Table ronde de membres du Groupe X‑Vinicole

Dossier : La France et ses vinsMagazine N°612 Février 2006
Par Claude GONDARD (65)

Comme sou­vent, pour les exploita­tions famil­iales anci­ennes, la crise actuelle n’a pas de réper­cus­sions dra­ma­tiques immédiates. 
Sophie de Por­caro nous explique :

“En ce qui con­cerne le Domaine Cheysson, le fac­teur de la con­cur­rence ne sem­ble pas vrai­ment nocif pour les ventes sur le marché intérieur. En revanche, la diminu­tion de la con­som­ma­tion en France nous atteint directe­ment soit au niveau des ventes aux par­ti­c­uliers soit au niveau des ventes aux reven­deurs et aux restaurants.


Chablis, domaine Laroche

Nous lut­tons con­tre cette ten­dance à la baisse par un effort com­mer­cial accru et réguli­er, présences dans les salons par­ti­c­uliers et pro­fes­sion­nels, mail­ings et relances, vis­ites aux reven­deurs et restau­rants français et étrangers…

Les dif­fi­cultés dues à la com­plex­ité du sys­tème d’ap­pel­la­tion n’ap­pa­rais­sent pas trop dans ces débouchés pour lesquels le con­tact direct nous per­met une présen­ta­tion et une ” expli­ca­tion ” du produit.

En revanche nous sommes gênés dans nos ventes à la grande dis­tri­b­u­tion pour laque­lle le sys­tème des appel­la­tions d’o­rig­ine est d’une lec­ture dif­fi­cile à cause des fortes dis­par­ités et nuances dans les éti­que­tages. Au total, l’ap­pel­la­tion n’aide pas une vente qui est surtout dirigée par les niveaux de prix tan­dis que la mul­ti­plic­ité et l’hétérogénéité des pro­duits com­pliquent l’acte d’achat.

Néan­moins, il est sans doute néces­saire de met­tre un peu d’or­dre dans la régle­men­ta­tion actuelle des struc­tures. Celles-ci, con­trôle des SAFER, statut du vigneron­nage, con­cours ban­caires…, favorisent les exploita­tions indi­vidu­elles mais pro­lon­gent la vie d’en­tre­pris­es dont la pro­duc­tion est médiocre et irrégulière, voire illé­gale, au détri­ment de la répu­ta­tion, donc du tra­vail, de régions entières.”

Pour Christophe Lanson :


Meur­sault, Château de Meursault.

“La con­som­ma­tion de vin mon­di­ale aug­mente, donc la perte de marchés par la France résulte d’un manque de com­péti­tiv­ité. On sent cela surtout pour les vins peu chers. Je ne crois pas que le sys­tème des appel­la­tions soit à revoir, à mon sens c’est un faux prob­lème. En revanche, je crois que le prob­lème français résulte d’une grave erreur de juge­ment, qui con­siste à dire qu’en pro­duisant moins on pro­duirait mieux et ven­dra plus cher. Cela ne répond pas aux attentes du con­som­ma­teur, ni à ce qui se passe dans le reste du monde. Ailleurs, on pense qu’on peut à la fois ” beau­coup ” et ” bon “, et mon expéri­ence des dix dernières années m’ap­prend que la cor­réla­tion qual­ité-quan­tité est faible (par exem­ple 2003–2004-2005, c’est éloquent).


Mar­gaux, Château Giscours.

Je crois que l’on doit réduire les obsta­cles admin­is­trat­ifs et la lour­deur qui pèse sur le sys­tème. Dans dix ans, la moitié des pro­duc­teurs aura dis­paru dans tous les cas, mais dans le cas où l’on aura levé les con­traintes, les exploita­tions auront dou­blé de taille. On créera ain­si naturelle­ment des mar­ques qui rem­placeront les appel­la­tions là où c’est néces­saire. Duboeuf l’a fait, Roth­schild l’a fait (Mou­ton Cadet), etc.

