Transfert de compétences à Yokosuka

Dossier : TrajectoiresMagazine N°700 Décembre 2014Par : Clément ALTMAN (12)

François Léonce Verny (1856).

Le 8 juil­let 1853, le com­modore Per­ry, offici­er de la marine améri­caine, s’engage dans la baie de Tokyo. Il est por­teur d’un mes­sage du prési­dent des États-Unis pour le gou­verne­ment du shogu­nat Toku­gawa, deman­dant l’ouverture du com­merce entre ces deux nations.

Venu avec qua­tre bâti­ments pour présen­ter sa requête, c’est avec sept qu’il revient chercher la réponse le 13 févri­er 1854 et signe le « traité de Kana­gawa » qui ouvre les ports de Shi­mo­da, Hako­date et Yokohama.

S’ensuivent des accords sim­i­laires avec les autres puis­sances mar­itimes occi­den­tales : les Pays-Bas, la Russie, l’Angleterre et la France.

Une marine moderne

Face à cette « inva­sion » des Occi­den­taux, le gou­verne­ment japon­ais décide de se dot­er en 1855 d’une marine mod­erne, capa­ble de nav­iguer en haute mer, et ouvre à cette fin une école de navigation.

Cepen­dant, le shogu­nat ne dis­pose que de très peu de navires et surtout ne pos­sède aucun lieu pour les répar­er. Ain­si, en 1864, le Shokaku-maru doit faire appel à un navire français pour des répa­ra­tions au port de Yokohama.

“ Le Japon possède peu de navires et aucun lieu pour les réparer ”

Le min­istre des Finances, Oguri Kouzuken­suke , décide alors de con­stru­ire un véri­ta­ble arse­nal dans la baie de Tokyo, mal­gré les très nom­breuses cri­tiques de tous bor­ds, et se tourne vers la France. Il ren­con­tre l’ambassadeur de France, Léon Roches, qui, lui, souhaite dévelop­per les intérêts de la France au Japon.

Les dis­cus­sions entre les deux hommes pro­gressent rapi­de­ment. Sur demande de Roches, le con­tre-ami­ral com­man­dant de la divi­sion des mers navales de Chine et du Japon, Jean Louis Charles Jau­rès, envoie au Japon un jeune ingénieur mar­itime poly­tech­ni­cien : François Léonce Verny (1856).

Un site adéquat

LA FIN TRAGIQUE D’OGURI

Homme de confiance du gouvernement shogunal, Oguri a renégocié les traités avec les puissances occidentales en faveur du Japon. À seulement trente-six ans, il est nommé ministre des Finances et reste à ce poste jusqu’au coup d’État de 1868.
Refusant de reconnaître le nouveau gouvernement, Oguri retourne sur ses terres où il est arrêté et condamné à mort sans procès. Une raison invoquée pour son assassinat est que les plans de développement du Japon du nouveau gouvernement Meiji n’étaient qu’une imitation des siens.

Le 6 févri­er 1865, Verny arrive au Japon et se met immé­di­ate­ment à la recherche d’un site adéquat pour con­stru­ire l’arsenal. Son choix se porte rapi­de­ment sur « cette baie [qui] ne porte pas de nom » (Iokos’ka en japon­ais) au sud de Yoko­hama, les envi­rons de Tokyo étant trop ensablés.

En cinq jours, il va rédi­ger un avant-pro­jet exhaus­tif expli­quant tous les détails de la con­struc­tion de l’arsenal : les travaux à réalis­er en amont de la con­struc­tion de l’arsenal, l’envoi d’une délé­ga­tion japon­aise en France pour acheter le matériel et recruter le per­son­nel français nécessaire.

Lors du voy­age en France de la délé­ga­tion japon­aise, Verny l’accompagne dans ses dif­férentes démarch­es et c’est naturelle­ment que les Japon­ais vont deman­der le détache­ment de Verny à l’arsenal de Yoko­su­ka. Le 21 sep­tem­bre 1865, l’ingénieur est offi­cielle­ment placé « hors cadre » et détaché auprès du gou­verne­ment japonais.

