Une œuvre monumentale et étonnante

Dossier : Hommage à Maurice AllaisMagazine N°661 Janvier 2011
Par Jean-Michel GRANDMONT (60)

Mau­rice Allais est sans aucun doute l’un des écon­o­mistes les plus émi­nents de sa généra­tion. Il a eu depuis 1945 une influ­ence déci­sive, directe et indi­recte, sur le développe­ment de la recherche économique en France et, par là même, sur son ouver­ture à la com­mu­nauté sci­en­tifique économique internationale.

Anec­dote révélatrice
Après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, deux étu­di­ants de Mau­rice Allais, Mar­cel Boi­teux et Gérard Debreu, tirèrent à pile ou face celui des deux qui dis­poserait de la seule bourse per­me­t­tant un séjour pro­longé dans les uni­ver­sités améri­caines. Gérard Debreu gagna, fit car­rière aux États-Unis et reçut le prix Nobel d’é­conomie en 1983. Mar­cel Boi­teux, tout en con­tribuant pro­fondé­ment à la théorie économique, fut en fin de compte appelé à diriger EDF. Cette anec­dote révèle la stature sci­en­tifique de Mau­rice Allais : il était capa­ble de réu­nir auprès de lui quelques-uns des plus bril­lants esprits de l’époque.

D’abord ingénieur, il enseigne l’é­conomie à l’É­cole des mines de Paris jusque dans les années soix­ante-dix. Après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, il attire auprès de lui de jeunes et bril­lants écon­o­mistes comme Mar­cel Boi­teux, Gérard Debreu, Jacques Lesourne, Edmond Mal­in­vaud, André Nataf.

Mau­rice Allais a eu un impact énorme sur notre dis­ci­pline, tant en France qu’au niveau inter­na­tion­al. Cet impact est dû à l’im­por­tance des résul­tats sci­en­tifiques obtenus non seule­ment par lui-même, mais aus­si par ses élèves ou disciples. 

Rendement social maximum

Il est pro­fondé­ment per­suadé que, dans les Sci­ences sociales comme dans les Sci­ences naturelles, la théorie abstraite doit tou­jours être con­fron­tée aux faits, et que les mod­èles théoriques doivent être con­stru­its dans le but prin­ci­pal d’ap­porter des répons­es aux ques­tions pratiques.

La théorie abstraite doit tou­jours être con­fron­tée aux faits

Cela l’a con­duit à analyser une impres­sion­nante série de prob­lèmes économiques, et à ne pas hésiter, en de nom­breuses cir­con­stances, à appli­quer lui-même la théorie la plus sophis­tiquée à l’é­tude des ques­tions économiques, insti­tu­tion­nelles et de poli­tique sociale de son époque. Citons entre autres ses études sur les mines publiques français­es de char­bon, sur les effets de la con­cur­rence dans les indus­tries de l’aci­er et du char­bon au sein du Marché com­mun, sur l’é­conomie de l’én­ergie, sur les poli­tiques d’in­vestisse­ment et de tar­i­fi­ca­tion dans le secteur des trans­ports où les coûts fix­es sont importants.

Ces études, qui firent autorité et eurent beau­coup d’in­flu­ence, étaient des appli­ca­tions de la théorie du ren­de­ment social max­i­mum que Mau­rice Allais avait dévelop­pée en tra­vail­lant seul, de façon indépen­dante, pen­dant la guerre. Il con­sid­éra, en par­ti­c­uli­er, l’ef­fi­cac­ité de la tar­i­fi­ca­tion au coût mar­gin­al dans des sit­u­a­tions où les ren­de­ments d’échelle n’é­taient pas néces­saire­ment décrois­sants ni con­stants. Ses recom­man­da­tions à pro­pos des houil­lères français­es furent en par­tie suiv­ies pen­dant les années soix­ante, lorsque l’on com­mença à importer un char­bon peu onéreux pour le sub­stituer à celui tiré des mines nationales inefficaces.