L’É­tat devrait selon moi invers­er la vapeur et libér­er totale­ment les quo­tas de pro­duc­tion. Les gens qui pro­duisent du mau­vais vin, s’il y en a, subiront de plein fou­et cette libéral­i­sa­tion, au lieu de subir la crise comme tout le monde. Le bilan n’en sera qu’à peine plus noir pour eux. Les gens qui pro­duisent du bon vin et savent le ven­dre gag­neront en com­péti­tiv­ité et pour­ront se dévelop­per. Le bilan sera bien meilleur pour eux. À terme, ils pour­ront même s’é­ten­dre sur les pro­priétés mal gérées. Bref, je crois que cela serait bon pour tout le monde à long terme, et me dis qu’il n’y a qu’à met­tre en place un sys­tème de sou­tien pour ceux qui cessent leur activ­ité au lieu de gaspiller l’ar­gent bête­ment comme on le fait de nos jours.”

Jean-François Arriv­et est par­ti­c­ulière­ment sévère avec les instances dirigeantes de la fil­ière vitivini­cole française qui, au cours des dernières années, ont mené des actions très exacte­ment opposées à celles qu’il aurait con­venu d’initier.”

La crise actuelle était tout à fait prévis­i­ble. L’aug­men­ta­tion des sur­faces plan­tées dans le monde (et en France aus­si) ne pou­vait pas se sat­is­faire d’une aug­men­ta­tion de la con­som­ma­tion qui est par nature régulière et faible (voire dans cer­taines régions en régres­sion). Les instances dirigeantes français­es ont refusé de voir le prob­lème et, sous la pres­sion des lob­bies, ont fait ce qu’il ne fal­lait pas faire : régle­men­ta­tion désor­don­née des sur­faces AOC plan­tées, créa­tion de nou­velles AOC, règles admin­is­tra­tives com­plex­es et rigoureuses…, et n’ont pas fait ce qu’il aurait fal­lu faire : créa­tion de fil­ières mar­ket­ing (marché — pro­duit — for­ma­tion) adap­tées à cha­cun de nos grands débouchés.


Alsace, Domaine Schlumberger.

C’est cette carence com­mer­ciale qui nous tue car l’ex­por­ta­tion insuff­isante fait bas­culer le marché nation­al dans le cer­cle vicieux : baisse des prix, marasme, baisse de la qual­ité (qui coûte cher) au lieu du cer­cle vertueux : marché por­teur, amélio­ra­tion de la qual­ité, bud­get mar­ket­ing con­séquent et effi­cace. Dans le même temps nos con­cur­rents ont fait ce que nous ne fai­sions pas : ils sont dans le cer­cle vertueux (pas tous…) et nous dans le cer­cle vicieux. Com­ment en sor­tir ? et sans y per­dre notre âme ?

Les grands crus français ne sont pas atteints pour le moment. Ils en prof­i­tent pour pra­ti­quer des prix très élevés qui don­nent une image fausse de l’ensem­ble de la fil­ière viti­cole française et leur poids dans les instances dirigeantes explique pour par­tie les erreurs faites.

L’ap­proche mar­ket­ing devrait garder à l’e­sprit deux idées fortes (à l’exportation) :

• 90 à 95 % des acheteurs n’ont pas de capac­ités dégus­ta­tives significatives,
• la pro­mo­tion et l’adap­ta­tion du pro­duit au marché vont jouer un rôle de plus en plus impor­tant. À ce sujet aucun résul­tat ne peut être espéré sur une gamme de pro­duits diver­si­fiés comme l’est notre pro­duc­tion française.

Ori­en­ta­tions possibles :

• groupe­ments sur une mar­que sérieuse, fiable et con­tin­ue dans le temps, pour un grand vol­ume de cols (éventuelle­ment vin de cépage ?) avec un effort mar­ket­ing très impor­tant, ciblé par marché et fil­ière de dis­tri­b­u­tion, avec l’aide de l’É­tat, au moins au début ;
• arrêt, par con­trôle sur les gon­do­les, de la vente par la grande dis­tri­b­u­tion de vins AOC indignes à des prix ridicules ;
• arrachages du mau­vais terroir ;
• dis­til­la­tion (assistée) des vins insuffisants.”

Jean-Daniel Dor nous livre de son côté son approche très pro­fes­sion­nelle de la manière dont l’of­fre de vin française doit se restruc­tur­er pour abor­der la grande dis­tri­b­u­tion — 75 % des ventes — sur un pied d’é­gal­ité — voire de supéri­or­ité — avec les pro­duc­teurs étrangers, tout en ” ven­dant ” les ter­roirs français par des canaux appropriés.

