­tifs énergé­tiques, esquis­sé dans les lignes qui précè­dent, ne vise pas à sus­citer une quel­conque nos­tal­gie, ni à pro­mou­voir un mou­ve­ment de retour vers les temps préin­dus­triels. Il s’agit plus sim­ple­ment de rap­pel­er qu’il n’est pas inutile de pren­dre con­science des racines loin­taines des prob­lèmes qui se posent aujourd’hui à nous, et de sig­naler que, pour cer­tains d’entre eux, des solu­tions ont existé, qui pour­raient nous être utiles.

Puisque, apparem­ment, nous sommes con­damnés à refaire l’apprentissage de la vie col­lec­tive dans un con­texte de ressources lim­itées, pourquoi ne pas écouter ce qu’ont à en dire ceux de nos ancêtres qui réus­sirent à sur­mon­ter cette épreuve ?

2 Commentaires

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Philippe Georgesrépondre
20 novembre 2013 à 15 h 14 min

LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE MILLE ANS DE LUTTE PAR-DESSUS LES MOU

Arti­cle tout à fait pas­sion­nant ! Qui a notam­ment le mérite de rap­pel­er la quan­tité faramineuse de bois néces­saire à une forge pré-indus­trielle. Le char­bon, puis le pét­role, puis le nucléaire, quel pro­grès en effi­cac­ité et en nuisances !

Et de rap­pel­er l’évo­lu­tion pré-indus­trielle des tech­niques énergé­tiques, de forge et de mécanique, qui pré­pareront la révo­lu­tion indus­trielle. L’évo­lu­tion de l’hor­logerie y a aus­si con­tribué, en Grande Bre­tagne par­ti­c­ulière­ment. Un com­plé­ment pour­rait aus­si être apporté sur la dif­fu­sion de ces inven­tions majeures que sont le moulin à eau puis le moulin à vent, depuis le Moyen Ori­ent en par­ti­c­uli­er par les Arabes (la noria), les Ital­iens et les ordres monas­tiques (le vent pour les Béné­dictins, l’eau pour les Cisterciens).

Révo­lu­tion énergé­tique peut-être, mais plus sûre­ment évo­lu­tion pro­gres­sive par inno­va­tions locales et dif­fu­sion des savoirs.

Ménardrépondre
7 janvier 2014 à 9 h 30 min

Arti­cle pas­sion­nant.
Arti­cle passionnant. 

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