Un atout gagnant pour la construction européenne

Dossier : Environnement : les relations Nord SudMagazine N°647 Septembre 2009
Par Nicolas THÉRY

Pourquoi l’Eu­rope pro­gresse-t-elle sur l’é­colo­gie davan­tage que dans d’autres domaines ? Sans doute parce qu’au-delà des grands objec­tifs et des grandes idées, la poli­tique envi­ron­nemen­tale répond aux trois con­di­tions pra­tiques du suc­cès européen : unité de doc­trine, unité d’ac­tion, unité juridique.

Repères
L’é­colo­gie fait par­tie des préférences col­lec­tives européennes grâce à la con­struc­tion patiente d’un ” acquis com­mu­nau­taire ” dans le domaine de l’en­vi­ron­nement. Depuis les années 1970, date des pre­miers textes lut­tant con­tre la pol­lu­tion de l’air et l’acid­i­fi­ca­tion des lacs, la Com­mu­nauté européenne s’est dotée d’un cor­pus (les réfrac­taires par­leront d’arse­nal) lég­is­latif con­va­in­cant : on estime aujour­d’hui que 80 % de la lég­is­la­tion envi­ron­nemen­tale applic­a­ble en France est d’o­rig­ine européenne.
De l’é­tranger, l’U­nion européenne est vue comme une ” Union envi­ron­nemen­tale “, selon une expres­sion bri­tan­nique. La Russie a, par exem­ple, levé son veto à la rat­i­fi­ca­tion du pro­to­cole de Kyoto en 2004 parce que la Com­mis­sion européenne, par la voix de Pas­cal Lamy, alors com­mis­saire au com­merce, a fait de Kyoto son objec­tif numéro un dans la négo­ci­a­tion sur l’ad­hé­sion de la Russie à l’Or­gan­i­sa­tion mon­di­ale du com­merce (OMC). Belle illus­tra­tion de l’u­til­i­sa­tion de la poli­tique com­mer­ciale — une des rares com­pé­tences fédérales de l’U­nion — pour un objec­tif environnemental.

Un consensus doctrinal

À la dif­férence du social, il existe aujour­d’hui un con­sen­sus sur l’im­por­tance et les objec­tifs d’une poli­tique envi­ron­nemen­tale européenne. Ce con­sen­sus n’est pas tombé du ciel : il s’est forgé lente­ment, notam­ment à la faveur des ” plans d’ac­tion envi­ron­nemen­tale ” pro­posés par la Com­mis­sion européenne et approu­vés par les États mem­bres et par le Parlement.

Les trois con­di­tions du suc­cès européen : unité de doc­trine, unité d’action, unité juridique

Nous en sommes au six­ième, qui vient à échéance en 2012. Cha­cun de ces plans, cen­trés sur les utopies réal­is­ables des cinq ou dix années suiv­antes, a con­tribué à l’émer­gence pro­gres­sive d’une doc­trine que, d’une cer­taine manière, la stratégie européenne de développe­ment durable, adop­tée en 2001, n’a fait qu’­ex­pliciter. Fait sig­ni­fi­catif, ce con­sen­sus inclut aus­si des États mem­bres sou­vent présen­tés comme euroscep­tiques et il tran­scende les fron­tières entre anciens et nou­veaux États. 

