Une vie entre doute et convictions

Dossier : Hommage à Maurice AllaisMagazine N°661 Janvier 2011
Par Philippe LAURIER

Mau­rice Allais mobil­i­sait en per­ma­nence son entourage dans un proces­sus presque de réqui­si­tion, jus­ti­fiée par un com­bat essen­tiel et une sorte d’ardente néces­sité, selon des rythmes qui quelque­fois aboutis­saient à des appels télé­phoniques avant l’aube chez le permissionnaire.

Mis­sion au long cours
Même si Mau­rice Allais avait l’habi­tude de s’oc­troy­er de cour­tes paus­es (pra­ti­quer le nautisme l’été, du ski l’hiv­er, aller régulière­ment nag­er à la piscine jusqu’à un âge nonagé­naire), celles-ci sem­blaient d’abord relever d’une hygiène de vie au ser­vice d’une œuvre de longue haleine, d’é­tapes plan­i­fiées et cal­i­brées pour se restau­r­er avant de repar­tir sur un chemin qu’il s’é­tait fixé, une mis­sion au long cours.

La voie qu’il s’é­tait fixée ne saurait pour­tant se résumer à une série d’ob­jec­tifs suc­ces­sifs — ce qu’elle est en par­tie seule­ment. Elle se car­ac­térise avant tout par le déroule­ment sys­té­ma­tique d’une méthodolo­gie, d’une manière par­ti­c­ulière d’abor­der un prob­lème pour le sur­mon­ter puis con­tin­uer ce chem­ine­ment, une manière d’a­gir et d’être : le par­cours de Mau­rice Allais pour­rait de prime abord se résumer comme celui d’un opposant aux idées hégé­moniques et aux courants dom­i­nants. Dans une démarche de réfutation,

Une démarche de réfu­ta­tion, indis­so­cia­ble d’un statut minori­taire voire presque solitaire

indis­so­cia­ble d’un statut minori­taire voire presque soli­taire, il fut libéral quand la mode ne s’y prê­tait pas, de l’après-guerre aux années 1970, puis cri­tique de ce même libéral­isme devenu dom­i­nant, économique­ment mais aus­si dans les enseigne­ments, les lois ou les mentalités.

Cette prime à la soli­tude, à la con­tes­ta­tion des cre­dos dom­i­nants, soci­aux ou économiques, n’est peut-être pas décor­rélée d’un statut de pre­mier de la classe — puisqu’il était sor­ti major de sa pro­mo­tion -, mais ce serait oubli­er que ce pre­mier rang résul­tait déjà de défis précé­dents assignés à lui-même.

Lors de l’an­nonce du décès de son père dans les camps de pris­on­niers en Alle­magne durant la Pre­mière Guerre mon­di­ale, Allais enfant avait déclaré devant quelques témoins famil­i­aux qu’il se fix­ait pour tâche de faire hon­neur à son nom ; bien avant de trou­ver des voca­tions con­crètes — l’é­conomie, la physique — pour nour­rir ce défi et lui apporter un com­bu­rant, une atti­tude s’é­tait dégagée, un principe supérieur incom­pat­i­ble avec un assu­jet­tisse­ment à ce qu’il appellera ” les vérités établies “.


Mau­rice Allais, major de la pro­mo­tion 31.

Contester les “vérités établies”

Ce pre­mier regard serait toute­fois impar­fait, car une telle prédis­po­si­tion au statut d’op­posant résul­tait moins prob­a­ble­ment d’un par­ti pris sys­té­ma­tique, que d’une démarche rationnelle qui posait le doute en élé­ment pre­mier et fon­da­teur d’une réflex­ion (la per­son­nal­ité de Mau­rice Allais oscil­lait entre expres­sion de cer­ti­tudes et recours au doute dans sa démarche de chercheur).

