Soixante-dix ans de création intellectuelle

Dossier : Hommage à Maurice AllaisMagazine N°661 Janvier 2011
Par Jacques LESOURNE (48)

Un homme de granit

Un homme de granit

Dans mon auto­bi­ogra­phie pub­liée en 2000 sous le titre Un homme de notre siè­cle, je trou­ve cette page que je n’hésite pas à citer car elle traduit peut-être plus fidèle­ment que je ne le ferais main­tenant la présence de Mau­rice Allais : Depuis l’au­tomne de 1951 où je fis sa con­nais­sance, Mau­rice Allais n’a pas changé. Tel il était aux alen­tours de la quar­an­taine, pro­fesseur à l’É­cole des mines de Paris, tel il reste à qua­tre-vingts ans, prix Nobel et mem­bre de l’In­sti­tut. Comme si le temps n’avait eu de prise ni sur le corps, ni sur l’esprit.

Un homme hors du commun
Mau­rice Allais est mort à la veille de son cen­te­naire que ses amis s’ap­prê­taient à fêter. Son activ­ité intel­lectuelle n’avait com­mencé à faib­lir que dans les tout derniers mois de sa vie. Par­mi ses nom­breux élèves, nous sommes quelques-uns, à cause de nos âges et de nos métiers, à avoir eu des rela­tions avec lui pen­dant des décen­nies, une soix­an­taine d’an­nées en ce qui me concerne.
Aus­si, dans ce texte, écrit pour La Jaune et la Rouge au lende­main de sa dis­pari­tion, je voudrais présen­ter l’homme et sa per­son­nal­ité hors du com­mun, son oeu­vre titanesque et quelques sou­venirs qui font par­tie de ma mémoire.

On le sen­tait endur­ci par une foi inébran­lable dans la science

Sans doute en a‑t-il con­science puisqu’il m’a dit un jour : “D’an­née en année, les étu­di­ants parais­sent plus jeunes.” Droit, économe de ses mou­ve­ments, le geste un tan­ti­net raide, le men­ton relevé, le nez pointé vers le ciel, le cheveu en brosse, on le sen­tait opiniâtre, per­sévérant, endur­ci par une foi inébran­lable dans la sci­ence et dans les con­struc­tions de sa pensée.

Son regard perçant, rieur ou dur, sem­blait se réduire à deux points lumineux cachés der­rière des lunettes ron­des tan­dis que le sourire bien­veil­lant, méprisant ou moqueur dégageait les dents sans faire bouger le moin­dre mus­cle du vis­age. Un homme d’aci­er brûlant d’une pas­sion froide.

Débats et conférences

Un écon­o­miste autodidacte
Il s’é­tait fait lui-même pen­dant la fin des années trente et les jours de l’Oc­cu­pa­tion, lisant les grands écon­o­mistes et util­isant en soli­taire les out­ils math­é­ma­tiques que lui avait légués l’É­cole poly­tech­nique. Avec ces matéri­aux, il avait con­stru­it sa cathé­drale, une théorie d’ensem­ble de la microé­conomie abor­dant avec rigueur le com­porte­ment des indi­vidus et des firmes, le fonc­tion­nement des marchés et l’équili­bre économique général.

À son pre­mier livre, celui qui avait décidé de ma voca­tion, s’en était ajouté, en 1947, un sec­ond Économie et Intérêt pub­lié par l’Im­primerie nationale, où il traitait de la mon­naie et de la déter­mi­na­tion des taux d’in­térêt à court et à long terme.

Je le voy­ais fréquem­ment. Au cours, debout der­rière un pupitre, dans un amphithéâtre à gradins assom­bri par une pein­ture grise qui étouf­fait la lumière pâle des ver­rières. Un cours cérébral, mus­clé, martelé sans effets ora­toires et dont la cohérence pou­vait paraître dogmatique.

