Le dîner du Bois : Maurice Allais et Stanislav Chataline

Dossier : Hommage à Maurice AllaisMagazine N°661 Janvier 2011
Par Christian MÉGRELIS (57)

Je ne sais rien de plus enchanteur qu’un dîn­er à la Grande Cas­cade au creux de l’été parisien. Mes hôtes : Mau­rice Allais, tout auréolé de son récent prix Nobel, et Stanislav Chataline, con­seiller spé­cial du prési­dent Gor­batchev pour le “Plan des cinq cents jours”.

La réforme économique est en chantier, entre les mains d’une poignée d’é­con­o­mistes libéraux menée par Stanislav Chataline, pro­fesseur à l’u­ni­ver­sité de Moscou. Les hasards de la vie me trou­vaient asso­cié aux travaux de cette petite équipe et nous avions lancé, un peu imprudem­ment sans doute, l’idée du “Plan des cinq cents jours”, réminis­cence du New Deal. Il s’agis­sait, ni plus ni moins, de réformer l’é­conomie sovié­tique en cinq cents jours ! La for­mule était, en soi, une révo­lu­tion. Mais elle était bien dans les mœurs des appa­ratchiks qui raison­naient tou­jours selon le par­a­digme du Plan et de ses march­es for­cées. En tout cas elle avait été validée par le Prési­dent. J’avais pro­posé de pren­dre l’avis de notre prix Nobel et, qui sait, de l’as­soci­er à nos travaux.

Le Maître était arrivé de bonne humeur, quoiqu’un peu méfi­ant. Son épouse s’as­sura que j’avais bien suivi ses recom­man­da­tions diété­tiques, et, ras­surée, se fit élégam­ment dis­crète. Stanislav Chataline, très ému, essaya de dire quelques mots en français, puis lais­sa le champ libre à l’in­ter­prète. Les présen­ta­tions faites, on entra dans le vif du sujet. La descrip­tion de l’é­tat de nos travaux l’in­téres­sa. Mau­rice Allais avait depuis longtemps ses idées sur cette étape, qu’il avait tou­jours jugée inévitable. Il approu­va notre dis­posi­tif de pri­vati­sa­tion pro­gres­sive de l’é­conomie sovié­tique, com­mençant par les indus­tries de biens de con­som­ma­tion et la dis­tri­b­u­tion. Il fut d’ac­cord avec notre pro­gramme de développe­ment de l’ini­tia­tive privée au sor­tir des uni­ver­sités et des écoles pro­fes­sion­nelles. Il nous mit en garde con­tre la ten­ta­tion de laiss­er les indus­tries stratégiques trop longtemps sous la tutelle de l’É­tat. Il nous fit part de son inquié­tude de voir fleurir des pock­et banks à la faveur d’une lég­is­la­tion ban­caire trop per­mis­sive. Il fut inflex­i­ble sur le libre-échange. Ses recom­man­da­tions en matière de poli­tique sociale rejoignaient les nôtres. Enfin, last, but not least, l’équili­bre budgé­taire, pas­sant par une réforme fis­cale absolue, et la baisse des dépens­es mil­i­taires en dessous de 10% du PNB lui parais­saient indis­pens­ables. Il savait que l’é­tat de délabre­ment de l’outil indus­triel rendrait l’URSS dépen­dante et pour longtemps des matières pre­mières, et nous inci­ta à prévoir une FBCF en crois­sance, ali­men­tée en par­tie par des prélève­ments sur les expor­ta­tions de pro­duits de base et une ouver­ture rapi­de aux investisse­ments étrangers.

Le dîn­er se ter­mi­na en apothéose quand le Maître, igno­rant la mine cour­roucée de sa com­pagne, accep­ta l’in­vi­ta­tion à venir à Moscou ren­con­tr­er notre équipe et s’en­tretenir avec le Prési­dent. La soirée n’é­tait pas très avancée mais Madame ne lais­sa rien au hasard : la voiture empor­ta le Maître avant qu’onze heures ne sonnent.

“C’est notre maître à tous ! ” s’ex­cla­ma Stanislav Chataline, ent­hou­si­aste de pou­voir compter sur un prix Nobel.

Le voy­age n’eut jamais lieu. Quelques mois plus tard Valentin Pavlov, le Pre­mier min­istre, pour­tant un ami très proche, s’en­gage, à mon insu, dans un com­plot picaresque avec des appa­ratchiks du KGB et des Ser­vices. Boris Elt­sine, enne­mi juré de Gor­batchev, intro­n­isé par les médias sauveur de l’URSS, a l’idée de retir­er l’échelle du Prési­dent en annu­lant l’acte fon­da­teur de l’URSS, prenant de fac­to la tête de la Russie. Ce fut la pre­mière Révo­lu­tion orange. Dans les four­gons des Ser­vices améri­cains, Jef­frey Sachs arrive, auréolé du suc­cès bolivien de la ” thérapie de choc “. Notre équipe, qui n’a plus accès au pou­voir, se dis­perse, les uns retour­nant à l’en­seigne­ment et les autres se lançant dans les affaires. Quelque temps après, Gavril Popov quitte la mairie de Moscou. Stanislav Chataline, depuis longtemps de san­té frag­ile, dis­parut quelques années plus tard.

Mau­rice Allais obser­vait tous ces change­ments avec inquié­tude. La “thérapie de choc” lui parais­sait, comme à nous, la pire des choses et il ne se pri­vait pas de le dire. Un libéral­isme échevelé pre­nait le pas sur son libéral­isme raison­né. Il engen­dra les mon­strueux “oli­gar­ques”, héros des kom­so­mols aux­quels les pri­vati­sa­tions anar­chiques livrèrent des pans entiers de l’é­conomie russe des matières pre­mières et, par con­séquent, le con­trôle des ressources extérieures du pays. Le principe de “pri­vati­sa­tion des prof­its et nation­al­i­sa­tion des pertes”, énon­cé par leur précurseur, Boris Bere­zovs­ki, fonc­tion­na à plein régime sous la direc­tion débon­naire de l’équipe Elt­sine qui se servit copieuse­ment au pas­sage. Les hasards de la vie voulurent que le “tsar Boris” devenu inapte passe la main le 31 décem­bre 1999 à un col­lab­o­ra­teur moins com­mode qui sif­fla la fin de la récréa­tion. Pour faire un exem­ple, Fou­quet-Khodor­kovs­ki fut jeté dans les cachots d’un Pignerol sibérien. Mais le mal était fait.

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