Un polytechnicien au cœur de la tourmente vietnamienne : Hoàng XuÂn Hãn (30), 1909–1996

Dossier : Libres ProposMagazine N°521 Janvier 1997
Par Phong Tuan NGHIEM (56)

C’é­tait un éru­dit, une fig­ure respec­tée par­mi les Viet­namiens, au pays même, comme dans les com­mu­nautés en exil. Instal­lé en France depuis 1951, il nous a quit­tés le 10 mars 1996 à l’âge de 88 ans, brusque­ment inter­rompu dans un tra­vail de recherche qu’il a pour­suivi avec pas­sion jusqu’aux derniers jours.


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Hoàng Xuân Hãn (30) est né d’une famille de let­trés, dans le dis­trict de La-Son, province de Hà-tinh. Toute cette région est con­nue pour la pau­vreté de son sol mais, comme pour com­penser l’in­grat­i­tude de la nature, elle a depuis tou­jours pro­duit des hommes remar­quables par la vigueur de leur intel­lect. Au cours de l’his­toire, elle a don­né au pays nom­bre de per­son­nal­ités qui ont comp­té au pre­mier rang par­mi leurs com­pa­tri­otes : le poète Nguyên Du (1765–1820), véri­ta­ble créa­teur de la langue viet­nami­enne mod­erne, Hô Chi Minh… La liste en serait fas­ti­dieuse pour le lecteur français.

Notre cama­rade avait, du côté mater­nel, un ancêtre célèbre que l’his­toire du Viêt-nam a retenu sous le nom d’Er­mite de La-Son : en 1789, l’empereur Quang Trung con­duisant son armée vers le Nord, s’ar­rê­ta dans la région pour le con­sul­ter, avant d’aller écras­er l’ar­mée d’in­va­sion des Qing, forte, de deux cent mille hommes.

Son enfance se pas­sa au vil­lage, dans ce paysage grandiose de mon­tagnes et de riv­ières, où la cordil­lère anna­mi­tique descend vers la mer. Sa pre­mière for­ma­tion fut celle d’un enfant d’autre­fois, qui se rendait chez le let­tré du vil­lage pour appren­dre à cal­ligra­phi­er les car­ac­tères chi­nois. L’an­ci­enne écri­t­ure viet­nami­enne était con­stru­ite à par­tir des idéo­grammes chi­nois et notre cama­rade allait, dès l’âge de neuf dix ans, décou­vrir lui-même les règles de for­ma­tion de cette écri­t­ure, en cher­chant à déchiffr­er les livres de la bib­lio­thèque paternelle.

Mais à cette époque, pour écrire en viet­namien, on com­mençait déjà à employ­er couram­ment la tran­scrip­tion latine cod­i­fiée dès le XVIIe siè­cle par le jésuite Alexan­dre de Rhodes. Bien­tôt, l’en­fant apprit aus­si cette écri­t­ure latine, puis jusqu’à l’âge de treize ans fréquen­ta ce qu’on appelait alors une école fran­co-anna­mite. Il y avait dans l’In­do­chine de l’époque une trentaine d’é­coles de cette sorte, où l’en­seigne­ment était don­né en français par des maîtres qui avaient de notre langue une con­nais­sance assez approximative.

Plus tard, il sera admis sur con­cours à l’é­cole provin­ciale de Vinh, puis au lycée du Pro­tec­torat à Hanoi. Un lycée de même type exis­tait à Saigon. C’é­taient des lycées français des­tinés aux Viet­namiens. Les cours étaient assurés par des Français ou des Viet­namiens véri­ta­ble­ment fran­coph­o­nes. Le français était en principe oblig­a­toire, même aux heures de récréa­tion ; mais cette dernière règle était, bien enten­du, com­plète­ment ignorée. La sanc­tion nor­male des études était un bac­calau­réat local. Le jeune Hoàng Xuân Hãn pré­para seul la pre­mière par­tie du bac­calau­réat mét­ro­pol­i­tain qu’il pas­sa bril­lam­ment. Ce suc­cès lui ouvrit les portes du lycée Albert Sar­raut, le lycée français de Hanoi, où quelques Viet­namiens étaient admis, soit en rai­son de la posi­tion sociale de leur famille, soit en rai­son d’une réus­site sco­laire exceptionnelle.