Ses élèves se sou­vien­dront surtout de la pre­mière facette, autant que ses adver­saires, tant ses enseigne­ments étaient parsemés d’ar­gu­ments d’au­torité. Mais lorsque, par une prox­im­ité dans le tra­vail au quo­ti­di­en, on bas­cu­lait dans son mode opéra­toire, ces mêmes états de cer­ti­tude indi­vidu­elle ou col­lec­tive deve­naient l’ad­ver­saire à iden­ti­fi­er et renverser.

Confrontation aux faits

Les hypothès­es de tra­vail ne devront être tenues pour solides que lorsqu’elles auront été testées, mis­es à l’épreuve de la réal­ité. Lors de ces années où nous avons cor­re­spon­du et dia­logué, de manière qua­si quo­ti­di­enne dans les derniers temps, un terme est revenu avec une grande régu­lar­ité dans son vocab­u­laire : ” les faits “. En tant que point de départ de l’analyse (savoir observ­er) et point d’ar­rivée (les faits infir­ment- ils ou non notre nou­velle hypothèse ?).

Un exem­ple sim­ple de cette démarche se trou­verait dans les derniers mois de sa vie, au print­emps 2010, où, à 99 ans, il avait réa­gi face à une phrase banale de la presse économique : ” Aujour­d’hui, les marchés bour­siers ont mon­té de x%.” Phrase que la majorité des écon­o­mistes con­sid­ér­erait comme neu­tre, factuelle, acquise, trans­par­ente même telle­ment elle s’ef­face devant une occur­rence dont elle est d’év­i­dence le por­trait fidèle ; une pho­togra­phie ne peut que témoign­er sans biais. Mais phrase qui dans son esprit ne saurait être con­sid­érée fiable que lorsque cette réal­ité des faits serait aus­cultée, lorsque leur matéri­al­ité serait véri­fiée, lorsque leur sub­stance serait presque autop­siée par le menu.

Les accords d’Évian
Mau­rice Allais fut égale­ment cri­tique de l’Al­gérie française lors des con­flits de la fin de l’époque colo­niale et quand la posi­tion gou­verne­men­tale prô­nait un seul pays ” de Dunkerque à Taman­ras­set “. Mais, après les accords d’É­vian, il man­i­fes­ta ses craintes sur le sort réservé aux Pieds-noirs et aux Harkis lorsque l’opin­ion publique française lassée eut ver­sé en sens inverse, à tra­vers de nom­breux arti­cles et un livre L’Al­gérie d’É­vian.

Remises en cause

Un cartésien
Dans sa démarche, Allais était cartésien : ” Que sais-je ?” Tout ce qui peut prêter au doute doit être regardé comme tel et soumis à exa­m­en cri­tique, jusqu’à par­venir, par ce dépeçage de l’in­cer­tain, à un éventuel reli­quat irré­ductible, qui servi­ra alors de socle pour recon­stru­ire des hypothès­es… ergo sum.

Le deux­ième niveau con­sti­tu­tif de ce doute tenait à com­pren­dre l’o­rig­ine de l’an­nonce : par quel chem­ine­ment cette phrase qui nous est dite impar­tiale se retrou­ve-t-elle sous nos yeux, dans une presse qui la reprend sans s’en dis­tanci­er et la cau­tionne de fac­to : en d’autres ter­mes qui éla­bore le CAC 40, le Dow Jones ?

Un terme revient avec une grande régu­lar­ité dans son vocab­u­laire : ” les faits”

Qui décide de leur périmètre ? Com­ment se font le suivi et le cal­cul des vari­a­tions ? Leurs méth­odes sont-elles per­ti­nentes, objectives ?

Un troisième niveau con­sis­tait à douter de la pre­mière par­tie de la phrase. ” Les marchés bour­siers ont…” : mais que sont véri­ta­ble­ment ces “marchés”? Ou le marché, au sin­guli­er, terme devenu qua­si divin, se suff­isant à lui-même dans une sorte d’u­nic­ité et d’u­ni­ver­sal­ité ras­sur­antes pour le petit porteur ?