Une unité d’action

Des voix discordantes
Con­traire­ment à ce qui se passe dans le domaine économique, où les choix européens pour le marché unique ou la poli­tique indus­trielle sont portés par une poli­tique com­mer­ciale fédérale, la poli­tique envi­ron­nemen­tale ne dis­pose pas d’un ambas­sadeur unique. L’ex­is­tence d’une lég­is­la­tion abon­dante et d’une dis­cus­sion interne préal­able à chaque négo­ci­a­tion ne per­me­t­tent pas de com­penser com­plète­ment ce hand­i­cap. Par exem­ple, au sein du ” major economies Forum ” qui réu­nit les dix-sept prin­ci­paux émet­teurs de gaz à effet de serre, l’Eu­rope occupe six sièges : aux qua­tre prin­ci­paux pays (Alle­magne, France, Ital­ie et Roy­aume-Uni) s’a­joutent la Com­mis­sion européenne et le pays qui pré­side l’U­nion. Résul­tat : lors de la dis­cus­sion des com­mu­niqués, les amende­ments européens, plus ou moins répéti­tifs, peu­vent représen­ter la moitié du vol­ume glob­al. Le traité de Lis­bonne ne change pas cet état de fait.

L’u­nité d’ac­tion est ce moment où les min­istres cessent d’in­vo­quer le principe de sub­sidiar­ité et de van­ter les mérites de l’ac­tion nationale pour se con­cen­tr­er sur la déf­i­ni­tion d’une règle européenne. Le rôle de la Com­mis­sion, qui dis­pose du mono­pole de l’ini­tia­tive des textes, est ici cen­tral : c’est à elle de créer ce déséquili­bre créatif qui est au coeur du pro­jet européen. Quitte à ce que le suc­cès ne soit au ren­dez-vous que quelques années plus tard : ain­si la com­mu­nau­tari­sa­tion du marché du car­bone, refusée en 2003 par les États mem­bres, a‑t-elle reçu en 2008 un sou­tien unanime des mêmes États, soucieux des risques de dis­tor­sion de con­cur­rence. C’est bien sou­vent la prise de con­science des coûts de la ” non-Europe ” qui sert de déclencheur à l’ac­tion européenne.

Une base légale

Est rem­plie, enfin, l’u­nité juridique. Pour agir, l’Eu­rope doit dis­pos­er d’une ” base légale ” dans les traités. À l’in­verse des États cen­tral­isés, l’U­nion ne dis­pose que d’une com­pé­tence d’at­tri­bu­tion. Longtemps, elle a fondé sa poli­tique envi­ron­nemen­tale sur la base légale du marché unique, con­fon­dant donc envi­ron­nement et lutte con­tre les obsta­cles à la libre cir­cu­la­tion. Mais, depuis l’Acte unique de 1986, l’Eu­rope dis­pose d’une com­pé­tence envi­ron­nemen­tale, sur laque­lle l’essen­tiel des textes repose.

Des règles internes avant de convaincre

Un monde en réduction
L’Eu­rope elle-même est un lab­o­ra­toire intéres­sant pour la négo­ci­a­tion inter­na­tionale. Par leur diver­sité, les 27 États mem­bres offrent un monde en réduc­tion et les solu­tions négo­ciées dans ce cadre ont plus de chances de con­va­in­cre que l’af­fir­ma­tion de posi­tions de principe qui n’au­raient pas subi le tamis de la dis­cus­sion législative.

Chaque ini­tia­tive envi­ron­nemen­tale sus­cite un débat : faut-il que l’Eu­rope légifère seule, au risque de pénalis­er ses pro­pres indus­tries, voire d’en­cour­ager des délo­cal­i­sa­tions d’ac­tiv­ités ? Ou faut-il atten­dre un accord inter­na­tion­al auquel elle devrait d’abord con­sacr­er tous ses efforts ?

Ce débat a pris une inten­sité par­ti­c­ulière lors de la dis­cus­sion du règle­ment Reach (Reg­is­tra­tion, eval­u­a­tion and autho­riza­tion of chem­i­cals - voir arti­cle par ailleurs dans ce dossier) en 2003–2005 et il a aus­si été au cœur du paquet ” énergie-cli­mat ” de 2007–2008. Dans les deux cas, la réponse européenne a été iden­tique : l’U­nion a décidé d’être à la fois lièvre et tortue, se dotant tout de suite d’une lég­is­la­tion interne tout en artic­u­lant cette lég­is­la­tion avec les règles inter­na­tionales ou avec les négo­ci­a­tions à venir.