La dis­tri­b­u­tion des prix cette année-là (1928) était présidée par un général d’ar­tillerie, très prob­a­ble­ment un cama­rade. En remet­tant le prix d’ex­cel­lence au jeune homme encore tout émer­veil­lé de décou­vrir l’É­d­u­ca­tion nationale française (les Viet­namiens n’ont pas l’e­sprit cri­tique aus­si poussé que nous), le général lui don­na le con­seil d’aller en France se présen­ter à l’É­cole polytechnique.

Reçu aus­si à l’É­cole nor­male supérieure, le bizuth du lycée Saint-Louis optera pour notre École, puis com­plétera sa for­ma­tion par l’é­cole des Ponts et Chaussées dont il sor­ti­ra avec le titre d’ingénieur civ­il (1934).

Dès ces années d’é­tudes, notre cama­rade était déjà un grand let­tré du roy­aume. L’empereur Bao Dai encore ado­les­cent et séjour­nant alors à Paris voulut le voir sou­vent. Mais lui-même était bien trop jeune encore pour savoir incul­quer à son jeune sou­verain les ver­tus si néces­saires à un monarque.

De retour à ce qui était alors l’In­do­chine française, il ne put trou­ver un emploi décent. Un cama­rade lui con­seil­la ami­cale­ment d’aller s’in­staller en France où il serait assuré de pou­voir vivre. Notre cama­rade déci­da alors de don­ner une autre ori­en­ta­tion à sa car­rière. Il revint en France et pas­sa l’a­gré­ga­tion de math­é­ma­tiques (1936). De retour à Hanoi, il fut nom­mé au lycée du Pro­tec­torat. C’é­tait l’an­née du Front pop­u­laire qui pour les peu­ples colonisés son­nait comme un espoir qui devait être vite déçu.


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L’ex­clu­sion dont notre cama­rade était frap­pé eut sans doute des con­séquences heureuses. Son activ­ité d’en­seignant au lycée d’abord, puis simul­tané­ment à l’u­ni­ver­sité qui s’ou­vrait à Hanoi (où il occu­pa la chaire de Mécanique rationnelle) lui lais­sa le loisir d’en­tre­pren­dre des travaux de recherch­es sur l’his­toire et la langue viet­nami­ennes dont les Viet­namiens lui garderont tou­jours une pro­fonde gratitude.

Il était com­plète­ment auto­di­dacte dans les dis­ci­plines his­toriques et lit­téraires. Sa for­ma­tion sci­en­tifique lui per­mit de se forg­er une méth­ode de tra­vail qui inspire encore les chercheurs viet­namiens actuels. Sa con­nais­sance appro­fondie des idéo­grammes chi­nois et de l’an­ci­enne écri­t­ure viet­nami­enne lui fut une aide pré­cieuse pour décou­vrir des doc­u­ments qui éclairent d’un jour nou­veau de nom­breux épisodes de l’his­toire du Viêt-nam.

Sa pre­mière incur­sion fut dans le vil­lage de son loin­tain ancêtre, l’Er­mite de La-son (1939). Chez ses cousins, il trou­va de nom­breux man­u­scrits dont cer­tains de la main même de l’empereur Quang Trung ; le résul­tat fut un ouvrage sur ce per­son­nage dont le nom son­nait en viet­namien comme un titre de roman, et qui fut asso­cié à un empereur dont la geste sem­blait sor­tir d’une légende. Une autre décou­verte d’im­por­tance (1944) fut celle des stèles à la mémoire du maréchal eunuque Ly Thuong Kiet qui, au XIe siè­cle, repous­sa une inva­sion des Song ; l’ou­vrage qui en résul­ta reste un clas­sique de l’his­toire du Viêt-nam.

Ses décou­vertes des doc­u­ments his­toriques tien­nent par­fois d’un jeu de détec­tive. Un jour il trou­va près d’un tem­ple une stèle dont le bas était trop enfon­cé dans le socle qui cachait ain­si une par­tie du texte. En exam­i­nant la stèle de près, il s’aperçut que celle-ci avait été sciée, puis remise sur un socle, par la suite. Il com­prit alors un fait qui s’é­tait pro­duit à une grande échelle.

