Un génie à contre-courant

Dossier : Hommage à Maurice AllaisMagazine N°661 Janvier 2011
Par Thierry de MONTBRIAL (63)

» J’ai beau­coup tra­vaillé avec Mau­rice Allais, à par­tir de 1965 (il avait déjà 54 ans), rap­pelle Thier­ry de Mont­brial. Il voyait en moi un dis­ciple des­ti­né à se consa­crer à la science éco­no­mique, tout comme Gérard Debreu (prix Nobel 1983) ou Jacques Lesourne (48).

« Ses cours étaient extrê­me­ment originaux.

» Il com­men­çait tou­jours à l’heure pré­cise et m’a lon­gue­ment expli­qué un jour les ter­ribles consé­quences qui auraient pu résul­ter de mes quelques minutes de retard. » Un jour, je lui ai pré­sen­té ma fian­cée, curieuse de le connaître, mais j’ai dû avouer qu’elle n’é­tait pas éco­no­miste. Alors, m’a-t-il dit, vous êtes per­du pour la science. »

Débou­cher sur l’action
« Pour Mau­rice Allais, la connais­sance pure doit débou­cher sur l’ac­tion. L’é­co­no­mie fon­da­men­tale n’a aucun sens si elle ne féconde pas l’é­co­no­mie appli­quée, celle-ci s’ap­puyant néces­sai­re­ment sur celle-là. Sa phi­lo­so­phie est insé­pa­rable de la concep­tion selon laquelle il n’y a de science que là où existent des régu­la­ri­tés iden­ti­fiables et chif­frables, per­met­tant des pré­vi­sions. » « De fait, l’en­semble de son œuvre se carac­té­rise par une extrême cohé­rence. Il n’existe que très peu d’é­co­no­mistes dont les ana­lyses de cir­cons­tances, au long d’un demi-siècle, se soient révé­lées aus­si per­ti­nentes et dont l’in­té­rêt résiste aus­si remar­qua­ble­ment à l’é­preuve du temps.
Thier­ry de Montbrial,
Il est néces­saire d’es­pé­rer pour entre­prendre (Édi­tions des Syrtes, 2006)

Un homme seul

« Mau­rice Allais a vécu sa vie entière comme une reli­gion, estime Thier­ry de Mont­brial. Mais il était un homme seul, tra­vaillant dans des condi­tions dif­fi­ciles. Son œuvre en est d’au­tant plus impressionnante.

C’é­tait un homme seul, tra­vaillant dans des condi­tions difficiles

Il écri­vait presque exclu­si­ve­ment en fran­çais, et de plus, autant il était clair dans ses expo­sés, autant il man­quait d’ai­sance pour s’ex­pri­mer par écrit.

« Cette soli­tude, cette expres­sion labo­rieuse ren­daient les rap­ports par­fois dif­fi­ciles. Per­sua­dé de déte­nir la véri­té, il avait du mal à écou­ter les autres. D’où un cer­tain autisme, qui a favo­ri­sé l’é­clo­sion de son génie, mais a nui à sa communication.

« Aujourd’­hui, on juge les tra­vaux des savants à l’aune du nombre d’ar­ticles qu’ils publient dans telle ou telle revue » à comi­té de lec­ture « . Mau­rice Allais écri­vait dans des revues sou­vent confi­den­tielles, il était et reste donc peu cité.

« Lors­qu’il l’est, c’est sur des points par­ti­cu­liers, qui ont mor­du sur les uni­ver­si­taires amé­ri­cains. On évoque sou­vent, par exemple, sa contri­bu­tion à la théo­rie de la déci­sion en incer­ti­tude. Mais ce n’est qu’un tout petit bout de son oeuvre. » Têtu, très cen­tré sur ses propres tra­vaux, Mau­rice Allais a donc peu de vrais dis­ciples. Moi-même, déclare Thier­ry de Mont­brial, je ne me sens dis­ciple que jus­qu’à un cer­tain point. Je suis d’ailleurs par­ti vers d’autres horizons.

Un besoin de reconnaissance

Une mine ouverte aux géné­ra­tions futures
« Pour accé­der en pro­fon­deur à l’oeuvre d’Al­lais, il faut un inves­tis­se­ment consi­dé­rable dont aucun éco­no­miste répu­té n’a, à mon avis, accep­té de payer tout le prix. C’est pour­quoi je suis convain­cu que cette oeuvre res­te­ra long­temps une mine ouverte à l’ex­plo­ra­tion de cher­cheurs des géné­ra­tions futures » écrit encore Thier­ry de Mont­brial dans l’es­sai déjà cité.