Ce choix est sans doute le seul com­pat­i­ble avec le fonc­tion­nement de l’U­nion : compte tenu de la dif­fi­culté de définir et de tenir une posi­tion de négo­ci­a­tion avec les pays tiers, il vaut mieux se con­cen­tr­er d’abord sur l’étab­lisse­ment de règles internes et con­va­in­cre ensuite nos parte­naires étrangers de leur bien-fondé et de la pos­si­bil­ité de les appli­quer aus­si au niveau international.

À la fois lièvre et tortue, L’Union se dote d’une lég­is­la­tion interne avant les négociations

Enfin, et surtout, ce débat est sou­vent dépassé par le poten­tiel com­péti­tif de la crois­sance verte. Le fait que l’Eu­rope agisse avant ses prin­ci­paux con­cur­rents peut donc se trans­former en atout. Les tech­nolo­gies dévelop­pées dans les éner­gies renou­ve­lables en don­nent une bonne illus­tra­tion. Le débat sur la perte de com­péti­tiv­ité porte donc essen­tielle­ment sur la prise en charge économique et sociale des coûts de transition.

Dans le cas du paquet cli­ma­tique, le Con­seil européen de mars 2007 a tracé les lignes de la stratégie inter­na­tionale de l’Eu­rope : il a fixé un objec­tif interne de réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre, de ‑20 % en 2020 par rap­port à 1990, à attein­dre quelle que soit l’is­sue de la négo­ci­a­tion inter­na­tionale ; et il a accom­pa­g­né cette déci­sion d’un objec­tif supérieur, de ‑30 %, à attein­dre dans le cadre d’un accord inter­na­tion­al impli­quant des efforts com­pa­ra­bles de la part de tous les pays développés.

Environnement et solidarité

Pren­dre en compte les réalités
L’im­pact envi­ron­nemen­tal négatif du char­bon est bien con­nu, au point que des sci­en­tifiques recom­man­dent l’in­ter­dic­tion de son util­i­sa­tion ; mais c’est aus­si l’én­ergie fos­sile la mieux répar­tie dans le monde, les réserves sont encore immenses et son coût d’ex­trac­tion reste abor­d­able pour de nom­breux pays en développe­ment. Face à cette con­tra­dic­tion, pas d’autre choix que de con­stru­ire une solu­tion prenant en compte les réal­ités économiques et sociales.

L’é­colo­gie est une poli­tique sociale : en recher­chant une meilleure har­monie de l’homme avec son milieu naturel, elle évite l’ac­cu­mu­la­tion de dom­mages mis à la charge des généra­tions futures, elle per­met un lien durable entre les hommes et leurs ter­ri­toires et elle refuse le bradage des biens naturels. L’idée de sol­i­dar­ité est donc au coeur de la démarche envi­ron­nemen­tale. D’un point de vue pra­tique, en se don­nant pour ambi­tion de chang­er les modes de pro­duc­tion et de con­som­ma­tion, elle provoque des tran­si­tions dont l’im­pact social peut être lourd. D’où l’im­pli­ca­tion crois­sante du mou­ve­ment syn­di­cal dans le débat envi­ron­nemen­tal : les syn­di­cats européens deman­dent à être asso­ciés à la déf­i­ni­tion des poli­tiques envi­ron­nemen­tales, afin de pou­voir con­tribuer à la prise en charge et à l’ac­com­pa­g­ne­ment des tran­si­tions. Cette impli­ca­tion a des aspects remar­quables : ain­si, la Con­fédéra­tion européenne des syn­di­cats a‑t-elle soutenu le règle­ment Reach et la propo­si­tion de la Com­mis­sion sur le CO2 des voitures, con­tre l’avis des fédéra­tions syn­di­cales sectorielles.