Au XVe siè­cle, le Viêt-nam avait subi une dernière occu­pa­tion chi­noise qui avait duré près de quinze ans. Les Ming, alors maîtres de la Chine, avaient voulu sinis­er rad­i­cale­ment notre pays et en effac­er toute trace de cul­ture viet­nami­enne. Toutes les stèles à la mémoire des héros nationaux devaient être détru­ites. Mais ces stèles étaient des blocs de pierre mas­sifs qu’on ne pou­vait pas facile­ment réduire en morceaux. Ceux qui avaient reçu l’or­dre de les faire dis­paraître les avaient sim­ple­ment séparées de leur socle et jetées dans les marais ou les étangs dont le pays était cou­vert. Une recherche, dans les étangs des envi­rons, per­mit comme prévu de retrou­ver d’autres stèles. Aujour­d’hui encore, il est cer­tain qu’une fouille dans les fonds marécageux voisins de cer­tains tem­ples restituera tout un tré­sor d’his­toire enfoui depuis l’in­va­sion des Ming.

Ce sont aus­si ces méth­odes de déduc­tion qui per­mirent de met­tre au jour les poèmes de l’époque des Lê (1428–1789) inscrits à flanc de mon­tagne, que les touristes peu­vent voir en vis­i­tant la baie d’Along.

Les édi­tions cri­tiques des textes lit­téraires anciens entre­pris­es par Hoàng Xuân Hãn sont servies par sa vaste éru­di­tion. Il y a ici deux prob­lèmes. Celui tout d’abord de recon­stituer le texte orig­inel. Puis celui de tran­scrire ce texte dans l’écri­t­ure latine moderne.

Retrou­ver l’é­tat orig­inel d’un texte est un prob­lème, parce que les man­u­scrits orig­in­aux sont la plu­part du temps per­dus. Les textes dont on dis­pose ne sont pas entière­ment fiables, car le respect d’un auteur était une chose incon­nue des let­trés viet­namiens. En faisant réim­primer un texte, cha­cun se sen­tait totale­ment libre de le mod­i­fi­er, soit qu’il pen­sât trou­ver une for­mule plus heureuse, soit qu’il ne com­prît pas les mots employés par l’auteur.

En effet, pour l’écri­t­ure viet­nami­enne anci­enne, il n’ex­iste pas, aujour­d’hui encore, l’équiv­a­lent du dic­tio­n­naire de Kangxi établi au XVIIIe siè­cle pour le chi­nois et qui con­tient plus de quar­ante mille idéo­grammes. Un tra­vail en pro­fondeur est néces­saire pour s’ap­procher le plus pos­si­ble du texte orig­inel. Un élé­ment qui per­met de don­ner une date au plus tard d’un texte est l’in­ter­dic­tion d’u­tilis­er le nom des empereurs de la dynas­tie rég­nante, vivants ou morts. Un texte qui con­tient un car­ac­tère inter­dit à par­tir d’un cer­tain règne est donc antérieur à ce règne.

La tran­scrip­tion en car­ac­tères latins pose sim­ple­ment le prob­lème de savoir lire l’écri­t­ure anci­enne. Ce prob­lème existe parce que depuis cent ans, les let­trés qui savent lire le viet­namien ancien sont devenus rares. Et puis, les règles de cette écri­t­ure ne sont pas codées d’une façon absolue. Lire cor­recte­ment un car­ac­tère sup­pose par­fois qu’on l’a ren­con­tré dans un autre texte d’où son sens ressort sans ambiguïté, ou bien dans un poème où la rime impose sa prononciation.

Ces études cri­tiques ont essen­tielle­ment porté sur les deux textes les plus impor­tants de la langue viet­nami­enne clas­sique, le Chinh Phu Ngam (Com­plainte de l’épouse d’un guer­ri­er) et l’his­toire de Kiêu du poète Nguyên Du, qui relate la vie d’une jeune femme pour­suiv­ie par un des­tin implaca­ble. Ce sont deux longs poèmes chers au cœur des Viet­namiens par la beauté de leur musique. La pre­mière étude a été pub­liée en 1952. La sec­onde est à peu près achevée, mais on en attend encore la publication.