“Posé tou­jours dans les mêmes ter­mes, le débat sur les forces et les faib­less­es du sys­tème d’AOC à la française est sans issue, puisqu’on ne peut raisonnable­ment être totale­ment ni con­tre les AOC qui défend­ent une cer­taine idée de la qual­ité, de la diver­sité ou de la typ­ic­ité, ni con­tre une approche mar­ket­ing à l’an­g­lo-sax­onne, plus prag­ma­tique, cen­trée sur le con­som­ma­teur et ses préférences.


Pes­sac-Léog­nan, Château Carbonnieux.

À mon sens, la rai­son de cette impasse provient de la con­fu­sion qui règne entre la néces­sité de con­stru­ire des mar­ques mon­di­ales de vins français fortes, et celle de défendre l’idée de vins de ter­roir. Les AOC amal­ga­ment ces deux voies, en faisant l’hy­pothèse qu’on peut établir une mar­que inter­na­tionale sur une notion de ter­roir, et je ne lis nulle part de remise en cause de cette hypothèse. En appro­fondis­sant les déf­i­ni­tions de mar­que et de ter­roir, on voit pour­tant appa­raître une incompatibilité.

Marques et produits de consommation

Le vin est-il ou non un pro­duit de con­som­ma­tion comme un autre ? Oui pour les vitic­ul­teurs du Nou­veau Monde, non pour les vitic­ul­teurs français. On lira avec prof­it le remar­quable essai d’O­liv­er Tor­rès La Guerre des Vins : l’Af­faire Mon­davi — Mon­di­al­i­sa­tion et ter­roirs (Dun­od), qui illus­tre l’af­fron­te­ment entre deux philoso­phies rad­i­cale­ment dif­férentes du pro­duit et de la stratégie com­mer­ciale qui en découle.


Saint-Estèphe, Château Montrose.

Pour le Nou­veau Monde, le vin est un pro­duit de con­som­ma­tion (“ con­sumer prod­uct ”) comme un autre, il est mis sur le marché avec une stratégie de mar­que. Les mar­keters, dont Mon­davi ou Gal­lo sont les fig­ures emblé­ma­tiques, font ain­si un tra­vail de développe­ment et de posi­tion­nement tout à fait ana­logue à celui des géants de la bois­son, Coca-Cola, Pep­si-Cola, Cad­bury-Schweppes, Danone, Nestlé, pour lancer puis dis­tribuer leurs nou­veaux produits.

En revanche, le pro­duc­teur français conçoit tou­jours le vin comme un pro­duit à part, chargé de toute l’his­toire, la tra­di­tion, l’i­den­tité, la cul­ture de notre pays, et même empli de dimen­sions sacrées ou symboliques.

La dis­cus­sion sera vite tranchée, car il existe une réal­ité aveuglante : plus de 75 % du vin est aujour­d’hui mis sur le marché par la grande dis­tri­b­u­tion. Or placé dans un linéaire de super­marché, le vin devient ipso fac­to un pro­duit de con­som­ma­tion, soumis aux mécan­ismes déclencheurs des déci­sions d’achat de notre ” con­sumer soci­ety ” moderne.

Le plus fla­grant de ces mécan­ismes repose sur l’im­por­tance de la mar­que au sens où l’en­tend le mar­ket­ing actuel, avec ses effets induits sur la per­cep­tion de la qualité.

Seul Danone sait faire des Danone !

On sait bien que la qual­ité d’un vin n’est pas réductible à de sim­ples critères organolep­tiques ou œnologiques1. On est obligé de con­venir que la qual­ité d’un vin se man­i­feste de deux façons : par ce qui se trou­ve dans le verre (qui répond bien aux critères œnologiques), et par ce qui se trou­ve dans la tête du dégus­ta­teur, beau­coup plus com­plexe à définir. Cela n’a rien de spé­ci­fique au vin, c’est même une con­stante de tous les pro­duits de con­som­ma­tion, les mar­ques l’ont bien com­pris. C’est d’ailleurs la mar­que, juste­ment, qui va véhiculer tous les paramètres car­ac­térisant la rela­tion intime du con­som­ma­teur au pro­duit, tan­gi­bles et intan­gi­bles, qui diri­gent ses choix.


Le Clos de Tart à Moret-Saint-Denis, Bourgogne.