Défense du libre-échange

Explo­ration minière
Un exem­ple frap­pant de l’ap­ti­tude de Mau­rice Allais à mêler avec suc­cès la théorie aux con­sid­éra­tions pra­tiques est son étude des coûts et béné­fices de l’ex­plo­ration minière dans le Sahara algérien, étude où il prit en compte l’e­spérance de gain et la prob­a­bil­ité de ruine du pro­jet. Cette analyse fut de grande portée et reçut deux prix inter­na­tionaux récom­pen­sant les con­tri­bu­tions impor­tantes en matière de recherche opérationnelle.

Mau­rice Allais a aus­si fait des recom­man­da­tions en matière de poli­tique générale et insti­tu­tion­nelle, tant au niveau nation­al qu’in­ter­na­tion­al à tra­vers une série d’ar­ti­cles et de livres des­tinés à un pub­lic plus large. Il se mon­tre alors un défenseur énergique du libre-échange comme moyen d’amélior­er la richesse et le bien-être des nations.

Il pense cepen­dant que le libre fonc­tion­nement des marchés doit être com­plété par des insti­tu­tions et une organ­i­sa­tion sociale appro­priées. Il a d’ailleurs tou­jours été un défenseur vigoureux de la con­struc­tion d’une union fédérale et de l’adop­tion d’une mon­naie unique en Europe.

Gains ” non justifiés”
Sur le plan nation­al, Mau­rice Allais sou­tient que la prin­ci­pale oppo­si­tion au libre fonc­tion­nement des marchés et à la pro­priété privée provient du fait qu’ils sont perçus comme étant à l’o­rig­ine d’une dis­tri­b­u­tion des revenus sociale­ment inac­cept­able. Il s’ag­it en par­ti­c­uli­er des trop nom­breux gains “non jus­ti­fiés ?? qui revi­en­nent aux pro­prié­taires du cap­i­tal ou d’ac­t­ifs financiers et de dettes. Les rentes pures ou les gains en cap­i­tal sont ressen­tis comme injustes parce qu’ils ne sem­blent pas dépen­dre de l’ac­tiv­ité du propriétaire.

Fiscalité

Mau­rice Allais s’est fait l’av­o­cat d’une réforme fis­cale et moné­taire com­plète en pro­posant de sup­primer tous les impôts sur les gains “jus­ti­fiés ” (par exem­ple, les impôts sur le revenu) et de tax­er à un taux annuel uni­forme (2%) tous les biens durables (cap­i­taux) ain­si que les dépens­es en biens de consommation.

Sur le plan moné­taire, ces mêmes argu­ments l’ont con­duit à recom­man­der le con­trôle du taux de crois­sance de l’of­fre de mon­naie pour garan­tir la sta­bil­ité des prix, ain­si qu’une index­a­tion com­plète de tous les titres financiers afin d’éviter les trans­ferts de richesse injus­ti­fiés entre prê­teurs et emprunteurs.

Construire sur de nouvelles bases

Out­re son engage­ment sur les ques­tions de poli­tique économique de son époque, ce qui a ren­du Mau­rice Allais célèbre, et peut-être même unique, est sans doute le for­mi­da­ble objec­tif qu’il se fixa pen­dant la Sec­onde Guerre mon­di­ale : recon­stru­ire la théorie économique de son temps sur une base rigoureuse et scientifique.

Il a été un défenseur vigoureux de la con­struc­tion d’une union fédérale

Le résul­tat de cet effort ambitieux est une impres­sion­nante série de livres pub­liés pen­dant ou juste après la guerre, dans lesquels Mau­rice Allais présente une analyse générale et rigoureuse du fonc­tion­nement et de l’ef­fi­cac­ité des marchés con­cur­ren­tiels, ain­si que du cap­i­tal, de la mon­naie et de l’intérêt.

Le champ et la pro­fondeur de cette analyse sont par­ti­c­ulière­ment remar­quables eu égard à l’é­tat de la dis­ci­pline juste avant la guerre, et lui per­me­t­tent de soutenir la com­para­i­son avec les textes écrits à la même époque mais de manière indépen­dante par P. A. Samuel­son et J. R. Hicks. Le pre­mier de cette impres­sion­nante série d’ou­vrages est le mon­u­men­tal Traité d’é­conomie pure, pub­lié pen­dant la guerre. Il fut rapi­de­ment suivi d’un ouvrage plus mod­este Économie pure et ren­de­ment social (1945). Enfin, de nou­veau un tra­vail mon­u­men­tal Économie et Intérêt (1947).