Hoàng Xuân Hãn appor­ta aus­si une con­tri­bu­tion aux études sci­en­tifiques par son Dic­tio­n­naire des ter­mes sci­en­tifiques (Danh Tu Khoa Hoc), paru en 1942, qui reste une référence aujour­d’hui encore et par sa revue sci­en­tifique (Bao Khoa Hoc) parue à la même époque, qui réu­nis­sait autour de lui de jeunes ingénieurs et uni­ver­si­taires for­més en France pour la plu­part, qui firent paraître des arti­cles sci­en­tifiques et tech­niques en vietnamien.


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Très vite après son retour au pays, son action prit une dimen­sion poli­tique. En 1938, il par­tic­i­pa à la fon­da­tion de la Société pour la Prop­a­ga­tion de l’écri­t­ure nationale. Cette société dont le but avoué était la lutte con­tre l’anal­phabétisme avait un relent de nation­al­isme et fut d’abord inter­dite. Par la suite, ses méth­odes seront repris­es avec suc­cès. C’est à ces méth­odes que le Viêt-nam doit son niveau d’al­phabéti­sa­tion élevé actuel.

Le début de la Sec­onde Guerre mon­di­ale fut pour l’In­do­chine une péri­ode de calme. Il y avait la cohab­i­ta­tion, plutôt paci­fique, avec les Japon­ais. Le gou­verneur général, l’ami­ral Decoux, pra­ti­quait vis-à-vis des Viet­namiens une cer­taine ouver­ture. Hoàng Xuân Hãn fai­sait par­tie des huit per­son­nal­ités viet­nami­ennes qui, sans occu­per aucune fonc­tion offi­cielle, étaient régulière­ment invitées aux récep­tions du gouverneur.

Il y retrou­vait le major de sa pro­mo­tion qui, venu en Indo­chine pour une courte vis­ite, y restait blo­qué par la guerre. Il y avait aus­si le doc­teur Ho Dac Di, qui plus tard sera le médecin per­son­nel de Hô Chi Minh. Ces per­son­nal­ités n’é­taient chargées d’au­cune mis­sion de liai­son avec les Japon­ais, con­traire­ment à ce qui se mur­mu­rait. Elles étaient là sans doute parce c’é­tait con­forme à une cer­taine pra­tique de la cour­toisie ori­en­tale. Ces récep­tions étaient surtout l’oc­ca­sion pour les dames de faire aboutir les petites reven­di­ca­tions nation­al­istes de la bour­geoisie de Hanoi.

Hoàng Xuân Hãn avait aus­si des rela­tions avec des officiers japon­ais. La pre­mière vis­ite qu’il reçut fut celle d’un général qui logeait dans la mai­son voi­sine. Selon un usage en cours au Japon, ce général ren­dit vis­ite à ses voisins, à gauche, à droite, en face, de sa mai­son. Par­mi les dif­férents moyens d’écrire le japon­ais, il y a les idéo­grammes chi­nois. Les Japon­ais les pronon­cent dans leur langue ; mais par écrit, ils com­mu­niquent facile­ment avec tous ceux qui con­nais­sent les idéogrammes.

Entre le général japon­ais et le let­tré viet­namien, une sym­pa­thie était née. D’autres officiers vin­rent par la suite, attirés par cet homme d’un si vaste savoir. Ils se reçurent, échangèrent des poèmes : il y avait des hommes d’une cul­ture raf­finée dans cette armée dont les bru­tal­ités pou­vaient faire vac­iller la rai­son humaine.

Les impru­dences français­es provo­quèrent le coup de force du 9 mars 1945. À l’en­con­tre de la poli­tique offi­cielle de lou­voiement suiv­ie par l’ami­ral Decoux, le général Mor­dant élab­o­ra un plan de guerre. L’ar­mée française n’é­tait pas en sit­u­a­tion de bat­tre les Japon­ais. Mais un plan fut pré­paré pour accueil­lir un débar­que­ment améri­cain, haute­ment improb­a­ble, compte tenu de la posi­tion géo­graphique de l’In­do­chine, à l’é­cart de l’axe d’in­va­sion du Japon. Les Japon­ais con­nais­saient l’ex­is­tence de ce plan, dont on par­lait d’ailleurs abon­dam­ment dans les récep­tions. Ce fut après la perte des Philip­pines que le haut com­man­de­ment japon­ais don­na carte blanche à son armée d’In­do­chine pour faire face à toute menace.