Con­crète­ment, quels sont ses inter­venants, ses mécan­ismes, ses règles ? Plus glob­ale­ment, com­ment car­ac­téris­er fon­da­men­tale­ment ces ou ce marché ? La théorie en vigueur est-elle éclairante ? Ce qu’elle pos­tule a‑t-il été prou­vé ? Tou­jours avec cette con­fronta­tion finale aux faits.

Véri­fi­er les dires
Allais m’avait enjoint de véri­fi­er si une hausse annon­cée était ou non de x %, con­stat­able par un obser­va­teur indépen­dant. Pour ce faire, il souhaitait faire relever sur une cer­taine durée les fluc­tu­a­tions de valeur d’une entre­prise cotée, pour s’as­sur­er que notre pro­pre con­stat cor­re­spondrait bien à celui annon­cé publique­ment. Puis élargir cette analyse à d’autres entre­pris­es, jusqu’à par­venir finale­ment, avec des moyens de for­tune, à recréer une cote à petite échelle, ou le moin­dre écart par rap­port aux chiffres offi­ciels serait l’ob­jet d’une réflex­ion, de recherche d’un détail ini­tial représen­tatif d’un tra­vers ou d’une erreur récur­rente. Lequel défaut, comme pour un fil d’Ar­i­ane, serait util­isé pour men­er vers ce qui nous reste encore incon­nu ou incompris.

Le choix des mots

Il est intéres­sant d’ob­serv­er, à tra­vers les cours qu’il don­nait notam­ment à l’É­cole des mines et à l’EN­SAE, son recours à un vocab­u­laire indus­triel : tel dys­fonc­tion­nement économique y sera com­paré à une perte de pres­sion et une fuite dans un cir­cuit de vapeur.

Rigueur sci­en­tifique
Sur une phrase pour­tant triv­iale “Les marchés ont mon­té de x%”, Mau­rice Allais appli­quait la rigueur de l’ingénieur : “une chose a subi une évo­lu­tion “, “une cause a pro­duit une con­séquence”… mécan­isme-action- résul­tat. Dou­tons de l’ex­ac­ti­tude du résul­tat, de la matéri­al­ité de l’ac­tion et du bon agence­ment du mécan­isme. On perçoit dans cette logique une part archimé­di­enne : poussée, action-réac­tion, causal­ités, tout corps plongé dans un liquide…

Les flux financiers y seront représen­tés par­fois comme cir­cu­lant dans une tuyau­terie physique. Ces références régulières à des machiner­ies dignes d’une raf­finer­ie de pét­role ou d’une chaudière au char­bon par­tic­i­paient d’un regard neuf sur la société et l’é­conomie, là où une grande par­tie de ses prédécesseurs y déploy­ait une analyse de sci­ence poli­tique — terme revendiqué à l’époque.

À ce titre, il est bon de soulign­er la fil­i­a­tion entre Allais et les ingénieurs écon­o­mistes qui l’ont précédé, issus par­fois d’ailleurs que de l’É­cole poly­tech­nique (les Col­son, Divisia…) ou des Ponts et Chaussées. Cette école de pen­sée dif­fère con­sid­érable­ment de sa con­sœur anglo-sax­onne, si puis­sante quant à elle sur les esprits et les médias, tant elle a su acces­soire­ment légitimer les posi­tions acquis­es de milieux d’af­faires ain­si que de ce que l’on nom­mait jadis la haute banque et le grand négoce.

Marché ou marchés ?

Machine à vapeur
Lorsque Mau­rice Allais se représente notre société et son économie sous la forme d’une machine à vapeur avec ses soupa­pes, ses tubu­lures, ses points de fric­tion, ses zones froides ou chaudes, il apporte une alter­na­tive à la vision d’Adam Smith (Smith dont il faudrait rap­pel­er son méti­er de pro­fesseur de philoso­phie morale) et des axes de recherche qui recoupaient ceux de son com­pa­tri­ote l’é­con­o­miste anglais Bernard de Man­dev­ille (1660–1733), proche des réflex­ions religieuses de son temps.