Innovation méthodologique

Hom­mage d’un pair
Évo­quant l’oeu­vre de Mau­rice Allais, P. A. Samuel­son déclare : “Le pro­fesseur Allais a établi par lui-même durant l’oc­cu­pa­tion de Paris une large part des fonde­ments de la sci­ence économique avancée. “Mau­rice Allais est une mine de décou­vertes orig­i­nales et indépen­dantes. Si les pre­miers écrits de Mau­rice Allais avaient été en anglais, une généra­tion de la Sci­ence économique aurait changé d’aspect.”

Le Traité d’é­conomie pure développe une analyse rigoureuse, et par­ti­c­ulière­ment en avance pour son époque, de l’équili­bre général d’une économie con­cur­ren­tielle, fer­mée et non moné­taire. Mau­rice Allais y prou­ve, de façon indépen­dante, les deux théorèmes qui dev­in­rent après la guerre les deux piliers de la théorie de l’é­conomie du bien-être. Les tech­niques util­isées dans cet ouvrage sont le cal­cul dif­féren­tiel et, plus pré­cisé­ment, la car­ac­téri­sa­tion des max­i­mums con­traints à l’aide des mul­ti­pli­ca­teurs de Lagrange.

Cette inno­va­tion méthodologique impor­tante fut intro­duite de façon sys­té­ma­tique à peu près à la même époque par P. A. Samuel­son dans ses Fonde­ments de l’analyse économique (1947). Mau­rice Allais mon­tre que ce qu’il appelle un état de ” ren­de­ment social max­i­mum ” (c’est-à-dire une sit­u­a­tion dans laque­lle on ne peut aug­menter le bien-être d’un groupe de con­som­ma­teurs tout en restant dans un état réal­is­able, en par­ti­c­uli­er sur le plan tech­nologique, sans dimin­uer celui d’autres groupes) sera car­ac­térisé par l’é­gal­ité des taux mar­gin­aux de sub­sti­tu­tion et de trans­for­ma­tion des con­som­ma­teurs et des producteurs.

Mau­rice Allais a util­isé sou­vent par la suite ce type d’analyse lors de ses recom­man­da­tions sur la meilleure poli­tique à suiv­re pour admin­istr­er cer­tains secteurs publics spé­ci­fiques, comme ceux des trans­ports, où les coûts fix­es sont importants.

Combattre les inefficacités

Mau­rice Allais a insisté prudem­ment sur le fait que de tels résul­tats ne jus­ti­fi­aient pas le ” laiss­er-faire “. Selon lui, les économies con­tem­po­raines con­nais­sent des inef­fi­cac­ités impor­tantes dues à l’ab­sence de con­cur­rence par­faite. De plus, la dis­tri­b­u­tion des revenus d’équili­bre pour­rait, dans les économies de marché, être inac­cept­able, tant sur le plan poli­tique que moral.

Un tra­vail de pionnier
Tous les points (dévelop­pés dans le Traité d’é­conomie pure) font main­tenant par­tie inté­grante de la théorie habituelle. Ce qui est sur­prenant, c’est l’ex­tra­or­di­naire capac­ité de Mau­rice Allais à con­stru­ire seul, en temps de guerre, et en n’ayant à sa dis­po­si­tion qu’une lit­téra­ture lim­itée, les fonde­ments rigoureux de la théorie mod­erne de l’équili­bre général et de l’é­conomie du bien-être.