En une nuit s’ef­fon­dra l’ar­mée française, inférieure en nom­bre, mal équipée, mal com­mandée sans doute, en tout cas mal pré­parée à cette guerre qui sem­blait se dérouler sur une autre planète. Le 10 au matin notre vil­lage, à seize kilo­mètres au sud-ouest de Hanoi, vit arriv­er deux sol­dats français dont l’un, pieds nus, por­tait un fusil-mitrailleur. Le général Alessan­dri qui devait réus­sir à pass­er en Chine avec une colonne de rescapés était peut-être encore à Son Tay, à vingt cinq kilo­mètres de là. La mat­inée était déjà bien avancée… Les nota­bles du vil­lage pleurèrent et don­nèrent aux sol­dats le con­seil d’aller se ren­dre. La vision de ces deux hommes désem­parés, qui étaient dérisoire­ment nos maîtres, n’a cessé de me hanter ; je n’ai jamais pu m’empêcher de for­mer le vœu que leur fût épargnée la mort par pri­va­tion dans un de ces camps où ils devaient être prisonniers.

Hoàng Xuân Hãn joua un rôle émi­nent dans le pre­mier gou­verne­ment viet­namien indépen­dant d’après la coloni­sa­tion qui fut for­mé alors. Il avait la con­fi­ance de l’Em­pereur. Très rapi­de­ment il fut appelé en con­sul­ta­tion à Huê, la cap­i­tale impéri­ale, avec un groupe de per­son­nal­ités venant de toutes les régions du pays. Le let­tré Tran Trong Kim qui fut finale­ment désigné comme Pre­mier min­istre était une per­son­nal­ité qu’il con­nais­sait bien : ensem­ble, ils ont passé des nuits entières pen­dant qua­tre années pour pré­par­er un dic­tio­n­naire. Lui-même accep­ta le porte­feuille de l’É­d­u­ca­tion et des Beaux-Arts, et la fonc­tion de min­istre des Travaux publics, et fut en out­re le représen­tant per­son­nel de l’Em­pereur à Hanoi (le vice-roi à qui l’Em­pereur déléguait ses pou­voirs était Phan Ke Toai).

Ce n’é­tait pas un gou­verne­ment à la dévo­tion des Japon­ais, comme on le dit sou­vent sans crain­dre l’ab­surde. En avril 1945, quand ce gou­verne­ment fut for­mé, les Améri­cains étaient déjà sur le sol japon­ais, à Oki­nawa, et la défaite du Japon s’an­nonçait immi­nente. Dans leur mal­heur, les Japon­ais voulaient sincère­ment aider le Viêt-nam, sans aucune arrière-pen­sée de dom­i­na­tion. Beau­coup croy­aient que leur pays allait devenir une colonie améri­caine (les assur­ances en sens con­traire ne furent don­nées par les alliés qu’en juil­let, et encore, elles n’é­taient con­nues qu’à l’éch­e­lon gou­verne­men­tal) ; cer­tains pen­saient même s’établir dans un Viêt-nam dont ils souhaitaient voir se con­firmer l’indépen­dance. Au XVIIe siè­cle déjà, après l’in­va­sion mand­choue, des Chi­nois fidèles aux Ming étaient venus en grand nom­bre chercher refuge au Viêt-nam et la région où nos princes les établirent passe encore pour avoir les filles les plus belles du pays. Après leur défaite, les cas où les sol­dats japon­ais, par sec­tions entières, don­nèrent leurs armes aux Viet­namiens ne furent pas rares.