« Mau­rice Allais, qui s’i­so­lait lui-même, avait pour­tant soif de consi­dé­ra­tion. Il remer­ciait sans cesse ceux qui, comme moi, l’a­vaient recon­nu. C’é­tait même un aspect atta­chant de sa personnalité. »

Le prix Nobel d’é­co­no­mie lui est appa­ru comme la recon­nais­sance à laquelle il avait droit, mais c’est res­té super­fi­ciel. Du reste, lui-même a vou­lu aus­si­tôt repar­tir dans d’autres direc­tions. Je vais enfin pou­voir m’in­té­res­ser à la phy­sique, disait-il, à Stock­holm, en décembre 1988, le jour même où il rece­vait son prix. Son ambi­tion était de réfu­ter la théo­rie de la relativité ! »

Un chantre du libéralisme

Il s’i­so­lait lui-même, mais il avait pour­tant soif de considération

« Ain­si pas­sé de l’ombre à la lumière, Mau­rice Allais s’est mis en tête de publier des articles dans la grande presse. Il n’é­cri­vait pas très bien, comme déjà dit, et l’on a inter­pré­té super­fi­ciel­le­ment ses écrits. On a pu dire ain­si qu’il défen­dait le pro­tec­tion­nisme, alors que c’é­tait un chantre du libéralisme.

« D’où vient ce para­doxe, s’in­ter­roge Thier­ry de Montbrial ?

« Il était libé­ral juste après la guerre, lorsque la vision domi­nante du monde appa­rais­sait plu­tôt comme éta­tique. Lorsque le libé­ra­lisme a triom­phé, après la chute du mur de Ber­lin, Mau­rice Allais a vou­lu en cor­ri­ger les excès, ce qui l’a fait pas­ser pour pro­tec­tion­niste. C’est un simple effet de balancier.

» Cet homme cou­ra­geux a réus­si l’ex­ploit de tou­jours être à contrecourant. »

Propos recueillis par Jean-Marc Chabanas (58)

Mon­sieur B
Mau­rice Allais était assis­té d’un fac­to­tum se rap­pelle Thier­ry de Mont­brial. « Mon­sieur B., appe­lons-le ain­si, était char­gé de pré­pa­rer les cours de Mau­rice Allais à l’É­cole des mines en déco­rant l’am­phi­théâtre d’une série d’af­fiches sur les points qui allaient être trai­tés. Il maniait aus­si un volu­mi­neux magné­to­phone, outil nou­veau pour l’é­poque. Mais il cou­pait la prise de son lors­qu’un élève pre­nait la parole. Seuls les pro­pos du maître méri­taient la pos­té­ri­té. « Lorsque quel­qu’un s’in­té­res­sait ouver­te­ment à ses tra­vaux, Mau­rice Allais aimait à le récom­pen­ser : Mon­sieur B. était char­gé de lui remettre de volu­mi­neuses valises, pleines… des écrits du maître ! « Enfin, ce bon Mon­sieur B., qui ne riait pas tous les jours, était doté d’une voix sépul­crale. Lors­qu’il m’a télé­pho­né de la part de Mau­rice Allais pour m’an­non­cer mon élec­tion à l’A­ca­dé­mie des sciences morales et poli­tiques en juin 1992, j’ai cru un ins­tant que j’é­tais bat­tu, tel­le­ment son ton était sinistre. »


L’Ins­ti­tut de France abrite l’A­ca­dé­mie des sciences morales et politiques

L’in­sa­tiable curio­si­té d’esprit
« Vous cher­chez à com­prendre et à déchif­frer d’une manière cohé­rente et intel­li­gible l’en­chaî­ne­ment et l’in­ter­dé­pen­dance com­plexes des faits dans le dérou­le­ment aux mul­tiples aspects de la vie de nos socié­tés. « Vous êtes un esprit plu­ri­dis­ci­pli­naire, un homme de syn­thèse pour lequel le par­ti­cu­lier ne compte que comme par­tie d’un tout et pour lequel le tout reste incom­pré­hen­sible si l’on ne tient pas compte du par­ti­cu­lier. « Savoir recon­naître que l’on ne sait pas lors­qu’on ne sait pas, c’est là une qua­li­té que vous par­ta­gez avec les plus grands esprits. » Voi­là quelques qua­li­tés fon­da­men­tales que Mau­rice Allais se plai­sait aus­si à retrou­ver chez les autres : ici lors de la remise à Thier­ry de Mont­brial de son épée d’Académicien.

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