Ain­si dans les straté­gies mar­ket­ing actuelles, la mar­que n’est plus sim­ple­ment le signe dis­tinc­tif d’un pro­duit, comme elle l’é­tait il y a vingt ans, elle est dev­enue son pro­pre objet de mar­ket­ing. À telle enseigne que dans le domaine du luxe, comme les par­fums et cos­mé­tiques, les nou­veaux lance­ments ne sont pas défi­nis par leurs car­ac­téris­tiques intrin­sèques, mais par leur con­tri­bu­tion à ren­forcer ou à faire évoluer la mar­que qu’ils supportent.

En effet, le pre­mier critère d’achat d’un nou­veau par­fum de Guer­lain ou Chanel est qu’il se nomme Guer­lain ou Chanel. Il est donc vital pour la mar­que que le pro­duit se définisse d’abord comme son ambas­sadeur, les fac­teurs de qual­ité devenant acces­soires, car induits. Les ” mar­keters ” sont ain­si en train d’opér­er une sub­sti­tu­tion du pro­duit par la mar­que en pari­ant sur l’in­ca­pac­ité du con­som­ma­teur à dis­tinguer l’un de l’autre, ce qui est avéré dans le cas des pro­duits de luxe, ou encore des pro­duits type ” lifestyle ” où l’im­age importe beau­coup. Même dans le cas de pro­duits de con­som­ma­tion courante, on ne peut qu’être édi­fié par la toute nou­velle cam­pagne de Danone Pro­duits Frais avec son slo­gan ” Seul Danone sait faire des Danone ” : c’est vrai­ment la mar­que qui véhicule directe­ment la notion de qual­ité2

Les AOC et les marques

Si l’on admet cela, on voit que le débat qui nous occupe place la qual­ité, avec sa dual­ité ” réal­ité — per­cep­tion ” au cœur du prob­lème, et l’on doit ain­si se deman­der ce que font les AOC pour établir la qual­ité de leur mar­que. Réponse : un bien mau­vais tra­vail ! C’est qu’en choi­sis­sant de défendre la qual­ité du vin, elles nég­li­gent d’in­ve­stir dans la qual­ité au sens de la marque.


Cham­pagne Pommery.

Avec 467 appel­la­tions, elles dilu­ent leur poten­tiel d’im­age. Qu’on y songe : le cœur de la stratégie de Proc­ter et Gam­ble, ain­si que d’U­nilever, ces dernières années, aura été de ratio­nalis­er leur gigan­tesque porte­feuille de mar­ques pour le réduire de plus de 2 000 à moins de 200, tout sim­ple­ment parce qu’elles souhait­ent inve­stir dix fois plus sur cha­cune d’elles.

Mais il faut nuancer ce pro­pos : non, toutes les AOC ne font pas un mau­vais tra­vail. ” Cham­pagne ” est l’ex­em­ple d’une mar­que exem­plaire, jouis­sant d’une notoriété mon­di­ale, et véhic­u­lant un ensem­ble de valeurs qui dépassent très large­ment ce qu’on trou­ve sim­ple­ment dans un verre de cham­pagne. Inutile de s’in­ter­roger longue­ment sur les recettes de la ” san­té inso­lente ” des vins de Cham­pagne dans le marasme envi­ron­nant : la mar­que, rien que la mar­que ! Dont l’ex­clu­siv­ité est jusqu’à présent défendue avec vigueur par leurs pro­prié­taires. Nos con­cur­rents améri­cains ne se trompent pas sur les raisons de ce suc­cès : les désac­cords sur la pro­tec­tion de la mar­que Cham­pagne sont au cœur des négo­ci­a­tions de l’OMC entre la France et les USA. Il est bien à crain­dre qu’ils rem­por­tent bien­tôt ce com­bat de David con­tre Goliath.

Autres exem­ples de réus­sites de mar­ques : le Rosé de Provence, dont on par­le beau­coup moins, tire égale­ment son épin­gle du jeu, et naturelle­ment tous les grands noms, les Petrus et autres Romanée-Con­ti, qui sont des mar­ques emblé­ma­tiques à l’im­age de celles que représen­tent Guer­lain ou Chanel. Mais réalise-t-on que “Bor­deaux”, tout sim­ple­ment, en est une ? Et “Vin de France” ? Encore une mar­que for­mi­da­ble, que fait-on pour en tir­er par­ti ? Pas grand-chose, occupés que nous sommes à élu­cubr­er des “Vins des Portes de la Méditer­ranée” comme s’il suff­i­sait de l’écrire au bas d’une éti­quette pour emballer le con­som­ma­teur ! Quelle naïveté, quand on réalise les décen­nies d’in­vestisse­ment néces­saires pour qu’une mar­que soit enfin plébisc­itée par le marché.