Pour les respon­s­ables viet­namiens de 1945, il fal­lait d’abord qu’un gou­verne­ment prît les choses en mains pour éviter l’ef­fon­drement de l’ad­min­is­tra­tion décapitée par le départ des Français et l’a­n­ar­chie qui ne man­querait pas de s’en­suiv­re (à la mi-mars, un vil­lage près du nôtre fut attaqué par des brig­ands en plein jour ; j’ai enten­du au loin le tam­bour d’alarme à cinq temps et assisté au départ de la mil­ice vil­la­geoise qui allait porter sec­ours à nos voisins). Il s’agis­sait ensuite de viet­namiser la vie publique, et de réveiller le sen­ti­ment nation­al dans les pro­fondeurs de la pop­u­la­tion, pour met­tre devant le fait accom­pli le colonisa­teur qui, nul n’en doutait, allait revenir après la vic­toire des alliés toute proche.

En moins de qua­tre mois, tout le pro­gramme d’en­seigne­ment, jusqu’au bac­calau­réat, fut viet­namisé. Les dif­fi­cultés que posait le vocab­u­laire sci­en­tifique furent sur­mon­tées grâce à l’en­t­hou­si­asme des maîtres. Le Dic­tio­n­naire des ter­mes sci­en­tifiques fut d’une aide pré­cieuse dans cette tâche.

Le 14 août 1945, le Japon capit­u­la. Les troupes japon­ais­es d’In­do­chine, tou­jours red­outa­bles, furent chargées par les alliés du main­tien de l’ordre.

Le 19, le gou­verne­ment viet­namien appela à une man­i­fes­ta­tion de masse à Hanoi, pour mon­tr­er au monde le sou­tien dont il jouis­sait auprès de la pop­u­la­tion. Les com­mu­nistes placèrent leurs hommes dans la foule et trans­for­mèrent la man­i­fes­ta­tion pro-gou­verne­men­tale en émeute. Des hommes descen­dus dans la rue pour man­i­fester leur sou­tien au gou­verne­ment furent poussés con­tre les bâti­ments publics sans trop com­pren­dre ce qui se pas­sait. L’ar­mée japon­aise res­ta l’arme au pied. La sur­prise passée, le com­man­dant en chef japon­ais vint trou­ver le min­istre de la Jus­tice Trinh Dinh Thao et lui offrit de rétablir l’or­dre. On savait que les alliés aidaient les maquis communistes.

Alors qu’en Thaï­lande le régime qui col­lab­o­ra avec le Japon pen­dant la guerre, sous la direc­tion de Pibul Song­gram, gar­dait sa légitim­ité aux yeux des alliés en changeant sim­ple­ment de gou­verne­ment, les télé­grammes adressés par le gou­verne­ment viet­namien à Tru­man étaient restés sans réponse. L’Amérique igno­rait l’ex­is­tence du Viêt-nam indépen­dant. Les par­ti­sans de la con­ces­sion l’emportèrent. Le gou­verne­ment viet­namien décli­na l’of­fre japon­aise. L’empereur Bao Dai abdi­qua solen­nelle­ment devant la Porte de Midi. Hô Chi Minh envoya à Huê un émis­saire pour recevoir le sceau et l’épée des mains de l’Empereur.

À l’heure où sonne le des­tin, un peu­ple n’a d’amis que ceux qui craig­nent sa force ou con­voitent son alliance. L’épisode a au moins claire­ment mon­tré le respect avec lequel la par­tie japon­aise trai­ta la sou­veraineté vietnamienne.

La dernière par­tic­i­pa­tion de Hoàng Xuân Hãn à la vie poli­tique active fut la con­férence de Dalat, en avril-mai 1946. La délé­ga­tion viet­nami­enne com­pre­nait vingt-qua­tre per­son­nal­ités venues d’hori­zons les plus divers, et le plus sou­vent peu au fait de la poli­tique. À sa tête était le min­istre des Affaires étrangères Nguyên Tuong Tam, chef nation­al­iste et poète con­nu sous son nom de plume Nhat Linh. Vô Nguyên Giap occu­pait offi­cielle­ment la sec­onde place. La délé­ga­tion française con­duite par Pierre Mess­mer présen­ta des exi­gences douloureuse­ment inac­cept­a­bles (notam­ment la séces­sion de la Cochin­chine et le droit de pro­tec­torat français sur les minorités eth­niques). Le camp viet­namien songea à une guerre sui­cide. Hô Chi Minh imposa la pour­suite des négo­ci­a­tions, et sera admiré pour cela. Ce sera la con­férence de Fontainebleau.


