Un “grand pontife” des sciences

Dossier : ExpressionsMagazine N°664 Avril 2011Par Jean-François COLONNA
Par Stéphane JAFFARD (X81)

Benoît Man­del­brot (44) nous a quit­tés le 14 octo­bre dernier à l’âge de 85 ans. Ses idées ont essaimé dans un très grand nom­bre de sci­ences ; la notion de géométrie frac­tale, qu’il a intro­duite, per­me­t­tant de met­tre en évi­dence des passerelles aupar­a­vant insoupçon­nées entre des domaines sci­en­tifiques extrême­ment divers.

Benoît Man­del­brot est né en Pologne le 20 novem­bre 1924, dans une famille d’o­rig­ine lithuani­enne, qui se réfugie à Paris, quand Benoît a 11 ans ; elle y retrou­ve son oncle, Szolem Man­del­bro­jt, lui-même émi­nent math­é­mati­cien (il fut l’un des fon­da­teurs du groupe Bour­ba­ki) et pro­fesseur au Col­lège de France. Szolem aura une forte influ­ence sur le développe­ment sci­en­tifique de son neveu : ain­si, il attir­era son atten­tion sur les arti­cles de Fatou et Julia con­cer­nant l’itéra­tion des polynômes com­plex­es, qui con­duisent aux fameux ensem­bles de Fatou et de Julia. Benoît étudiera ultérieure­ment ces ensem­bles frac­tals, qui sont par­mi les plus célèbres, tant par les prob­lèmes math­é­ma­tiques qu’ils posent que par les mer­veilleuses illus­tra­tions qu’ils per­me­t­tent d’obtenir, grâce à des algo­rithmes très sim­ples ; leur étude le con­duira à intro­duire le fameux “ensem­ble de Man­del­brot ” qui fait aujour­d’hui l’ob­jet d’in­tens­es recherch­es en math­é­ma­tiques fondamentales.

Préfér­er l’X à l’É­cole nor­male supérieure n’é­tait pas anodin

Après des class­es pré­para­toires à Lyon, puis à Paris, il entre à l’X en 1944. Préfér­er l’X à l’É­cole nor­male supérieure n’é­tait alors pas anodin. C’é­tait faire le choix de la diver­sité sci­en­tifique et des inter­ac­tions entre domaines par oppo­si­tion à ” l’e­sprit bour­bak­iste “, très fon­da­men­tal et for­mal­iste, qui rég­nait alors par­mi les enseignants de la rue d’Ulm.

Sa sco­lar­ité à l’X aura aus­si une impor­tance déci­sive dans ses futurs choix : out­re Gas­ton Julia, qui était tit­u­laire de la chaire de géométrie, elle lui per­met de faire la con­nais­sance de Paul Lévy, qui enseigne le cours d’analyse, et sera une de ses prin­ci­pales sources d’in­spi­ra­tion. En effet, celui-ci (qui fut l’un des arti­sans prin­ci­paux de la théorie des proces­sus aléa­toires) était un esprit non con­formiste par­mi les math­é­mati­ciens français de l’époque, et, comme le sera Benoît plus tard, il priv­ilé­giait dans sa recherche l’in­tu­ition géométrique (par­fois au détri­ment de la rigueur math­é­ma­tique, ce qui lui fut sou­vent reproché).

Benoît com­plétera sa sco­lar­ité par un mas­ter d’aéro­nau­tique à Cal­tech, puis revien­dra en France pour effectuer une thèse, soutenue le 16 décem­bre 1952, dont le sujet est : ” Con­tri­bu­tion à la théorie math­é­ma­tique des com­mu­ni­ca­tions “. La pre­mière par­tie con­cer­nait la lin­guis­tique math­é­ma­tique et la sec­onde la ther­mo­dy­namique sta­tis­tique. Selon ses pro­pres mots, la pre­mière par­tie était une forme très exo­tique de la seconde.

Dans ces pre­miers travaux, il met déjà en évi­dence les phénomènes en loi de puis­sance, qui seront l’un des fils directeurs de ses travaux postérieurs. Après un post­doc à Prince­ton, encadré par J. von Neu­mann, puis de brefs séjours en France et à Genève, il passera l’essen­tiel de sa car­rière en dehors des posi­tions académiques, au Cen­tre Thomas J. Wat­son (IBM), à par­tir de 1958, ce qui lui per­me­t­tra d’ac­céder aux moyens de cal­cul et de visu­al­i­sa­tion les plus per­for­mants pour l’époque ; il devien­dra ” IBM fel­low” en 1974, cette posi­tion lui per­me­t­tant de men­er ses recherch­es en toute liber­té. Il achèvera sa car­rière comme pro­fesseur à Yale.

Un pionnier de l’informatique

Benoît Man­del­brot fut un pio­nnier de l’u­til­i­sa­tion de l’in­for­ma­tique comme out­il d’ex­péri­men­ta­tion math­é­ma­tique. Ses travaux ont ouvert de nou­velles per­spec­tives à plusieurs branch­es des math­é­ma­tiques (sys­tèmes dynamiques, proces­sus aléa­toires). Mais son apport le plus spec­tac­u­laire fut sans doute de com­pren­dre la portée de cer­tains con­cepts (comme la notion de dimen­sion frac­tion­naire) dont l’u­til­i­sa­tion était avant lui can­ton­née à des domaines très cloi­son­nés des math­é­ma­tiques fondamentales.