Ces auteurs d’une théorie économique aujour­d’hui rég­nante se représen­taient l’é­conomie à tra­vers un prisme, directe­ment ou non, théologique, définis­sant une ” main invis­i­ble “, un équili­bre naturel tein­té d’har­monie céleste où les égoïsmes indi­vidu­els pou­vaient se canalis­er ou con­verg­er vers une util­ité col­lec­tive. Ils intro­dui­saient le principe du Marché, au sin­guli­er, quand Allais posera celui des marchés1, au pluriel, acte icon­o­claste et déi­cide car l’U­nique était sacré, cause et final­ité de tout, expli­ca­tion suff­isante ; tan­dis que sa par­cel­li­sa­tion ouvre la porte à l’analyse cri­tique, à l’ex­a­m­en humain, au doute.

Un qua­trième niveau dans l’analyse de Mau­rice Allais échappe cepen­dant en par­tie à cette précé­dente approche tech­nique. Il nous est dit “ont mon­té de x%” : en quoi cette infor­ma­tion présen­tée comme valide influ­encera- t‑elle les lecteurs ? Nous entrons ici dans le domaine de la psy­cholo­gie indi­vidu­elle ou des mass­es, celle des foules d’une part, et celle de l’homo eco­nom­i­cus de l’autre, de son degré réel de ratio­nal­ité, du con­tenu véri­ta­ble des fameuses antic­i­pa­tions rationnelles. On retrou­ve ses obser­va­tions com­porte­men­tales, sur la déci­sion d’un acteur économique en sit­u­a­tion d’in­cer­ti­tude, et leur syn­thèse avec le “Para­doxe d’Allais “.

Allais physi­cien
On se sou­vien­dra aus­si des expéri­men­ta­tions du Mau­rice Allais physi­cien jusqu’au début des années 1960 sur l’anisotropie de l’e­space, avec son pen­d­ule para­conique ou avec les dévi­a­tions optiques de visées sur mires2. Un champ qui fut par­fois de bataille, tant ce petit domaine sci­en­tifique revê­tait de portée symbolique.

Une approche humaniste

Cette école de pen­sée dif­fère con­sid­érable­ment de sa con­soeur anglo-saxonne

Cette passerelle jetée entre l’é­conomique, la mécanique, la soci­olo­gie rejoint à nou­veau Descartes le physi­cien et philosophe, human­iste au sens orig­inel du terme, c’est-à-dire cher­chant à forg­er un savoir qui ne reste pas can­ton­né à une discipline.

Peut-être cette dimen­sion mul­ti­cul­turelle a‑t-elle con­tribué à faciliter nos rela­tions per­son­nelles au fil de ces années de dia­logue, lui homme de “sci­ences dures” passé aux ” sci­ences molles”, croisant un écon­o­miste pro­gres­sive­ment con­ver­ti à des dossiers de plus en plus tech­niques d’abord dans le génie civ­il puis dans les télécommunications.

Il restera sur Mau­rice Allais une impres­sion en apparence con­tra­dic­toire de capac­ité de con­ver­gence de ses idées vers un but supérieur, et simul­tané­ment d’é­carte­ment intel­lectuel né de cette inter­dis­ci­pli­nar­ité, qui laisse une oeu­vre à la fois con­stru­ite et en per­ma­nent inachèvement.

Une œuvre à poursuivre

Mau­rice Allais lègue plusieurs pro­jets dont il était por­teur, sans avoir pu les men­er à terme. Jusqu’au début des années 2000, sa cadence de tra­vail était restée celle d’un chercheur act­if, avec un lever tôt, une présence à son bureau (à domi­cile) dès le début de mat­inée. Ce rythme a pro­gres­sive­ment décru par la suite, mais lui per­me­t­tait encore de nom­breuses heures de lec­ture ain­si que des ren­dez-vous télé­phoniques avec ses col­lab­o­ra­teurs ou des col­lègues économistes.