Financer les investissements environnementaux

Faute d’un renou­velle­ment pro­fond de nos infra­struc­tures, nous ne pour­rons pas attein­dre les objec­tifs de réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre, diminu­tion de 80 % entre 1990 et 2050 pour les pays dévelop­pés. Or une bonne pro­por­tion des loge­ments, des cen­trales élec­triques, des autoroutes ou des usines con­stru­its aujour­d’hui sera encore en ser­vice en 2050. Cette ques­tion a une impor­tance par­ti­c­ulière dans les pays en développe­ment. S’ils adoptent le mode de développe­ment que les pays indus­tri­al­isés ont mis en oeu­vre depuis deux siè­cles, le cli­mat n’y résis­tera pas. Et c’est sans doute là que se situe le nœud des négo­ci­a­tions cli­ma­tiques : dès lors que les pays en développe­ment ne pour­ront jouir du même droit de tirage sur l’at­mo­sphère dont ont usé les pays dévelop­pés, com­ment traiter cette différenciation ?

La solu­tion passe par une nou­velle sol­i­dar­ité entre Nord et Sud.

Répar­tir les efforts
Lors de l’élab­o­ra­tion du paquet cli­ma­tique, une des prin­ci­pales dif­fi­cultés était de savoir com­ment répar­tir les efforts de réduc­tion d’émis­sions entre États mem­bres pour les activ­ités non cou­vertes par le marché car­bone. De nom­breux experts pen­chaient pour une répar­ti­tion fonc­tion du poten­tiel de réduc­tion de chaque État. Ce choix tech­nocra­tique a été écarté au prof­it d’une règle fondée exclu­sive­ment sur la sol­i­dar­ité : les efforts à faire sont fonc­tion de la richesse par tête (au sein d’un cor­ri­dor d’émis­sions glob­ales com­pris entre +20 et ‑20 %). Ce qui per­met à la Bul­gar­ie d’ac­croître ses émis­sions et de pour­suiv­re son développe­ment tout en amorçant un décou­plage entre crois­sance et émis­sions tan­dis que le Lux­em­bourg devra les réduire d’un cinquième.

Au cœur de l’ar­bi­trage poli­tique qui a reçu le sou­tien unanime des 27 États et d’une majorité écras­ante du Par­lement européen, il y a donc qua­tre élé­ments qui seront utiles pour la négo­ci­a­tion inter­na­tionale : des engage­ments fer­mes de maîtrise des émis­sions en valeur absolue, dif­féren­ciés en fonc­tion du niveau de développe­ment économique ; des trans­ferts financiers sig­ni­fi­cat­ifs per­me­t­tant aux pays moins favorisés de se dévelop­per en faisant tout de suite appel aux tech­nolo­gies les plus pro­pres ; un encour­age­ment mar­qué pour la recherche et le développe­ment de ces tech­nolo­gies (notam­ment pour les éner­gies renou­ve­lables et la cap­ture et le stock­age du car­bone) et une stan­dard­i­s­a­tion plus exigeante des pro­duits à haute inten­sité car­bone (voitures et car­bu­rant dans un pre­mier temps).

Il faut une capac­ité col­lec­tive à définir des mécan­ismes de sol­i­dar­ité adaptés

Ce dis­posi­tif ne sera pas repro­duit à l’i­den­tique dans l’ac­cord ” post-Kyoto ” qui doit être con­clu à Copen­h­ague en décem­bre. Mais il est clair que les ques­tions en débat entre le Nord et le Sud seront les mêmes. Et l’is­sue des dis­cus­sions dépen­dra, comme pour le paquet européen, de la capac­ité col­lec­tive à définir des mécan­ismes de sol­i­dar­ité adap­tés. C’est donc bien en dépas­sant le champ pro­pre­ment envi­ron­nemen­tal et en prenant en compte les con­traintes économiques et sociales que la négo­ci­a­tion inter­na­tionale a des chances d’aboutir. Cli­mat et sol­i­dar­ité devront aller de pair.

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