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Les rela­tions ami­cales de Hoàng Xuân Hãn avec les dirigeants actuels du Viêt-nam remon­tent à cette époque.

Ses ren­con­tres avec Hô Chi Minh, dont la pre­mière eut lieu en octo­bre 1945, l’ont sans doute pro­fondé­ment impres­sion­né. Son admi­ra­tion qui n’a jamais cessé, pour le dirigeant révo­lu­tion­naire puis pour l’homme d’É­tat, est lucide. Pour lui, Hô Chi Minh fut celui qui a tou­jours su s’ar­rêter à temps, appli­quant en cela une grande leçon de Confucius.

Jamais il ne crut que le chef de la révo­lu­tion viet­nami­enne pût ignor­er les souf­frances infligées à notre peu­ple par les excès de la col­lec­tivi­sa­tion. Mais il lui savait gré d’avoir libéré le pays du joug colo­nial, et sur ce point était rejoint par nom­bre de nation­al­istes. Dans la per­spec­tive de l’his­toire, il plaçait aus­si très haut le mérite d’avoir réu­nifié le pays.

Avec Vô Nguyên Giap qui a aus­si une con­nais­sance pro­fonde de l’his­toire, il sem­ble qu’il y ait eu une ami­tié véri­ta­ble. Le dernier geste pub­lic de Hoàng Xuân Hãn eut lieu lors des fêtes du dernier nou­v­el an viet­namien, les fêtes de l’an­née du Rat de Feu, lorsqu’il se ren­dit en voisin à l’am­bas­sade du Viêt-nam pour remet­tre une let­tre des­tinée à l’an­cien com­man­dant en chef.

Le jour de son inc­inéra­tion dans la ban­lieue parisi­enne, une céré­monie à sa mémoire s’est tenue à Hanoi, à laque­lle assis­taient le Chef de l’É­tat et de nom­breuses per­son­nal­ités qui furent ses amis : Pham Van Dong, Vô Nguyên Giap, etc.


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Beau­coup des Viet­namiens qui ont dû quit­ter leur pays pour l’ex­il, en 1954 puis en 1975, lui reprocheront ce qui peut pass­er pour de l’in­dif­férence à leur malheur.

On ne sait pas tou­jours qu’en 1975, il con­seil­la aux dirigeants de Hanoi de ne pas envoy­er les anciens fonc­tion­naires et officiers du Sud Viêt-nam dans les camps de réé­d­u­ca­tion. Il ne fut pas écouté.

Mais peut-on lui deman­der de rompre formelle­ment avec ceux qui si longtemps sur l’essen­tiel ont partagé ses valeurs ? Pen­dant les années de guerre, le Nord Viêt-nam per­sé­cu­tait ses intel­lectuels, mais avait une poli­tique de la cul­ture cohérente que le Sud n’avait pas. La cul­ture tra­di­tion­nelle y était mieux défendue aus­si. En tout cas, il n’y avait pas cette con­tre-cul­ture qui envahit main­tenant le pays et qui sévis­sait alors dans le Sud.

Comme les sages que notre his­toire a con­nus, il se mit à l’é­cart de l’événe­ment pour se con­sacr­er à cet essen­tiel qui se trou­ve loin dans l’avenir. L’avenir d’une nation est dans son iden­tité cul­turelle. Une nation vivra, vain­cra, tant qu’il y aura des hommes attachés à sa langue et à sa cul­ture. Hoàng Xuân Hãn por­ta ses efforts sur l’é­tude de l’his­toire et de la langue de notre pays, et réus­sit pleine­ment à les faire aimer.

Sa dis­pari­tion est ressen­tie comme une perte immense par tous les Viet­namiens, à quelque camp qu’ils croient appartenir. Au-delà des désac­cords qui peu­vent être légitimes, restent le regret et le respect attachés à l’homme de culture.

Pour les spé­cial­istes, Hoàng Xuân Hãn restera une référence irrem­plaçable. À ceux qui l’ont approché dans le cer­cle des intimes, il fau­dra beau­coup de temps pour mesur­er le vide qu’il laisse dans leur esprit et dans leur cœur.

