Un ressourcement pour l’École et pour la communauté polytechnicienne

Dossier : ExpressionsMagazine N°524 Avril 1997
Par Jacques DENANTES (49)
Par Jacques GALLOIS (45)
Par Dominique MOYEN (57)

Par­tant en Égypte pour conqué­rir l’O­rient, Bona­parte déci­da d’y emme­ner une pro­mo­tion entière de l’É­cole. Il échoua dans sa conquête, mais son expé­di­tion eut d’im­menses résul­tats dans les domaines de la géo­gra­phie et de l’ar­chéo­lo­gie, et les élèves qui y prirent part mani­fes­tèrent ensuite leur excel­lence dans la plu­part des sec­teurs de la vie natio­nale. Je cite cet exemple parce qu’il témoigne de la spé­ci­fi­ci­té de l’É­cole lors de sa création.

On la com­pare main­te­nant aux plus notoires des grandes uni­ver­si­tés amé­ri­caines que sont MIT, Har­vard, Stan­ford…, pla­çant ain­si les enjeux sur l’ex­cel­lence de la sélec­tion des étu­diants et sur celle de leur formation.

Or il n’est pas évident que sur ces enjeux-là, l’É­cole soit recon­nue gagnante. Cha­cune de ces uni­ver­si­tés reçoit de 5 à 10 fois plus d’é­tu­diants dans une mul­ti­pli­ci­té de dis­ci­plines, ce qui leur per­met de conci­lier une grande ouver­ture avec une très haute qua­li­fi­ca­tion dans toutes ces disciplines.

Quant à la sélec­tion, elle s’y opère à deux niveaux, d’a­bord celui du pre­mier cycle, puis à nou­veau celui du 2e cycle qui conduit à la maî­trise. La plu­part des étu­diants, devant sup­por­ter le coût de leurs études en 2e cycle, tra­vaillent quelques années dans l’in­ter­valle afin d’a­mas­ser un pécule qu’ils com­plé­te­ront par un emprunt en banque, de sorte que la 2e sélec­tion pren­dra en compte leur matu­ri­té au même titre que leur niveau de connaissances. 

Une mission pour l’École

Reve­nant à l’É­cole, ce sont d’autres enjeux qui, dans les cin­quante années qui ont sui­vi sa créa­tion, ont éta­bli sa répu­ta­tion. À l’o­ri­gine, il s’a­gis­sait de répondre aux besoins pré­cis d’un pays en révo­lu­tion. Dans l’es­prit de l’En­cy­clo­pé­die, il fal­lait glo­ri­fier le savoir, la science et les tech­niques, dans celui du Code civil il fal­lait moder­ni­ser la vie sociale et dans celui de la Révo­lu­tion, il fal­lait moder­ni­ser l’ad­mi­nis­tra­tion en sub­sti­tuant à l’a­chat de charges héré­di­taires la dési­gna­tion de fonc­tion­naires com­pé­tents et dés­in­té­res­sés. Il fal­lait enfin confor­ter la Défense natio­nale contre l’Eu­rope coalisée.

L’É­cole a rem­pli ces mis­sions parce qu’elle était dis­po­nible comme une force col­lec­tive de très jeunes gens prêts à se mobi­li­ser sur des pro­jets comme l’ex­pé­di­tion d’É­gypte, mais aus­si la créa­tion d’une indus­trie lourde, la construc­tion d’un réseau de che­mins de fer, le déve­lop­pe­ment des voies navi­gables, le per­ce­ment du canal de Suez… Cela a fait sa répu­ta­tion de sorte qu’in­ves­tis de leur titre, ados­sés sur leur savoir et confor­tés par leurs soli­da­ri­tés, les poly­tech­ni­ciens se sont habi­tués à se voir recon­nus une prio­ri­té pour des fonc­tions de direc­tion dans les orga­ni­sa­tions, admi­nis­tra­tions ou entre­prises qui emploient un grand nombre de salariés.