Une pre­mière alerte est venue à l’été 2009 lorsqu’une demi-céc­ité a ren­du très dif­fi­ciles ses lec­tures de livres et revues économiques. Il con­fi­ait alors son désar­roi et soulig­nait com­bi­en la perte de la vue était hand­i­ca­pante pour un chercheur entouré de mil­liers d’ou­vrages et de notes man­u­scrites pris­es au fil des décen­nies. Un traite­ment à l’hôpi­tal des Quinze-Vingts per­mit de restau­r­er cette vision, jusqu’à l’été 2010 où un affaib­lisse­ment général­isé apparut. 

Ouvrages et documentaires de télévision

Mau­rice Allais avait autorisé trois pro­fesseurs d’é­conomie à faire cha­cun des enreg­istrements sonores de ses analy­ses et com­men­taires sur ce domaine. Plusieurs aboutisse­ments sont prévus : un ouvrage d’en­tre­tiens, à paraître, et qui abor­dera l’actuelle crise économique sous ses aspects moné­taires, financiers, com­mer­ci­aux et soci­aux. Ce texte, final­isé à l’été 2010, apporte aus­si un regard sur sa pro­pre car­rière et par rap­port aux grands mou­ve­ments de pen­sée con­tem­po­rains ; un doc­u­men­taire filmé, basé sur les inter­views déjà enreg­istrées de plusieurs écon­o­mistes renom­més et de proches de Mau­rice Allais. Ce dernier n’a pas été filmé, bien qu’un pro­jet ait un temps existé, en col­lab­o­ra­tion avec un pro­duc­teur-réal­isa­teur d’ailleurs ancien élève de Polytechnique.

Prix Maurice Allais

Salle dédiée
Mau­rice Allais avait demandé peu avant son décès l’ou­ver­ture d’une salle dédiée à faire vivre ses ini­tia­tives. Une fon­da­tion est actuelle­ment en ges­ta­tion pour les porter, en syn­ergie avec l’actuelle Alliance pour la recon­nais­sance des apports de Mau­rice Allais en physique et en économie (Aira­ma).

Ce pro­jet a pris sa forme finale en 2010 et vise à encour­ager des pub­li­ca­tions mar­quées par une capac­ité d’o­rig­i­nal­ité et de dis­tan­ci­a­tion par rap­port aux idées admis­es, dans l’e­sprit de son créa­teur. Un jury d’une douzaine d’ex­perts a été con­sti­tué, com­prenant Mar­cel Boi­teux pour prési­dent d’hon­neur et Yvon Gat­taz pour prési­dent. La pre­mière remise de prix est prévue en 2011.

Dans un arti­cle pub­lié par Les Échos le 14 décem­bre 1998, Mau­rice Allais explique avant l’heure l’e­sprit de ce prix : ” Trop d’ex­perts n’ont que trop ten­dance à ne pas tenir compte des faits qui vien­nent con­tredire leurs con­vic­tions. (…) En fait, le con­sen­te­ment uni­versel et, a for­tiori, celui de la majorité ne peu­vent jamais être con­sid­érés comme des critères de vérité. Tôt ou tard, les faits finis­sent par l’emporter sur les théories qui les nient. La sci­ence est un per­pétuel devenir. Elle finit tou­jours par bal­ay­er les “vérités établies”.”

