Yves du Manoir

Un rugbyman dans le panthéon polytechnicien : Yves du Manoir (X1924)

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°788 Octobre 2023
Par Jacques-André LESNARD

En ces temps de coupe du monde de rug­by en France, com­ment ne pas évo­quer le sou­venir d’Yves du Manoir, X1924 : c’était un joueur inter­na­tion­al de rug­by, ce qui le range tout en haut des sportifs émérites passés par l’École poly­tech­nique, toutes dis­ci­plines con­fon­dues.

Élève pilote d’aviation mil­i­taire, il dis­paraît acci­den­telle­ment à 23 ans à peine, à l’aube du 2 jan­vi­er 1928, date d’un match France-Écosse du Tournoi des cinq nations. Il réu­nis­sait tous les ingré­di­ents pour que son patronyme s’imposât avec éclat dans l’opinion publique française de l’époque des années folles, entre la fin de la Grande Guerre et la Grande Dépres­sion : ascen­dance et patronyme, réus­site éduca­tive dans un pays où moins de 1 % d’une généra­tion atteignait le bac­calau­réat, fig­ure légendaire d’un sport col­lec­tif en plein engoue­ment dans la presse et le pays, grand essor de l’aviation.

Un patronyme à la graphie fluctuante

Notre héros naît à Vau­cres­son le 11 août 1904, avec les prénoms com­plé­men­taires de Frantz, Loÿs et Marie, 5e d’une fratrie de 5 garçons et 5 filles dont les trois aînées mou­rurent très tôt. Son patronyme offi­ciel est bien « Le Pel­ley Dumanoir », mais de noblesse con­fir­mée seule­ment en 1816 par Louis XVIII, avec le titre hérédi­taire de vicomte pour son arrière-grand-père Charles, cap­i­taine de vais­seau, celui de comte étant revenu à l’arrière-grand-oncle Pierre, vice-ami­ral. Servir dans la Marine est de tra­di­tion dans cette famille nor­mande depuis Georges Pléville Le Pel­ley (1726–1805), vice-ami­ral surnom­mé le « cor­saire à la jambe de bois ». C’est la mère d’Yves, née Jeanne Compte de Tal­lo­bre, qui dif­fusa la gra­phie « du Manoir » après la mort de son époux, ren­tier de « pro­fes­sion », pour ren­forcer le car­ac­tère aris­to­cra­tique du nom, aidée en cela par les jour­nal­istes sportifs.

Un honorable parcours académique

Élève à Saint-Louis-de-Gon­zague dès qua­tre ans, il est envoyé avec ses frères à Lau­sanne la pre­mière année sco­laire de la Grande Guerre, puis les qua­tre suiv­antes chez les jésuites à Jer­sey. Avec une dis­pense d’âge, il obtient son bac­calau­réat ès let­tres à quinze ans en 1919, puis l’année suiv­ante le bac­calau­réat ès sci­ences, ayant réus­si à faire rec­ti­fi­er le 18 qui avait été enreg­istré en 8 pour l’épreuve de maths ! Il entre au lycée Saint-Louis dans les class­es pré­para­toires. Il réus­sit à entr­er à l’X en 184e rang sur 224, admis en… 7/2 (comme 10 % env­i­ron de la pro­mo­tion, en l’absence de lim­i­ta­tion alors du nom­bre de ten­ta­tives), ayant passé la « planche » de maths le lende­main matin d’une nuit blanche durant laque­lle il avait assisté au tré­pas de son père. Il sor­ti­ra en 218e posi­tion, préférant man­i­feste­ment les activ­ités sportives ou délas­santes à l’étude.

L’apprenti aviateur

Yves du Manoir démis­sionne du ser­vice pub­lic à la sor­tie de l’École en 1926, mais doit sat­is­faire à l’engagement mil­i­taire de trois ans con­trac­té à l’entrée. Il avait opté pour la Marine par atavisme et songeant à s’orienter vers les con­struc­tions navales, mais il per­mute pour l’aviation avec un cama­rade dés­espéré de ne pou­voir sat­is­faire sa voca­tion pour les embruns qui vous fou­et­tent le vis­age. Nom­mé sous-lieu­tenant le 1er octo­bre 1926, il obtient son brevet d’observateur en bal­lon, puis à l’expiration du con­trat signe une pro­lon­ga­tion d’un an pour obtenir son brevet de pilote. Le cours de l’École pra­tique d’aviation sise sur la base d’Avord près de Bourges se ter­mine par un exa­m­en sur un Cau­dron 59, avec seule­ment com­pas et carte pour nav­iguer… ce qui sup­pose un temps clément.