Dans le Traité, son analyse théorique a clar­i­fié un point resté jusque-là obscur dans la lit­téra­ture : lorsqu’il y a plusieurs con­som­ma­teurs, il existe un con­tin­u­um d’é­tats effi­caces aux­quels sont asso­ciées des dis­tri­b­u­tions de revenus dif­férentes. Mau­rice Allais prend fer­me­ment posi­tion pour une sépa­ra­tion claire des ques­tions de redis­tri­b­u­tion et des con­sid­éra­tions d’ef­fi­cac­ité : s’il doit y avoir une redis­tri­b­u­tion des revenus, elle doit se faire par la fis­cal­ité, sans entraîn­er de dis­tor­sions dans le mécan­isme concurrentiel.

La redis­tri­b­u­tion des revenus doit se faire par la fiscalité

Selon Mau­rice Allais, une économie social­iste aura à faire face au même type de prob­lèmes qu’une économie cap­i­tal­iste : pour obtenir l’ef­fi­cac­ité, l’or­gan­isme chargé de la plan­i­fi­ca­tion devra, d’une façon ou d’une autre, réin­tro­duire les prix.

Le Traité d’é­conomie pure ne présente aucune analyse formelle de l’ex­is­tence de l’équili­bre général. Gérard Debreu, pro­fondé­ment influ­encé par la lec­ture de cet ouvrage en 1944, ain­si qu’en témoigne un de ses écrits repro­duit en par­tie dans la pré­face de l’édi­tion de 1952 du Traité, allait bien­tôt entre­pren­dre cette tâche. Le Traité con­tient néan­moins une analyse pio­nnière de la sta­bil­ité d’un équili­bre con­cur­ren­tiel, dans la lignée de la pre­mière ver­sion du tâton­nement wal­rassien, où les ajuste­ments par les prix se font suc­ces­sive­ment, marché par marché.

Antéri­or­ité
Dans son Traité d’é­conomie pure, Mau­rice Allais prou­ve la sta­bil­ité d’un équili­bre sous des hypothès­es qui sont essen­tielle­ment les mêmes que celles de la sub­sti­tu­a­bil­ité brute, et par un argu­ment qui utilise en fait le con­cept de sta­bil­ité de Lya­pounov (1907). Cette décou­verte eut lieu bien avant l’é­tude nova­trice sur ce même sujet de K. Arrow et L. Hur­wicz (1958). L’an­téri­or­ité de la démon­stra­tion de Mau­rice Allais a été établie par T. Negishi en 1962.

Monnaies et taux

Mau­rice Allais, dans son deux­ième ouvrage mon­u­men­tal Économie et Intérêt (A 4, 1947 ; 2 vol., 800 p.) pub­lié juste après la guerre, entre­prend en effet une analyse théorique sys­té­ma­tique de l’al­lo­ca­tion intertem­porelle, de l’in­vestisse­ment et de la mon­naie, dans une économie con­cur­ren­tielle fer­mée avec des prévi­sions par­faites. Out­re des con­tri­bu­tions impor­tantes et nom­breuses à l’é­tude des mécan­ismes à l’oeu­vre dans une économie con­cur­ren­tielle dynamique (moné­taire et non moné­taire), on trou­ve dans cet ouvrage une éton­nante série de décou­vertes originales.

Demande de mon­naie et taux d’intérêt
Mau­rice Allais a pu “démon­tr­er, grâce à un argu­ment ana­ly­tique sim­ple, que la demande moyenne de mon­naie doit être pro­por­tion­nelle à la racine car­rée du revenu moyen, et inverse­ment pro­por­tion­nelle à la racine car­rée du taux d’in­térêt des titres. Il a ain­si établi de façon rigoureuse et dès 1947, c’est-à-dire bien avant Bau­mol (1952) et Tobin (1956), l’élas­tic­ité au taux d’in­térêt de la demande de mon­naie à des fins de transaction.”

Selon Mau­rice Allais lui-même, le prin­ci­pal apport d’Économie et Intérêt est la démon­stra­tion rigoureuse du fait que, dans une économie non moné­taire avec une pop­u­la­tion con­stante, un état sta­tion­naire, dans lequel le bien-être est max­i­mum, se trou­ve car­ac­térisé par un taux d’in­térêt nul. Mau­rice Allais généralis­era les argu­ments dévelop­pés dans Économie et Intérêt au cas d’une économie en crois­sance, et mon­tr­era que l’op­ti­mal­ité néces­site alors l’é­gal­i­sa­tion du taux d’in­térêt réel et du taux de croissance.