Séminaire d’économie

Ce pro­jet vise à encour­ager des pub­li­ca­tions mar­quées par une capac­ité d’o­rig­i­nal­ité et de dis­tan­ci­a­tion par rap­port aux idées admises

Les ingénieurs écon­o­mistes avaient, au XIXe siè­cle, puis dans le sil­lage de la crise de 1929, réus­si à occu­per une place recon­nue sur la scène inter­na­tionale. Depuis quelques décen­nies, leur poids s’est affaib­li, face en par­ti­c­uli­er aux uni­ver­si­taires ou chroniqueurs anglo-sax­ons, sou­vent proches de la pen­sée libérale même lorsqu’ils la critiquent.

Recréer un lig­nage, faire renaître cette capac­ité à sus­citer des idées, des débats et des voca­tions notam­ment chez les jeunes ingénieurs, à dégager des thèmes clés et pro­pos­er des solu­tions économiques con­crète­ment applic­a­bles néces­sit­era des out­ils. Mau­rice Allais souhaitait relancer un cycle de sémi­naires, le GRECS (Groupe de recherch­es économiques et sociales), qui avait beau­coup oeu­vré en ce sens dans l’après-guerre. Il avait pro­gram­mé ce redé­mar­rage dans les détails, iden­ti­fi­ant des thèmes de con­férence, des débat­teurs et des con­tra­dicteurs. Une frac­ture de la clav­icule peu avant la réu­nion de tra­vail pré­para­toire stop­pa ce pro­gramme, sans qu’il puisse par la suite le relancer.

1. Voir notam­ment La théorie générale des sur­plus. Press­es uni­ver­si­taires de Greno­ble, 1989.

2. L’anisotropie de l’e­space. Édi­tions Clé­ment Juglar, 1997.

Si non e vero
Au cours des années, lorsque divers­es con­ver­sa­tions avec des tiers citaient Mau­rice Allais, une anec­dote sur ses travaux en physique est venue à plusieurs repris­es, intéres­sante à étudi­er d’un point de vue stricte­ment soci­ologique. Ses car­ac­téris­tiques sont la récur­rence et la sta­bil­ité qui per­me­t­tent d’en dress­er un por­trait type. Le pro­pos n’est pas ici de déter­min­er si les obser­va­tions de Mau­rice Allais sur l’anisotropie de l’e­space étaient justes ou non, aspect sur lequel ma for­ma­tion d’é­con­o­miste ne per­me­t­trait pas de porter une analyse sérieuse, mais dans une démarche d’ingénierie sociale, d’analyser la struc­ture de cette anecdote.
Sa mécanique humoris­tique : il était un sci­en­tifique — Allais — qui lors d’ex­péri­men­ta­tions physiques obser­va des régu­lar­ités qual­i­fiées de prodigieuses et révo­lu­tion­naires… un autre sci­en­tifique démon­tra que ces régu­lar­ités résul­taient du pas­sage tout aus­si cadencé du mét­ro­pol­i­tain voisin. Le réc­it est court, la chute est effi­cace, l’ensem­ble se racon­te aisément.
Son con­texte : lors des dif­férentes fois où il a été don­né de l’en­ten­dre, elle résul­tait de réu­nions entre amis, de dîn­ers en ville, de con­ver­sa­tions au bar. Elle par­ticipe à la con­struc­tion d’une ambiance plaisante et cul­tivée à la fois, tout en empié­tant sur le ter­rain déli­cieux de la con­fi­dence entre initiés.
La crédi­bil­ité : le sus­nom­mé Allais affir­mait des décou­vertes ; il pro­fes­sait à l’É­cole des mines ; sous l’É­cole passe le RER B (autre­fois ter­mi­nus de la ligne de Sceaux). AB et B⇒C donc AC. Rela­tion tran­si­tive. Décou­vertes et RER B sont liés. CQFD.
Dans un tel cadre con­vivial, sig­naler que les expéri­ences s’é­taient en réal­ité déroulées dans une car­rière souter­raine à Bou­gi­val ain­si que dans un lab­o­ra­toire à Saint-Ger­main déclenche générale­ment une décep­tion, devient cause d’une ambiance gâchée. Si non e vero, e bene trova­to.

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