Dans les mains de Benoît, ils devien­dront des out­ils d’in­ves­ti­ga­tion d’une immense portée et lui per­me­t­tront de dévoil­er des cor­re­spon­dances insoupçon­nées entre des par­ties de la Sci­ence aus­si divers­es que l’as­tronomie (struc­ture frac­tale de la répar­ti­tion de masse dans l’u­nivers), la géo­gra­phie, la tur­bu­lence, la physique des matéri­aux, la géolo­gie (mod­éli­sa­tion de la rugosité), l’hy­drolo­gie, la chimie (élec­trodes frac­tales), la biolo­gie (choux-fleurs Romanesco), la médecine (struc­ture frac­tale du poumon), l’é­conomie (mod­éli­sa­tion des don­nées bour­sières), la sta­tis­tique, le traite­ment du sig­nal et de l’im­age, l’en­vi­ron­nement (prop­a­ga­tion des incendies de forêts) ou encore la linguistique.

Les cascades de Mandelbrot

Citons, à titre d’ex­em­ple, son arti­cle ” How long is the coast of Britain “, paru en 1967, qui met en évi­dence l’u­biq­ui­té des frac­tales dans les objets ” con­stru­its ” par la nature. Celui sur les crues du Nil (en col­lab­o­ra­tion avec J. Van Ness) met­tra les mou­ve­ments brown­iens frac­tion­naires (ini­tiale­ment con­stru­its par N. Kol­mogorov) au cœur de la mod­éli­sa­tion en traite­ment du signal. 

Les pro­priétés d’in­vari­ance d’échelle, dont il a mis en évi­dence l’im­por­tance, sont d’ailleurs un con­cept cen­tral de cette dis­ci­pline. Les “cas­cades de Man­del­brot” ser­vent à mod­élis­er la tur­bu­lence ; ses travaux dans ce domaine mon­trèrent que ce type de mod­èles con­duit à une dis­si­pa­tion d’én­ergie portée par un ensem­ble frac­tal. La réso­lu­tion de la célèbre ” con­jec­ture de Man­del­brot “, selon laque­lle la fron­tière extérieure d’une tra­jec­toire brown­i­enne plane a un bord de dimen­sion 4/3, est l’un des résul­tats les plus spec­tac­u­laires obtenus par Greg Lawler, Oded Schramm et Wen­delin Wern­er (médaille Fields 2006), et est liée à des résul­tats pro­fonds en physique (le rap­port avec la grav­ité quan­tique a été établi par Bertrand Duplantier).

Benoît Man­del­brot a aus­si été à l’o­rig­ine de mod­èles d’évo­lu­tion des cours de la Bourse qui ren­dent mieux compte des obser­va­tions expéri­men­tales que le mod­èle de Black et Scholes. Ces quelques exem­ples ne don­nent qu’un trop bref aperçu de l’ou­ver­ture de son champ sci­en­tifique et de son inlass­able activ­ité d’es­saimeur d’idées et de jeteur de ponts. Il ne con­nais­sait pas de fron­tières entre les domaines de la sci­ence, ce qui lui a per­mis d’en abat­tre beau­coup. Sur un autre plan, son inlass­able activ­ité de vul­gar­isa­teur, au sens le plus noble du terme, sen­si­bilis­era un grand pub­lic à la beauté des objets fractals.

Bien qu’il ait passé l’essen­tiel de sa vie sci­en­tifique aux États-Unis, son attache­ment à l’É­cole poly­tech­nique ne se démen­ti­ra pas (il y enseign­era l’an­née 1957–1958, et y retourn­era sou­vent, à l’oc­ca­sion de col­lo­ques, ou de séjours sci­en­tifiques). Le français, qui n’é­tait pour­tant que sa pre­mière langue adop­tive, sera tou­jours cher à son coeur : c’est en français qu’il pub­liera ses pre­miers best-sell­ers sur les frac­tales, et le Con­grès “fon­da­teur” de la géométrie frac­tale se tien­dra à Courchev­el en 1983. D’ailleurs, ses apports à la langue sci­en­tifique, extrême­ment imagés, sont exem­plaires : flo­con de Koch, Escalier du dia­ble, pous­sière de Lévy… et surtout le mot même de fractale.


L’af­fiche du récent colloque.

Esprit rebelle, dérangeant, inclass­able, Benoît Man­del­brot a reçu les plus hautes dis­tinc­tions inter­na­tionales, dont le prix Wolf en physique en 1993 et le Japan Prize ” for Sci­ence and Tech­nol­o­gy of Com­plex­i­ty” en 2003. Ses ouvrages ont eu une immense influ­ence sur l’ensem­ble de la com­mu­nauté sci­en­tifique ; citons : Les objets frac­tals, forme, hasard et dimen­sion (Flam­mar­i­on, 1975) ou The Frac­tal Geom­e­try of Nature (Free­man, 1982) ; il était en train d’achev­er la rédac­tion de ses mémoires quand la mort l’a emporté.

Un grand nom­bre de sci­en­tifiques, dans les dis­ci­plines les plus divers­es, se récla­ment aujour­d’hui de ses idées et de son approche, aus­si orig­i­nale que féconde, des prob­lèmes sci­en­tifiques. Aus­si, un Col­loque inter­na­tion­al à sa mémoire a eu lieu à l’É­cole les 17 et 18 mars 2011. S’adres­sant à un pub­lic non spé­cial­iste, il était inter­dis­ci­plinaire et avait pour ambi­tion de faire le point sur les apports de Benoît Man­del­brot dans l’ensem­ble des sciences.

Pon­tife, du latin pon­tif­ex : qui con­stru­it des ponts.

Commentaire

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jacques guel­lecrépondre
2 avril 2011 à 8 h 01 min

très bon arti­cle court et bien doc­u­men­té, com­préhen­si­ble. En dehors de quelques ouvragesqui se rap­prochent de la vul­gar­i­sa­tion les travaux de B.Mandelbrot sont dis­per­sés, comme ceux de Julia et Lévy, c’est dommage

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