Qu’en est-il en cette fin du XXe siècle ? Dans un contexte de com­pé­ti­tion inter­na­tio­nale très dyna­mique, ces grandes orga­ni­sa­tions doivent s’al­lé­ger pour sur­vivre. Alors que notre pays conti­nue glo­ba­le­ment de s’en­ri­chir, elles doivent sup­pri­mer des emplois ou les rendre pré­caires de sorte qu’une part crois­sante de notre popu­la­tion active se trouve écar­tée de toute par­ti­ci­pa­tion à la pro­gres­sion du PIB, les pré­caires par l’ir­ré­gu­la­ri­té de leurs res­sources et les chô­meurs parce qu’ils dépendent d’une assis­tance de plus en plus lourde pour la col­lec­ti­vi­té. Il fau­drait créer des emplois, mais l’exemple de pays voi­sins (Suisse, Ita­lie du Nord) ou celui des États-Unis, semble mon­trer qu’un solde posi­tif de créa­tion d’emplois ne peut résul­ter que du dyna­misme des très petites entre­prises et de la mul­ti­pli­ca­tion des ini­tia­tives indi­vi­duelles. Sur ce ter­rain les poly­tech­ni­ciens sont rares car leur for­ma­tion et leur culture les ont habi­tués à se situer dans les grandes organisations.

Cepen­dant la situa­tion de l’emploi pré­sente un risque grave pour notre pays en consti­tuant une menace pour le fonc­tion­ne­ment de nos ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques. Du temps du plein emploi, tous les reve­nus pro­ve­naient du tra­vail de sorte que les conflits sociaux finis­saient par trou­ver leurs solu­tions dans le par­tage des fruits de la crois­sance. Le déve­lop­pe­ment du chô­mage et de la pré­ca­ri­té s’est tra­duit à la fois en pau­pé­ri­sa­tion et en dépenses sociales crois­santes à la charge des fonds publics. Mais contrai­re­ment aux salaires, ces dépenses sociales ne se négo­cient pas, car elles résultent d’ar­bi­trages ren­dus en fonc­tion d’é­qui­libres budgétaires.

Les macro-éco­no­mistes qui tra­vaillent à ce niveau sont por­tés à rai­son­ner sur les condi­tions d’une crois­sance glo­bale, mais ce fai­sant ils réduisent le chô­mage à jouer le rôle d’une simple variable d’a­jus­te­ment. Ce n’est évi­dem­ment pas ain­si que le per­çoivent nos conci­toyens qui, dans leur emploi ou dans celui de leurs enfants, pres­sentent un ave­nir mena­cé comme l’a mon­tré l’en­quête Pré­ca­ri­té et risque d’ex­clu­sion en France publiée à la fin 1993 par le CERC qui ana­ly­sait des don­nées de l’INSEE.

Il est pro­bable que les nou­velles res­tric­tions bud­gé­taires venant d’être annon­cées concer­ne­ront les dépenses sociales, celles qui indem­nisent les chô­meurs et celles qui couvrent tous les autres risques, aus­si peut-on pré­voir des arbi­trages dif­fi­ciles et des conflits confus, comme celui de décembre 1995 où les titu­laires d’emplois pro­té­gés ont fait grève pour signi­fier leur peur de perdre leurs protections.

Il faut s’in­quié­ter d’une telle confu­sion car elle est plus dan­ge­reuse qu’un affron­te­ment où les par­te­naires se dis­putent sur des points pré­cis. Il faut s’en inquié­ter d’au­tant plus que, dans notre socié­té très stra­ti­fiée, ceux qui ne sont pas au contact direct de l’ex­clu­sion ont sou­vent de la peine à en per­ce­voir les pro­ces­sus et à en mesu­rer les consé­quences. C’est pour­quoi, en nous réfé­rant aux ori­gines de l’É­cole, nous pro­po­sons de faire prendre conscience aux élèves de cette déchi­rure et de les mettre à la recherche de cette popu­la­tion exclue de la crois­sance qui a per­du la facul­té de se faire entendre. Il s’a­gi­rait de créer dans le cur­sus une option d’en­sei­gne­ment et de recherche en sciences humaines sur le thème de la cohé­sion sociale. Par­mi les domaines à explo­rer, il y aurait la socio-éco­no­mie de l’emploi, celle de l’é­du­ca­tion et des tra­vaux com­pa­ra­tifs sur l’en­semble des struc­tures et des régimes sociaux des pays de l’OCDE…

