Témoignage : La querelle du b.a.-ba

Dossier : De l'écoleMagazine N°613 Mars 2006
Par Gilbert CASTELLANET (52)

Par­mi les savoirs et savoir-faire à trans­met­tre, la langue française est essen­tielle, car c’est la clé de la com­préhen­sion des autres et de ceux qui nous ont précédés, et aus­si l’une des clés de la pen­sée autonome et structurée. 

Les méth­odes alphabé­tiques sont bien con­nues des plus anciens d’en­tre nous qui les ont pra­tiquées étant enfants. On apprend les let­tres, puis des syl­labes, puis des mots et ain­si on déchiffre l’écrit. Pro­gres­sive­ment la lec­ture s’au­toma­tise (sauf pour les mots dif­fi­ciles), de telle sorte que l’e­sprit con­scient peut se con­sacr­er au sens. L’élève n’est jamais mis en présence de mots qu’il ne sait pas déchiffr­er avec ce qu’il a appris précédem­ment. L’écri­t­ure est asso­ciée dès le départ à la lecture.
Les méth­odes alphabé­tiques découlent du principe alphabé­tique qui per­met, avec 26 let­tres et quelques signes d’ac­cen­tu­a­tion et de ponc­tu­a­tion, de représen­ter toutes les par­tic­u­lar­ités du lan­gage oral, moyen­nant des cor­re­spon­dances con­ven­tion­nelles entre des let­tres ou des groupes de let­tres (les graphèmes) et les sons élé­men­taires du lan­gage (les phonèmes). Quelques dizaines de cor­re­spon­dances graphèmes-phonèmes et de règles, appris­es pro­gres­sive­ment, per­me­t­tent de déchiffr­er les dizaines de mil­liers de mots de notre langue.
Les méth­odes alphabé­tiques sont dites explicites : le maître enseigne un ou plusieurs élé­ments ou règles, puis l’élève les assim­i­le par exer­ci­ces, répéti­tions, cap­i­tal­i­sa­tion progressive. 

À la base de ce savoir se trou­ve l’en­seigne­ment élé­men­taire de la lec­ture et de l’écri­t­ure. Nous venons dans ce domaine de con­naître une expéri­ence en vraie grandeur qui prou­ve que le choix des méth­odes péd­a­gogiques peut avoir une énorme influ­ence sur le savoir acquis par l’élève. 

La querelle du b.a.-ba porte sur deux grandes familles de méth­odes : les méth­odes alphabé­tiques et les méth­odes à départ glob­al (voir encadrés). Elle s’est instal­lée dans les médias il y a env­i­ron trois ans, à la suite de déc­la­ra­tions de Luc Fer­ry. Elle s’est récem­ment dévelop­pée de par les pris­es de posi­tions très fer­mes de Gilles de Robi­en, pro­scrivant le départ glob­al et pré­con­isant l’al­phabé­tique. Nous ne savons pas encore1 com­ment les choses vont évoluer dans les écoles, mais nous pou­vons nous pos­er deux questions :. 

• pourquoi l’É­d­u­ca­tion nationale a‑t-elle été amenée à généralis­er les méth­odes à départ global ? 

• quelles raisons mili­tent en faveur d’un retour à l’al­phabé­tique ? Et pourquoi maintenant ? 

Pourquoi, depuis plus de trente ans, l’Éducation nationale a‑t-elle généralisé les méthodes à départ global, en exerçant de fortes pressions sur les instituteurs ?

On peut dis­cern­er plusieurs raisons : 

• l’ef­fet de nou­veauté (rel­a­tive) : c’est nou­veau donc c’est mieux ; des méth­odes glob­ales et dérivées ont été dif­fusées à l’é­tranger, et par­ti­c­ulière­ment aux USA ; de plus ces méth­odes ont un fonde­ment sci­en­tifique (plus exacte­ment : un fonde­ment théorique) alors que les méth­odes alphabé­tiques ne don­naient pas entière­ment sat­is­fac­tion, cer­tains élèves savaient déchiffr­er mais ânon­naient sans comprendre ; 

• le choix philosophique du con­struc­tivisme : seul l’élève peut con­stru­ire son savoir, et ce qu’il décou­vre par lui-même a seul de la valeur. Ce choix ne se borne pas à l’en­seigne­ment du français, mais à toutes les disciplines ; 

