Souvenirs d’un patron de PME

Dossier : ExpressionsMagazine N°625 Mai 2007Par Henri MITJAVILE (39)

Pen­dant trente ans (1950–1980) j’ai dirigé une entre­prise de trans­port de marchan­dis­es : une PME dont l’ef­fec­tif s’él­e­vait à 80 à mon arrivée et à 270 au moment de mon départ.

Elle avait été créée par mon grand-père mais, par suite de dis­sen­sions famil­iales, elle avait forte­ment décliné en con­ser­vant néan­moins une bonne notoriété. Et en rachetant au fil des années toutes les actions des héri­tiers, j’en étais devenu propriétaire.

L’ac­tiv­ité était mul­ti­ple : col­is de vins, primeurs, marchan­dis­es générales, trans­ports inter­na­tionaux à des­ti­na­tion de l’Es­pagne et du Portugal.

Le secteur était très con­cur­ren­tiel du fait du grand nom­bre d’en­tre­pris­es et notam­ment de la mul­ti­tude de petits trans­porteurs routiers. Ceux-ci bradaient sou­vent les prix, dans l’ig­no­rance de leur prix de revient. Et quand l’un dis­parais­sait, il s’en trou­vait un autre pour ten­ter la même aven­ture. Les marges étaient de l’or­dre de 2 %.

Les choses ont beau­coup changé depuis cette époque en rai­son du mou­ve­ment accéléré de con­cen­tra­tion et du marché com­mun. Aujour­d’hui les trans­porteurs étrangers ont une part crois­sante du marché.

Les pre­mières années furent dif­fi­ciles mais assez exal­tantes : on tra­vail­lait beau­coup, dans une bonne ambiance. Sim­pli­fi­ant au max­i­mum les tâch­es admin­is­tra­tives, je me con­sacrais surtout au com­mer­cial, vis­i­tant régulière­ment les agences de province, les représen­tants et les prin­ci­paux clients.

La clien­tèle s’ac­crois­sait, les résul­tats suivaient.

Mais la sit­u­a­tion changea quand les syn­di­cats se man­i­festèrent. Ayant fait le plein des grandes entre­pris­es, ils com­mençaient à pénétr­er les PME et le secteur des trans­ports con­sti­tué pour plus de la moitié de chauf­feurs et de manu­ten­tion­naires était très tra­vail­lé. L’e­sprit « mai­son » se dél­i­tait et des con­flits internes appa­rais­saient. Ayant à plusieurs repris­es demandé l’ar­bi­trage de l’ad­min­is­tra­tion, je con­statai qu’elle n’avait pas beau­coup de con­sid­éra­tion pour les patrons de PME. L’in­specteur du tra­vail, très sour­cilleux à mon égard, fer­mait les yeux quand le per­son­nel vio­lait le Code du tra­vail : grève sans préavis, occu­pa­tion de locaux… Le médecin du tra­vail délivrait couram­ment des arrêts mal­adie de com­plai­sance. M’é­tant plaint à lui, je m’at­ti­rai cette réponse : « Il est nor­mal que je prenne le par­ti des déshérités. »

Dans le même temps, la lég­is­la­tion sociale deve­nait de plus en plus con­traig­nante, les PME étant tenues d’avoir comme les grandes entre­pris­es : délégués du per­son­nel, délégués syn­di­caux, comités d’étab­lisse­ment, comité cen­tral d’en­tre­prise, comité d’hy­giène et de sécu­rité… je per­dais beau­coup de temps en « réu­nion­ite » sans jamais recueil­lir une seule sug­ges­tion constructive.

Le vol de marchan­dis­es par salarié, très sévère­ment puni dans les années cinquante, était devenu courant, esprit de mai 68 aidant. Cela allait du sim­ple col­is au camion com­plet. Devant l’in­dif­férence de la police, j’eus recours à un détec­tive privé, coû­teux et sans grand résultat.

J’avais atteint 55 ans et n’avais plus assez de ressort pour affron­ter cette évo­lu­tion. À mon corps défen­dant, je com­mençai à envis­ager une ces­sion et pris con­seil de mes cadres les plus proches. Ils furent unanimes à m’ap­prou­ver mal­gré l’in­cer­ti­tude qui allait en résul­ter pour eux. Ce fut pour moi, un récon­fort car si l’un seule­ment avait fait des réserves je crois que j’au­rais renoncé.

En dépit des dif­fi­cultés, les bilans restaient bons mais frag­iles. Il n’y avait pas de temps à perdre.

Ayant reçu une offre sat­is­faisante d’un con­glomérat anglo-sax­on, je traitai rapi­de­ment sur les con­seils d’un ami banquier. 
Après la ces­sion, l’af­faire décli­na. On m’avait demandé de rester cinq ans pour assur­er la tran­si­tion, mais la ges­tion s’alour­dis­sait : oblig­a­tion de comptes d’ex­ploita­tion men­su­els, réu­nions fréquentes du « staff ». Mal­gré mes bons rap­ports avec le nou­veau pro­prié­taire, je ne me sen­tais pas très à l’aise. Au terme des cinq ans, je par­tis sans regret.

La baisse se pour­suiv­it : mon suc­cesseur était val­able mais se sen­tait moins impliqué que je ne l’avais été. Et la direc­tion col­lé­giale dilu­ait les responsabilités.

En con­clu­sion, une PME vaut surtout par l’en­gage­ment per­son­nel du dirigeant. Cela peut dur­er l’e­space de trois généra­tions, rarement au-delà en rai­son des prob­lèmes de succession.

Pour péren­nis­er une PME en lui con­ser­vant son car­ac­tère famil­ial, il faudrait que l’É­tat facilite la reprise par l’un des héri­tiers en l’aidant à dés­in­téress­er les autres par des prêts bonifiés. Si la PME est saine et béné­fi­ci­aire, le risque de l’É­tat est à peu près nul.

J’ap­prends que l’É­tat vient enfin de pren­dre con­science de la néces­sité de soutenir les PME avec l’ini­tia­tive « France investisse­ment » de la Caisse des Dépôts.

Réjouis­sons-nous !

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