C’est pour rendre son ave­nir consis­tant que l’É­cole doit retrou­ver son iden­ti­té dans ses ori­gines. Sa mis­sion ne peut se limi­ter à pro­duire des ingé­nieurs ou des mana­gers de haut vol car il est notoire qu’au niveau inter­na­tio­nal, d’autres le font aus­si bien sinon mieux qu’elle. Elle fut créée pour répondre aux défis de son époque et c’est l’im­por­tance de ces défis qui a déter­mi­né à la fois le niveau éle­vé de son ensei­gne­ment et les pri­vi­lèges qui lui ont été attri­bués. C’est en vue d’un des­tin renou­ve­lé par le sou­ve­nir de sa fon­da­tion que nous sug­gé­rons d’al­ler au-devant de nos défis actuels en tra­vaillant sur l’a­ve­nir de l’emploi et, plus géné­ra­le­ment, sur les condi­tions dans les­quelles une éco­no­mie déve­lop­pée reste en mesure de répar­tir le reve­nu natio­nal dans l’en­semble de la popu­la­tion et de pré­ve­nir la conso­li­da­tion d’un noyau de démunis. 

Un défi à la communauté polytechnicienne

En tant qu’an­ciens nous sommes confron­tés au défi d’être ou de n’être pas por­teurs de cet ave­nir. Un tel pro­jet n’au­ra de suite que s’il est sou­te­nu par les groupes de l’A.X., par l’A.X. elle-même et par tous les anciens qui pour­raient, là où ils sont, aider à sa réa­li­sa­tion. Bien que cela paraisse évident, il convient d’in­sis­ter sur le fait qu’il ne s’a­git pas seule­ment d’ap­puyer un pro­jet for­mu­lé par quelques rêveurs, mais de se l’ap­pro­prier au niveau de la com­mu­nau­té polytechnicienne.

Il s’a­git d’une dette morale contrac­tée durant nos années à l’É­cole et qui s’est ren­for­cée de la chance qui nous a ser­vis dans nos car­rières. Dette envers nos com­pa­triotes, dette envers la socié­té, cha­cun pour­ra répondre à son gré. Cer­tains pour­ront même affir­mer qu’ils s’en acquittent par l’ex­cel­lence de l’exer­cice de leurs talents, mais cela est-il suffisant ?

Il existe en effet une autre rai­son de nous mobi­li­ser sur ce pro­jet, qui est le défi à notre intel­li­gence. Si des solu­tions doivent être trou­vées au chô­mage, aux blo­cages sociaux, à la socié­té à deux vitesses, aux drames de l’ex­clu­sion, elles ne peuvent venir ni des poli­tiques (« on a tout essayé », disait F. Mit­ter­rand), ni des cercles res­treints où ne se hasardent que les spé­cia­listes du social. Ce n’est pas d’in­tel­li­gence que manquent ces der­niers, mais ils sont peu nom­breux et leur angle de vue reste trop étroit. Il faut qu’ar­rive le temps où il sera aus­si impor­tant de trai­ter des pro­blèmes sociaux que ceux du domaine ban­caire, le temps où ceux for­més « pour la patrie, les sciences et la gloire » pren­dront conscience du ferment de des­truc­tion que sécrète dans notre patrie l’é­vo­lu­tion du chô­mage. La science la plus haute ne sau­rait igno­rer les rela­tions de l’homme avec le tra­vail et la gloire se perd quand deviennent trop nom­breux ceux qui ne peuvent la partager.

C’est en somme d’in­tel­li­gence sociale qu’il nous faut témoi­gner devant nos jeunes conscrits. Nous lan­çons un appel, celui de nous écrire si, approu­vant l’i­dée, vous sou­hai­tez par­ti­ci­per à un sémi­naire de réflexion sur ce sujet dont pour­raient être par­ties pre­nantes les élèves, les anciens et les ins­tances polytechniciennes…

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