La grande distribution aux antipodes du terroir

En même temps, les AOC s’in­vestis­sent d’une mis­sion de préser­va­tion de la qual­ité (au sens organolep­tique) et de la spé­ci­ficité. Pourquoi pas ? La seule erreur est de con­fon­dre ce noble objec­tif avec celui de la réal­i­sa­tion d’une arme adap­tée aux lois impi­toy­ables du “glob­al con­sumer mar­ket”. Le pre­mier se soucie du ter­roir et du vigneron-arti­san qui éla­bore son vin avec ses mains, sa tra­di­tion : il restitue un lien social au pro­duit déshu­man­isé du glob­al mar­ket.


Cham­pagne Veuve Cliquot Ponsardin.

C’est donc l’an­tin­o­mie de la mar­que, qui cherche au con­traire à stan­dard­is­er urbi et orbi un ensem­ble abstrait pro­duit-valeur. Surtout, il y a une incom­pat­i­bil­ité fon­da­men­tale à imag­in­er qu’un vin de ter­roir, avec son néces­saire lien géo­graphique et social, puisse être “mar­keté” dans les cir­cuits rouleau com­presseur de la grande dis­tri­b­u­tion, où seuls les mar­ques et le prix con­stituent des repères. Au con­traire, les AOC, si elles s’at­tachent à faire le mar­ket­ing du ter­roir, doivent inven­ter ou réin­ven­ter des canaux d’ac­cès au marché alternatifs.

La vente au caveau en est un, même s’il est très lim­i­tant, qui peut indi­quer la voie. Étant moi-même vigneron pro­prié­taire d’un petit domaine dans le Var, je réalise 85 % des ventes au domaine, et j’aime observ­er nos clients lorsqu’ils nous ren­dent vis­ite. Je vois leur plaisir à ren­con­tr­er le vigneron en per­son­ne, con­tem­pler le domaine, par­ler du vin, des méth­odes de cul­ture. Elle m’ap­pa­raît comme une évi­dence, cette recherche de lien social, surtout dans un monde où le virtuel et le nomadisme devi­en­nent la norme. Mon offre prend alors toute sa dimen­sion de ter­roir, car le ter­roir en fait intrin­sèque­ment par­tie : les par­celles de vignes, le vigneron en chair et en os, le cli­mat, les pier­res de la mai­son, et non pas seule­ment les quelques car­ac­tères organolep­tiques con­férés au vin par la spé­ci­ficité pédologique du domaine. En regard, que représen­terait mon éti­quette sur le linéaire d’un super­marché ? Soyons réal­iste, rien du tout.

Que con­clure ? L’ef­fon­drement inex­orable des parts de marché des vins français, face à la con­cur­rence des vins du Nou­veau Monde, provoque de très nom­breux débats intro­spec­tifs sur les forces et les faib­less­es du sys­tème d’AOC à la française. Enfer­mé dans un par­a­digme cen­tré sur la qual­ité “organolep­tique” — savoir si on doit préserv­er la typ­ic­ité du ter­roir ou se com­pro­met­tre pour mieux plaire au con­som­ma­teur accul­turé — le débat est sans issue.

Au con­traire, les quelques con­sid­éra­tions ci-dessus ouvrent deux per­spec­tives non exclu­sives l’une de l’autre :

 d’une part, pour se bat­tre sur un marché de con­som­ma­teurs piloté par la grande dis­tri­b­u­tion, il faut ren­forcer ou créer des mar­ques fortes sur le mod­èle de la mar­que “Cham­pagne”, au suc­cès exem­plaire. Cela sup­pose une non-dilu­tion des appel­la­tions, le ren­force­ment éventuel de mar­ques au poten­tiel sous-jacent telles que “Vins de France”, “Vins de Provence”. Cela sup­pose encore d’élargir la notion de qual­ité à tout ce qui n’est pas seule­ment dans le verre, d’ac­cepter que le con­som­ma­teur, dans sa large majorité, n’a que faire de la typ­ic­ité, ou alors qu’il doit s’en faire une idée toute subjective ;

 d’autre part, il faut inven­ter un véri­ta­ble mar­ket­ing du ter­roir, qui sache s’af­franchir des canaux de dis­tri­b­u­tion qui lui sont antin­o­miques, dévelop­per ses pro­pres accès au marché, son lien au client. Pour peu qu’on s’y investisse, ce mar­ket­ing du ter­roir est promis à un bel avenir. Dans une économie mon­di­al­isée men­acée de toutes les délo­cal­i­sa­tions, seule la terre ne pour­ra pas bouger.