• enfin des raisons idéologiques, aujour­d’hui tues, mais qui sont attestées par les ouvrages pub­liés par les pro­mo­teurs de la nou­velle édu­ca­tion. Il s’ag­it de s’op­pos­er à la trans­mis­sion de ceux qui savent, et en pre­mier lieu les par­ents, à ceux qui ignorent, car cette trans­mis­sion du savoir est le fonde­ment de la “repro­duc­tion sociale” c’est-à-dire du con­ser­vatisme. Il faut au con­traire appren­dre aux enfants à rejeter les idées et les préjugés de leurs par­ents. Le con­struc­tivisme va dans ce sens, car il dimin­ue le pou­voir de trans­mis­sion des maîtres. Et le départ glob­al est un moyen éprou­vé pour éloign­er de l’é­cole les par­ents et les grands-parents. 

Pourquoi un retour à l’alphabétique ?

On con­state qu’à l’en­trée en six­ième, beau­coup d’élèves sont de mau­vais lecteurs, inca­pables de suiv­re utile­ment un enseigne­ment sec­ondaire. La pro­por­tion exacte n’est pas con­nue, car elle dépend des critères d’ap­pré­ci­a­tion et des tests sur lesquels on se base. La com­mis­sion Fau­roux (1996) avance 14 %, l’in­specteur général Fer­ri­er (1998) éval­ue à 25 % les entrants en six­ième qui n’ont pas de base suff­isante en lec­ture et en cal­cul, Luc Fer­ry (2003) dit 15 %, Gilles de Robi­en fait état de 20 % d’élèves qui ne parvi­en­nent pas à appren­dre à lire en pri­maire. Cela représente plus de 150 000 enfants chaque année ; c’est aus­si le nom­bre de ceux qui ter­mi­nent leur sco­lar­ité sans diplôme. 

Les méth­odes à départ glob­al qui ont été général­isées à l’É­d­u­ca­tion nationale depuis plus de trente ans, elles sont dites mixtes car elles asso­cient une phase “glob­ale” plus ou moins longue, cou­vrant la grande mater­nelle et plusieurs semaines ou plusieurs mois du cours pré­para­toire, et une phase alphabé­tique. Cette com­bi­nai­son présente de nom­breuses vari­antes, selon les manuels et selon les maîtres.
L’élève est plongé dans un envi­ron­nement de textes écrits, et mis en présence de mots qu’il doit “pho­togra­phi­er” sans savoir les déchiffr­er. De même il copie l’im­age ou le dessin de ces mots sans en con­naître la struc­ture alphabé­tique. Il se con­stitue pro­gres­sive­ment un “stock de mots” recon­nus par lui, puis il com­pare des mots (leur dessin et leur pronon­ci­a­tion) et on lui demande de faire des hypothès­es sur leur “sens”, évidem­ment approx­i­matif. L’élève doit ain­si pro­gres­sive­ment décou­vrir la struc­ture des mots et des phrases.
La méth­ode glob­ale fait par­tie des méth­odes “naturelles”, dont le principe est que l’en­fant apprend de sa pro­pre ini­tia­tive, qu’il “con­stru­it son savoir”.
Ain­si l’Émile de Jean-Jacques Rousseau éprou­ve-t-il le besoin d’ap­pren­dre à lire lorsqu’on lui remet des bil­lets dont l’un peut-être est une invi­ta­tion à manger de la crème, l’autre une invi­ta­tion à quelque fête. Rousseau décrit les efforts d’Émile pour lire les bil­lets : “Je suis presque sûr qu’Émile saura par­faite­ment lire et écrire avant l’âge de dix ans, pré­cisé­ment parce qu’il m’im­porte fort peu qu’il le sache avant quinze.” Il ajoute : “Par­lerai-je à présent de l’écri­t­ure ? Non, j’ai honte de m’a­muser à ces niais­eries dans un traité de l’é­d­u­ca­tion.”
La méth­ode glob­ale est implicite : elle va du com­plexe au sim­ple. L’élève, guidé par le maître, doit adopter une atti­tude de recherche, de décou­verte (en fait il doit devin­er). Cer­tains par­ti­sans de cette méth­ode n’ont pas hésité à com­par­er l’en­fant de six ans à Champollion ! 