Au pre­mier étage d’un café de la place Saint-Sulpice où il avait organ­isé, un soir par mois avec Robert Courtin, un cer­cle de débats pour dis­cuter, autour d’un con­férenci­er, les prob­lèmes économiques de l’heure (j’ar­rivais tôt pour être bien placé et posais rarement des ques­tions par crainte de la bourde qui rendait ridicule — un hand­i­cap dont seul le temps m’a libéré, mais qui a par­fois don­né du poids à mes rares pro­pos). Mau­rice Allais s’y révélait un con­tra­dicteur hétéro­doxe et tenace, dont l’ar­gu­men­ta­tion engendrait une sorte de gêne car la rigueur de ses déduc­tions aboutis­sait à des con­séquences qui trou­blaient sans con­va­in­cre et l’on cher­chait sans y par­venir la faille dans le raisonnement.

Rencontres

Un com­men­ta­teur politique
Il écrivait d’ailleurs abon­dam­ment sur tous les sujets de poli­tique économique : de la ges­tion des entre­pris­es nationales à l’ou­ver­ture du com­merce extérieur, de la con­struc­tion de l’Eu­rope à la forme du sys­tème fis­cal, de la con­duite d’une déval­u­a­tion à la trans­for­ma­tion du capitalisme.

Un autre soir, j’as­sis­tais au sémi­naire de théorie économique des Mines. J’y ai ren­con­tré pour la pre­mière fois, autant qu’il m’en sou­vi­enne, les ingénieurs- écon­o­mistes de ces années d’après-guerre : Pierre Massé, Roger Hut­ter, Hen­ri Lavaill, Mar­cel Boi­teux, Edmond Mal­in­vaud. À mon retour des États-Unis en 1956, je devais au cours de plusieurs séances y présen­ter ma récolte d’outre-Atlan­tique. Restaient alors les ren­con­tres en petit groupe ou en tête à tête, lorsqu’il me demandait de tra­vailler sur ses idées ou que le lui remet­tais mes pre­miers essais.

Ces quelques lignes aident à com­pren­dre que per­son­ne n’a jamais réus­si à annex­er Mau­rice Allais et que tous les mou­ve­ments de pen­sée comme cer­tains libéraux (au sens économique du terme en français) qui crurent en faire un de leurs adeptes éprou­vèrent de sérieuses décon­v­enues. L’homme n’é­tait pas facile, mais sa fidél­ité, sa loy­auté, son hon­nêteté, sa rec­ti­tude étaient exem­plaires. Elles furent au ser­vice de son oeu­vre, la grande aven­ture de sa vie.

Une œuvre immense

Désac­cords
Un jour, un étrange débat nous y opposa, Mau­rice Allais et moi. Comme je lui dis­ais : ” Le point sur lequel nous sommes en désac­cord…”, il me coupa la parole : ” Ce n’est pas moi qui suis en désac­cord, mais vous. ” Alors, Jean Ull­mo se leva et fit cette sim­ple remar­que : ” Mon­sieur, la rela­tion de désac­cord est réflexive…”

Décrire l’œu­vre de Mau­rice Allais en quelques lignes impose de sérieuses sim­pli­fi­ca­tions. En exclu­ant ses travaux en physique que je ne suis pas en état de juger mais aux­quels il attachait beau­coup d’im­por­tance, ses con­tri­bu­tions peu­vent être divisées en deux grandes caté­gories, ses apports à la sci­ence économique et ses livres ou arti­cles trai­tant prin­ci­pale­ment de poli­tique économique.

[Dès le début de sa car­rière] il avait écrit la con­tri­bu­tion qui lui val­ut le prix Nobel en 1988. Il fut accep­té avec un retard qu’­ex­pli­quaient son humeur bour­rue de san­gli­er, son refus de toute com­pro­mis­sion, même hon­nête, son peu d’empressement à faire la tournée des sémi­naires, sa dif­fi­culté à par­ler l’anglais, son usage d’une langue exo­tique, le français.