On doit égale­ment créditer Mau­rice Allais de l’in­tro­duc­tion dans Économie et Intérêt de mod­èles à généra­tions imbriquées pour l’é­tude des proces­sus dynamiques économiques, onze ans avant P. A. Samuel­son (1958). E. Mal­in­vaud a établi récem­ment l’an­téri­or­ité de Mau­rice Allais et donne un compte ren­du sim­pli­fié de son mod­èle et de quelques- uns de ses résul­tats. Il con­clut en écrivant que : ” S’ils avaient été placés l’un à côté de l’autre, l’ap­pen­dice de Mau­rice Allais et l’ar­ti­cle de P. A. Samuel­son auraient été complémentaires. ”

Risque et décision

Une autre con­tri­bu­tion remar­quable cette fois-ci bien con­nue de Mau­rice Allais porte sur la théorie de la déci­sion en cas de risque, c’est-à-dire dans des sit­u­a­tions dans lesquelles les agents ne con­nais­sent pas les vari­ables (états de la nature) décrivant leur envi­ron­nement futur, mais sont capa­bles de leur assign­er des prob­a­bil­ités, sub­jec­tives ou objectives.

L’at­ti­tude de Mau­rice Allais sur cette ques­tion a été car­ac­téris­tique de son souci con­stant de con­fron­ter la théorie aux faits. À l’oc­ca­sion d’une con­férence qu’il avait organ­isée sur ce sujet en 1952, il procé­da à une série d’ex­péri­ences pour tester la valid­ité empirique de cette hypothèse. Ces expéri­ences ont mon­tré que les com­porte­ments réels vio­laient sys­té­ma­tique­ment l’hy­pothèse de max­imi­sa­tion de l’e­spérance d’u­til­ité. Ce fait, bien con­nu des écon­o­mistes sous le nom de para­doxe d’Al­lais, est à l’o­rig­ine d’un nom­bre crois­sant, surtout ces dernières années, de recherch­es empiriques et théoriques.

Cycles économiques

Il a apporté égale­ment des con­tri­bu­tions nom­breuses et impor­tantes, bien qu’un peu moins con­nues, à la théorie de la dynamique économique. Une con­tri­bu­tion intéres­sante de Mau­rice Allais est son “Expli­ca­tion des cycles économiques par un mod­èle non-linéaire à régu­la­tion retardée “, présen­tée dans Les mod­èles dynamiques en économétrie.

Théorie rel­a­tiviste
Mau­rice Allais pro­pose un mod­èle très intéres­sant de for­ma­tion des antic­i­pa­tions, qui repose sur une dis­tinc­tion orig­i­nale entre temps ” physique” et temps ” psy­chologique “. Il appelle cette théorie ” théorie rel­a­tiviste “, du fait de ses liens évi­dents avec la théorie de la rel­a­tiv­ité. Le pos­tu­lat de base de Mau­rice Allais est que le com­porte­ment économique (dans son mod­èle, la vitesse de cir­cu­la­tion de la mon­naie) est le même du point de vue du temps psy­chologique, et ce quels que soient les lieux et les époques.

Cette étude con­tient la remar­que orig­i­nale suiv­ante : pour être réal­iste, une théorie des cycles d’af­faires doit être telle que, si les per­tur­ba­tions sont très petites, l’é­tat sta­tion­naire soit sta­ble ; si elles sont un peu plus grandes, il y ait un cycle lim­ite ; et si enfin elles sont beau­coup plus impor­tantes, la dynamique soit explo­sive. Mau­rice Allais four­nit dans cette étude des con­di­tions assur­ant l’ex­is­tence de ce type de con­fig­u­ra­tion dans un mod­èle macroé­conomique non-linéaire. Mau­rice Allais avait donc déjà anticipé, dès 1956, le “cor­ri­dor ” d’A. Lei­jon­hufvud et la théorie mod­erne des cycles d’affaires.