En out­re, l’am­pleur du phénomène est masquée par le fait que de nom­breux par­ents instru­isent eux-mêmes leurs enfants, en par­al­lèle avec l’é­cole, par l’une des méth­odes alphabé­tiques que les édi­teurs clas­saient jusqu’à présent dans le ” paras­co­laire “. Cer­tains éval­u­ent la pro­por­tion de ces enfants au tiers du total, en se bas­ant sur la dif­fu­sion des manuels en question. 

Au-delà des mau­vais lecteurs, il faut aus­si pren­dre en compte les lecteurs médiocres, dont cer­tains sont intel­lectuelle­ment doués, qui doivent fournir de gros efforts pour com­penser ce hand­i­cap. En effet le départ glob­al cause chez beau­coup d’en­fants des trou­bles qui s’ap­par­entent à la dyslex­ie. Claude Allè­gre, alors min­istre, déclarait que, selon des tests faits à sa demande, 30 % des élèves de troisième ne savaient pas résoudre un prob­lème faute d’en com­pren­dre l’énoncé. 

Les enseignants du sec­ondaire, et main­tenant ceux du supérieur, nous aler­tent sur la pro­por­tion crois­sante d’élèves et d’é­tu­di­ants inca­pables de suiv­re un raison­nement, et dépourvus de repères c’est-à-dire de con­nais­sances struc­turées. L’en­seigne­ment de la lec­ture n’est pas seul en cause, mais aus­si la général­i­sa­tion à toutes les dis­ci­plines du con­struc­tivisme, des péd­a­go­gies implicites, de la “décou­verte” erra­tique, qui engen­drent la con­fu­sion mentale. 

Les con­séquences néga­tives du départ glob­al sont con­fir­mées par les études com­par­a­tives menées prin­ci­pale­ment à l’é­tranger ; elles mon­trent qu’en moyenne l’al­phabé­tique obtient de meilleurs résul­tats, même pour la com­préhen­sion de l’écrit, pour­tant invo­quée en faveur de départ glob­al. Enfin les neu­ro­logues et les cog­niti­ciens con­sid­èrent comme la plus prob­a­ble l’idée que dans la lec­ture le cerveau ne fonc­tionne pas selon un sché­ma glob­al, mais par l’analyse rapi­de des mots, et que donc les méth­odes axées au départ sur les cor­re­spon­dances entre graphèmes et phonèmes sont les plus efficaces. 

Pourquoi maintenant ?

Pourquoi a‑t-il fal­lu atten­dre si longtemps pour réa­gir ? En fait la grav­ité de la sit­u­a­tion était con­nue depuis longtemps, mais le grand pub­lic était exclu du débat. Les par­ents qui instru­i­saient leurs enfants en alphabé­tique ne voulaient pas entr­er en con­flit avec l’é­cole. Les insti­tu­teurs qui aban­don­naient le départ glob­al le fai­saient de façon clan­des­tine. Les enseignants du sec­ondaire cri­ti­quaient les pro­grammes et les horaires du français, mais ne met­taient pas en cause l’en­seigne­ment élémentaire.

Ce n’est que lorsque quelques insti­tu­teurs courageux ont décidé de se man­i­fester publique­ment, par la parole et par l’écrit, que les représen­tants de l’É­d­u­ca­tion nationale ont dû accepter le débat. 

Préférer ce qui marche à ce qui est nouveau2

La querelle du b.a.-ba n’est pas ter­minée. Mais le débat pub­lic qui s’est instau­ré per­met de con­sid­ér­er quelques points comme acquis. 

Les reproches faits à la méth­ode alphabé­tique sont large­ment infondés. De plus, la préférence pour cette méth­ode n’est pas un retour au passé : son appli­ca­tion a évolué et con­tin­uera à évoluer. 

Le départ glob­al est nocif pour beau­coup d’enfants. 

Il est temps de per­me­t­tre aux insti­tu­teurs d’ex­ercer leur lib­erté péd­a­gogique en optant pour une méth­ode alphabé­tique, pour la trans­mis­sion du savoir et l’ac­cès à la maîtrise de la langue française. 

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1. À la date du 20 janvier.
2. “Mov­ing from what’s new to what works” selon l’ex­pres­sion de la Nation­al Right to Read Foun­da­tion (USA).

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