Et les AOC, dans tout cela ? Elles peu­vent cer­taine­ment jouer un rôle-clé, pour peu qu’elles sor­tent de leur con­fu­sion, sépar­ent bien les deux enjeux, fassent leur choix et dévelop­pent des straté­gies dis­tinctes adap­tées à l’un ou à l’autre.”

* *
*

On le voit, le débat est loin d’être clos et tout, ou presque, est à faire pour redonner au vin français la place qu’il a occupée dans le passé. Je pense cepen­dant que le lecteur, après avoir pris con­nais­sance des dif­férents arti­cles du présent numéro de La Jaune et la Rouge, con­vien­dra avec moi que le gros point faible des vins français reste ses con­di­tions d’ac­cès au marché, son mar­ket­ing.


Dans son excel­lente con­tri­bu­tion, qu’il ne nous est mal­heureuse­ment pas pos­si­ble de repro­duire, faute de place, Jean Per­rin nous dévoile la stratégie de “la mar­que Cham­pagne”. Par une poli­tique adap­tée à l’échelle plané­taire, le cham­pagne sait don­ner aus­si bien leurs places aux grandes maisons dont les mar­ques pres­tigieuses con­for­tent la notoriété du nom Cham­pagne, qu’au plus mod­este vigneron, pour autant qu’il sait, par la qual­ité de son tra­vail, apporter sa pierre à l’élab­o­ra­tion d’un bon produit.

Le CIVC (Comité inter­pro­fes­sion­nel des vins de Cham­pagne), sous l’égide de l’É­tat, ain­si que les dif­férents syn­di­cats pro­fes­sion­nels qui assurent une représen­ta­tion équili­brée de tous les acteurs de la fil­ière veil­lent au bon fonc­tion­nement de l’ensem­ble du système :

 au niveau de la pro­duc­tion du raisin, en élab­o­rant des règles à respecter pour obtenir la qual­ité désirée, en effec­tu­ant les con­trôles néces­saires et en met­tant en place un cadre con­tractuel sou­ple dont l’ob­jec­tif est d’as­sur­er une rémunéra­tion con­ven­able aux pro­duc­teurs qui appro­vi­sion­nent les maisons de Cham­pagne et les coopératives,
 au niveau de l’élab­o­ra­tion du vin, en autorisant l’assem­blage de moûts des cépages autorisés provenant de dif­férents secteurs de l’ap­pel­la­tion cham­p­enoise. Cette sou­p­lesse, qui fait par­fois cru­elle­ment défaut aux autres appel­la­tions français­es, per­met aux maisons de Cham­pagne de maîtris­er les paramètres de qual­ité et de “style” de leurs produits,
 enfin et surtout, par une pro­tec­tion juridique active et une pro­mo­tion per­ma­nente de la mar­que Champagne.

For­mons le vœu que cette démarche fasse des émules dans les secteurs en dif­fi­culté de la fil­ière vitivini­cole française et que notre pays sache réa­gir de manière effi­cace pour sauver et val­oris­er ce fleu­ron de son pat­ri­moine qu’est le vin.

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1. Une étude assez récente, parue dans le mag­a­zine La Vigne, cher­chait à établir la rela­tion entre la qual­ité organolep­tique perçue et le prix payé : un pan­el d’ex­perts avait dégusté à l’aveu­gle une série de vins français et étrangers achetés dans le com­merce. Sans sur­prise, l’é­tude étab­lis­sait une absence totale de cor­réla­tion entre ces deux paramètres. On con­state donc que les vins chers et de qual­ité médiocre (au sens du pan­el) se vendent, on peut le déplor­er mais c’est un fait.
2. Con­tre-bal­anci­er de ces exagéra­tions, pour les pro­duits à faible image le con­som­ma­teur se rebelle con­tre les mar­ques, en plébisc­i­tant les dis­coun­ters et leurs pro­duits sans mar­que. C’est alors le prix qui devient le pre­mier repère.

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