5 Commentaires

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Duong van trungrépondre
21 juillet 2016 à 22 h 59 min

X31
Mon grand père Nguyen Ngoc Bich X31 a bien connu
Hoang Xuan Hang 

12 avril 2017 à 18 h 53 min

Le héro Hoàng XuÂn Hãn (30)
Puis que Mon­sieur Hoàng XuÂn Hãn était si ami et admi­ra­teur des dirigeants du Viêt-Nam., pourquoi était-il allé vivre en France ?
L’ex­il n’au­rait pas du être son quo­ti­di­en ! Quel malentendu…

Le Tuan Phacrépondre
26 février 2018 à 22 h 53 min

Quel fut le pre­mier poly­tech­ni­cien d’o­rig­ine viet­nami­enne ?
Quelle était sa pro­mo­tion, et com­bi­en y‑a-t-il eu de poly­tech­ni­ciens d’o­rig­ine viet­nami­enne depuis la fon­da­tion de l’É­cole jusqu’à nos jours ?

quoc-anh.tran.1962répondre
12 mars 2018 à 11 h 22 min
– En réponse à: Le Tuan Phac

poly­tech­ni­cien d’o­rig­ine vietnamienne

Bon­jour Phac, 

Tu peux voir sur ce lien https://x‑vietnam.polytechnique.org/post/2012/09/14/Les-premiers-X-d-origine-vietnamienne

Et en googlant ou en cli­quant sur ce lien “famille poly­tech­ni­ci­enne” on trou­ve peut-être d’autres X d’o­rig­ine viet­namiens en essayant avec divers noms et prénoms vietnamiens. 

Je me sou­viens avoir vu des X “cochinchi­nois” dans des pro­mos à la fin du 19ème siècle. 

bien amicalement 

Tran Quoc-Anh 

NGUYEN NGOC Chaurépondre
6 mars 2019 à 17 h 34 min

Let­tre ouverte en 1946 de Hoàn Xuân Hản (pro­mo 1930) aux anciens de l’École Polytechnique
pour essay­er de sauver Nguyễn Ngọc Bích (pro­mo 1931)
« Un de nos cama­rades, Nguyễn Ngọc Bích (pro­mo 1931) , écriv­it Hoàn Xuân Hản , vient d’être arrêté près de Saigon, dans le maquis viet­namien. Beau­coup d’entre vous l’ont con­nu. Il faut que son amour pour sa patrie soit sub­lime pour trans­former un homme si doux en un com­bat­tant tenace. Récem­ment, le général Leclerc, con­seil­lé sans doute par nos nom­breux cama­rades dans son armée, dans son état-major et dans la plus haute atmo­sphère du Haut-Com­mis­sari­at, lui a fait écrire pour l’inviter à venir le voir. Notre cama­rade lui a répon­du de la manière la plus digne et la plus directe. Aucun d’entre nous ne peut le dés­ap­prou­ver quand il pen­sait qu’il ne pou­vait, sans for­faire à son hon­neur, à l’honneur mil­i­taire et à l’honneur d’ancien poly­tech­ni­cien, se ren­dre chez le général Leclerc sans ordre de ses supérieurs hiérar­chiques. Car il est mil­i­taire. Je ne peux pas, sans offenser notre cama­rade et vous-même, expli­quer son cas, qui fait appel à vos sen­ti­ments que je sais élevés. Je con­sid­ère, tout sim­ple­ment, que mon devoir d’homme, de patri­ote, d’ancien élève de l’ÉCOLE POLYTECHNIQUE (sic) , est de rap­pel­er à mes cama­rades, anciens, cocons et con­scrits qui sont nom­breux en Indo­chine, la noble pen­sée de notre estimé pro­fesseur Tuffrau, à laque­lle j’apporterai la seule mod­i­fi­ca­tion du mot Annam en Viet­nam : “Quand vous serez officiers, ingénieurs ou admin­is­tra­teurs dans les colonies, n’oubliez pas qu’il y en est dont l’histoire est aus­si belle que la nôtre et dont les hommes ont su défendre leur patrie avec dig­nité et hon­neur. Vous vous respecterez vous-même en esti­mant et en respec­tant les sen­ti­ments patri­o­tiques de leurs habi­tants. Le Viet­nam est de ces pays.”
Hoan Xuan Han (Pro­mo 1930) »

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