Des conditions de travail européennes

Verny arrive au Japon avec quar­ante-trois ingénieurs, con­tremaîtres ou ouvri­ers français et décou­vre que les travaux demandés dans l’avant-programme sont presque finis. Il va donc s’atteler à la con­struc­tion des docks mais aus­si de dif­férents ate­liers pro­duisant les pièces dont il a besoin, tels qu’une chau­dron­ner­ie, une forge ou une menuiserie.

De plus, Verny impose des con­di­tions de tra­vail européennes aux ouvri­ers japon­ais, les journées de tra­vail sont lim­itées à dix heures, et les ouvri­ers japon­ais ne pren­nent leurs ordres qu’auprès des ouvri­ers français.

Les officiers japon­ais ne sont autorisés à punir les ouvri­ers que sur demande d’un con­tremaître français.

Deux écoles à l’arsenal

Verny fait égale­ment con­stru­ire des écoles pour instru­ire les Japon­ais, dont les pro­fesseurs sont les ouvri­ers et ingénieurs français de l’arsenal, réal­isant ain­si le pre­mier « trans­fert de com­pé­tences » de l’histoire.

“ La formation des premiers contremaîtres japonais ”

Verny fait con­stru­ire deux écoles à l’arsenal, la pre­mière étant une école d’ingénieurs qui servi­ra de base pour for­mer les futurs ingénieurs de la marine japon­aise. La sec­onde est une école de mais­trance qui va for­mer les pre­miers con­tremaîtres japon­ais, classe qui n’existait pas à l’époque au Japon.

Si l’école d’ingénieurs ren­con­tre des dif­fi­cultés à cause de la com­plex­ité des cours don­nés, la sec­onde est une véri­ta­ble réus­site, une forte demande pour ces ouvri­ers appa­rais­sant à tra­vers le pays. Verny a égale­ment fait venir auprès de lui le doc­teur Savati­er, nat­u­ral­iste, qui se lance dans une étude appro­fondie de la flo­re japon­aise. Ces travaux don­neront lieu à des pub­li­ca­tions à son retour en France et agrandiront la col­lec­tion du Muse­um d’histoire naturelle.


L’arse­nal en construction.


Le Dock n°1.

Des officiers japonais

Si les débuts des travaux de Verny sont une vraie réus­site, sa fin est plus som­bre et plus triste pour les intérêts français.

L’ARSENAL DE NOS JOURS

De nos jours, l’arsenal existe encore. Développé par Bertin, il est devenu une base américaine après la Seconde Guerre mondiale et l’occupation américaine. Les docks sont encore utilisés par la marine américaine pour l’entretien de ses navires et de ses sous-marins. Ce sont plus de 20 000 personnes et 11 vaisseaux, dont le porte-avions USS George Washington, qui vivent sur les restes de l’accomplissement de Verny.

En effet, après le ren­verse­ment du shogun en 1868, Oguri Kouzuken­suke n’est plus min­istre des Finances ; or, il était un des prin­ci­paux défenseurs des Français. Il accep­tait les salaires très élevés (10 000 francs par an pour Verny) et la main­mise des Français sur toutes les déci­sions con­cer­nant l’arsenal.

Après son départ, le nou­veau gou­verne­ment cherche à réduire l’influence des Français en les forçant à accepter des rôles de con­seillers et en leur imposant des officiers japon­ais. Verny quitte défini­tive­ment le Japon en avril 1876 après plus de dix ans passés au ser­vice du gou­verne­ment nippon.

Son tra­vail a per­mis au Japon de se dot­er d’une marine respectable. C’est sur cette base que Louis Émile Bertin (1858) don­nera au Japon, dix ans plus tard, une flotte capa­ble de vain­cre les Chi­nois en 1894 puis les Russ­es en 1905.

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