Mau­rice Allais pour­suiv­it sys­té­ma­tique­ment son approche non linéaire en l’ap­pli­quant à la demande de mon­naie dans une série de con­tri­bu­tions impor­tantes. Il a obtenu, grâce à cette analyse, un suc­cès remar­quable dans la prévi­sion de la demande d’en­caiss­es réelles dans de nom­breux pays et à des épo­ques dif­férentes, y com­pris dans les cas d’hyperinflation.

Surplus distribuable

Sa Théorie générale des sur­plus n’a peut-être pas été exploitée comme elle aurait dû l’être

À par­tir de 1967, Mau­rice Allais devient de moins en moins sat­is­fait du par­a­digme néo­clas­sique et entre­prend une recherche impor­tante dont le point d’orgue est la pub­li­ca­tion en 1981 de La Théorie générale des sur­plus. Ce tra­vail est un effort de con­struc­tion des fonde­ments rigoureux de la théorie de la dynamique du déséquili­bre d’une économie cap­i­tal­iste décentralisée.

Le con­cept clé est ici la notion de “sur­plus dis­tribuable ?? que Mau­rice Allais avait déjà dévelop­pée dans le Traité, pen­dant la guerre. Pass­er d’un état réal­is­able à un autre engen­dre des gains ou des pertes en bienêtre pour les indi­vidus. Mau­rice Allais pro­pose de les mesur­er par la quan­tité d’un bien tou­jours désiré qu’il faudrait don­ner ou retir­er à un indi­vidu pour qu’il subisse le même gain ou la même perte. 

Un ensemble étonnant de découvertes

Les argu­ments de Mau­rice Allais sont com­pliqués et sa Théorie générale des sur­plus n’a peut-être pas été étudiée et exploitée comme elle aurait dû l’être. Mais elle sem­ble don­ner les fonde­ments d’une théorie générale de la dynamique d’une économie cap­i­tal­iste hors de l’équili­bre, avec des ren­de­ments d’échelle pou­vant être crois­sants et des échanges se faisant en dehors de l’équili­bre à des prix qui ne sont pas oblig­a­toire­ment uniques.

Mau­rice Allais est donc l’un des écon­o­mistes les plus puis­sants et les plus bril­lants de sa généra­tion. Mal­gré le fait que ses pre­miers travaux ont été écrits en français pen­dant ou juste après la Deux­ième Guerre mon­di­ale, il a eu un impact énorme sur la pro­fes­sion. Cet impact a été direct par ses con­tri­bu­tions remar­quables à la théorie économique et par ses études des prob­lèmes de poli­tique économique, et indi­rect par son influ­ence sur ses élèves ou disciples.

Les travaux de Mau­rice Allais con­ti­en­nent un ensem­ble éton­nant de décou­vertes faites de façon indépen­dante sur des ques­tions fon­da­men­tales de l’é­conomie. Comme c’est le cas pour bien des précurseurs, le style de Mau­rice Allais n’est pas tou­jours facile à saisir. Il est donc prob­a­ble que d’autres joy­aux atten­dent d’être redé­cou­verts, au plus grand béné­fice de tous, dans l’oeu­vre mon­u­men­tale de l’un des grands penseurs de notre époque.

L’auteur

Jean Michel Grand­mont (60), retraité, est pro­fesseur à l’u­ni­ver­sité de Venise et chercheur au CREST. Il fut ingénieur général des Ponts et Chaussées, directeur de recherche au CNRS, pro­fesseur et prési­dent du départe­ment d’é­conomie à l’É­cole poly­tech­nique. Début 1989, son rap­port au Comité Nobel sur les travaux sci­en­tifiques de Mau­rice Allais a été pub­lié dans le Scan­di­na­vian Jour­nal of Eco­nom­ics. La ver­sion française de l’ar­ti­cle est parue ensuite dans les Annales d’é­conomie et de sta­tis­tique (n° 4, 1989, p. 25–38), qui a autorisé la pub­li­ca­tion des extraits retenus par la rédaction.

Poster un commentaire