Des apports essentiels

Mau­rice Allais s’at­tachait à la fois au développe­ment rigoureux de ses mod­èles théoriques et à la mesure des phénomènes. Il était un sci­en­tifique beau­coup plus qu’un intel­lectuel. Son apport fut essen­tiel dans qua­tre domaines :

Per­son­ne n’a jamais réus­si à annex­er Mau­rice Allais

— les marchés et l’équili­bre, d’À la recherche d’une dis­ci­pline économique, écrit dans la soli­tude à Nantes pen­dant l’Oc­cu­pa­tion, à La Théorie des sur­plus, dont l’essen­tiel est repris dans le Traité d’é­conomie pure,
— l’in­vestisse­ment, l’in­térêt et la crois­sance, avec comme pre­mière pub­li­ca­tion Économie et Intérêt en 1948,
— le com­porte­ment en face d’in­cer­ti­tudes, domaine où il inno­va en lançant une grande enquête auprès d’in­di­vidus sup­posés rationnels et en con­tes­tant, dès 1953, l’ax­iome dit d’indépen­dance des choix pro­posé par la majorité des théoriciens de la déci­sion (ce qui don­na nais­sance au “para­doxe d’Al­lais” main­tenant pris en compte par la profession),
— la mon­naie, avec des pub­li­ca­tions repris­es dans le livre Fonde­ments de la dynamique moné­taire paru chez Clé­ment Juglar en 1998 […] Ces travaux ne sont pas démen­tis par l’analyse que l’on peut faire de la crise con­jonc­turelle de 2008.

En dehors de ces grands axes, il faut citer sa pla­que­tte sur les Fonde­ments compt­a­bles de la macroé­conomie.

Un mar­gin­al
Au début de sa car­rière, Allais fut loin d’être recon­nu. C’é­tait l’époque où les attardés des années trente refu­saient encore dans les pays latins toute math­é­ma­ti­sa­tion de l’é­conomie. Un sac­rilège qui, à leurs yeux, atten­tait presque à la nature libre d’un homme créé par Dieu.
C’é­tait l’époque où les marx­istes n’avaient que le droit de com­menter leur Bible sous peine d’ex­com­mu­ni­ca­tion, c’é­tait l’époque où les keynésiens traitaient d’art bar­bare tout ce que les écon­o­mistes avaient con­stru­it auparavant.
Allais ? Un mar­gin­al doc­tri­naire per­du dans ses mathématiques.


Depuis 1901, le prix Nobel est décerné chaque année à Stockholm.

Politique économique et Europe

Allais et la monnaie
Son idée fon­da­men­tale était que l’o­rig­ine des fluc­tu­a­tions économiques se situ­ait dans les domaines moné­taires et financiers avec le vol­ume de crédits octroyé par les ban­ques et le mon­tant d’en­caiss­es désirées par les ménages.

Presque aus­si volu­mineuse que la pre­mière, la sec­onde par­tie de l’œu­vre com­prend, sous forme d’ar­ti­cles et de livres, des essais sur la poli­tique économique et sur l’Eu­rope. Les prin­ci­paux sujets : le sys­tème fis­cal et l’im­pôt sur le cap­i­tal, la mon­naie, la ges­tion des entre­pris­es nationales, les échanges inter­na­tionaux, la con­struc­tion européenne…

Ces travaux ne sont pas démen­tis par l’analyse que l’on peut faire de la crise actuelle

Mau­rice Allais par­tait tou­jours des enseigne­ments de la sci­ence économique et con­dui­sait sou­vent le lecteur, à tra­vers une suite de raison­nements solides, à une cri­tique acerbe des poli­tiques suiv­ies, lais­sant ce dernier désem­paré et con­traint à l’une de ces trois atti­tudes : l’ac­cep­ta­tion servile, le rejet sans appel ou une réflex­ion s’ef­forçant de dégager les raisons sociopoli­tiques pour lesquelles la thèse n’é­tait pas réal­iste dans les con­di­tions du moment. En adop­tant en général cette troisième voix, je prof­i­tais de ses analy­ses pour pré­cis­er mes pro­pres opinions.