Le 26 décem­bre 1927, le vol Avord-Tours aller-retour, com­por­tant une heure à plus de 2 000 m d’altitude, au-dessus d’une mer dev­enue invis­i­ble en rai­son des nuages, l’oblige à se pos­er dans un champ pour se repér­er puis à redé­coller avec peine. Son retard le prive sur le moment du deux­ième vol de qual­i­fi­ca­tion, un cir­cuit Avord-Romoran­tin-Château­roux-Avord. Les mau­vais­es con­di­tions météorologiques l’obligent à retarder l’épreuve jusqu’au 2 jan­vi­er, mais l’éclaircie mati­nale ne dure pas : il s’égare, cherche à se repér­er en volant en rase-mottes pour lire un nom de gare, lorsqu’une roue du train d’atterrissage heurte une branche de peu­pli­er qui déséquili­bre l’avion. Celui-ci s’écrase, tuant son pilote, tout près de Reuil­ly dans l’Indre, vers 11 h du matin. Sa mère acheta la par­celle et fit édi­fi­er un mon­u­ment en forme d’avion qui reste entretenu par la commune.

Un rugbyman éblouissant

Il s’était ini­tié à ce sport, alors encore apanage de milieux très aisés, à la suite de ses deux frères aînés, tous encour­agés par leur père, au sein du Rac­ing Club de France (RCF). Il observe beau­coup pour per­fec­tion­ner sa tech­nique. En novem­bre 1923, jouant en troisième divi­sion sur un ter­rain annexe, il rem­place au pied levé le demi d’ouverture défail­lant en équipe pre­mière, avec son frère Alain comme demi de mêlée. Il jouera les trois saisons suiv­antes un total de 106 match­es offi­ciels avec l’équipe pre­mière du RCF, mais presque plus à par­tir de son affec­ta­tion à Avord, en rai­son de l’éloignement. Le club avait été rétro­gradé en deux­ième divi­sion, mais en avril 1926 remonte au pre­mier rang lors d’une finale con­tre Maza­met : Yves du Manoir, éblouis­sant, fut félic­ité sur le ter­rain par les deux équipes. 

Rapidement international

Remar­qué lors des deux matchs de sélec­tion de décem­bre, il inau­gure sa pre­mière « cape » d’international le 1er jan­vi­er 1925 pour un match France-Irlande : son équipe est désa­van­tagée par deux blessures – les rem­place­ments ne seront autorisés qu’en 1968 ! – mais il se mon­tre étince­lant par ses qual­ités de plaque­ur hors du com­mun, la pré­ci­sion puis­sante de son coup de pied et des pass­es judi­cieuses ; il est l’homme du match et adop­té spon­tané­ment par le pub­lic et la presse sportive. Il joue les qua­tre matchs du Tournoi, après un test-match con­tre la Nou­velle-Zélande, mar­quant un drop con­tre l’Écosse (alors val­orisé à 4 points jusqu’en 1948).

En 1926 il est écarté injuste­ment de la sélec­tion après le pre­mier match, sans man­i­fester publique­ment la moin­dre cri­tique. Il revien­dra en jan­vi­er 1927 comme cap­i­taine, à 22 ans, pour les matchs con­tre l’Irlande et l’Écosse, total­isant ain­si 8 sélec­tions en équipe de France. Mil­i­taire puisqu’il est élève de l’X, il est aus­si le cap­i­taine de l’équipe de France mil­i­taire pen­dant trois ans. En 1926, cette équipe joue en avril devant le prési­dent de la République Gas­ton Doumer­gue, qui fera adress­er par la hiérar­chie mil­i­taire une let­tre de félic­i­ta­tions à l’élève.

Des funérailles grandioses

Ses funérailles au Père-Lachaise le 7 jan­vi­er, après un retour du cer­cueil escorté en cortège depuis Avord, regroupèrent plusieurs mil­liers de per­son­nes et il fut pleuré par toute l’ovalie. Dans son éloge funèbre, le prési­dent du RCF pro­posa de bap­tis­er le stade de Colombes à son nom, là où se dis­putaient tous les match­es de l’équipe de France de rug­by jusqu’en 1972, avant la mise en ser­vice du Parc des princes.

“Il fut pleuré par toute l’ovalie.”

Les pro­fondes divi­sions du rug­by français dans les années con­séc­u­tives à son décès – avec l’expulsion du Tournoi en 1931 – induites par la démoc­ra­ti­sa­tion du jeu et les ten­ta­tions du pro­fes­sion­nal­isme, qui ne sera défini­tive­ment admis qu’en 1995, incitèrent le RCF à créer en sep­tem­bre 1931 une coupe du fair-play qui prit à juste titre le nom de Chal­lenge Yves-du-Manoir. Ce sera la coupe de France du rug­by, jusqu’à la fin du siè­cle, ce qui a con­tribué à entretenir le mythe de ce joueur d’exception.


Image de cou­ver­ture : © Col­lec­tions École poly­tech­nique — Stu­dio G. L. Manuel frères (pho­tographes)

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