Com­ment ne pas penser aujour­d’hui aux his­to­riens de demain qui décou­vriront, en abor­dant cette sec­onde par­tie de l’oeu­vre, un auteur qui a eu une réflex­ion orig­i­nale et argu­men­tée sur la plu­part des prob­lèmes économiques, soci­aux et poli­tiques de son temps ?

Inutile de dire que cette liber­té d’e­sprit, à l’op­posé de toute con­struc­tion idéologique, lui val­ut pas mal d’en­ne­mis et engen­dra la peur de lui con­fi­er cer­taines respon­s­abil­ités, d’en­seigne­ment notamment.

Ce con­stat me con­duit à évo­quer cer­tains sou­venirs que l’on me par­don­nera j’e­spère, mais c’est à cela que peu­vent servir les descen­dants de la pre­mière génération.

Quelques souvenirs

En com­mençant ce para­graphe, je voudrais évo­quer le sou­venir de son épouse, aujour­d’hui dis­parue. Affectueuse et bien­veil­lante, écon­o­miste elle-même, elle l’as­sista dans ses travaux et con­tribua cer­taine­ment à l’équili­bre du trio for­mé avec leur fille unique.

Con­sécra­tion tardive
Mau­rice Allais atten­dit longtemps une con­sécra­tion en France. Une anec­dote qui peut être racon­tée main­tenant, car la plu­part des par­tic­i­pants ont dis­paru, con­cerne sa rela­tion avec l’A­cadémie des sci­ences morales et poli­tiques. Cette noble insti­tu­tion, très con­ser­va­trice à l’époque, avait refusé de l’ad­met­tre par­mi ses mem­bres, mais changea d’avis à l’an­nonce de son prix Nobel. Mau­rice Allais devait seule­ment faire les vis­ites pro­to­co­laires indi­vidu­elles d’usage. Refus de Mau­rice Allais. Le com­pro­mis, dif­fi­cile­ment trou­vé, fut l’or­gan­i­sa­tion d’un cock­tail où les mem­bres purent s’en­tretenir avec le can­di­dat qu’ils allaient élire.

Le prix Nobel lui apparut comme la recon­nais­sance inter­na­tionale que la France lui avait tou­jours refusée. Aus­si a‑t-il décidé de léguer tous ses man­u­scrits à la Suède et je fus un jour invité à déje­uner avec sa femme et lui par l’am­bas­sadeur de Suède qui souhaitait le remerci­er de ce don.

Je ter­min­erai par deux sou­venirs per­son­nels. M’in­ter­ro­geant à l’É­cole poly­tech­nique sur le choix du domaine que j’al­lais choisir : physique nucléaire ou sci­ence économique, je demandais à la bib­lio­thèque de l’É­cole son pre­mier livre et décou­vris fasciné que l’on pou­vait abor­der les prob­lèmes économiques avec des méth­odes, certes spé­ci­fiques, mais qui rel­e­vaient de la Sci­ence. Aus­si, mon pre­mier vocab­u­laire d’é­con­o­miste fut-il celui qu’il avait adop­té, intro­duisant “sat­is­fac­tions” et ” ren­de­ment social ” là où l’on par­le aujour­d’hui ” d’u­til­ités ” et “d’op­ti­mum de Pareto”.

Après avoir écrit mon pre­mier livre Tech­nique économique et ges­tion indus­trielle, je le lui adres­sai en lui deman­dant une pré­face. Je reçus en retour un texte de trente-trois pages où il repre­nait ses con­vic­tions théoriques. Mau­rice Allais était entière­ment dans ces pages avec sa solid­ité, son inlass­able désir de trans­met­tre, et sa générosité profonde.

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