Sélection et formation des ingénieurs

Dossier : ExpressionsMagazine N°546 Juin/Juillet 1999

Les ingé­nieurs méritent, ce semble, autant d’at­ten­tion que M. de la Quin­ti­nie n’en accor­dait à ses poi­riers et ses jar­di­niers. M’est donc avis qu’on se trou­ve­ra bien d’ap­pli­quer ses sages maximes à leur sélec­tion, et plus en amont, à leur for­ma­tion, en tenant bon sur le liber­ti­nage certes, mais sur­tout sans perdre de vue la néces­si­té que les ingé­nieurs sachent écrire et des­si­ner, au moins un peu.

La concep­tion assis­tée par ordi­na­teur ne sau­rait en effet les dis­pen­ser de la maî­trise du crayon, quand ce ne serait que parce qu’elle apprend à voir dans l’es­pace. J’ai ren­con­tré de jeunes ingé­nieurs qui, faute d’a­voir été for­més aux antiques dis­ci­plines de la géo­mé­trie des­crip­tive, éprou­vaient de grandes dif­fi­cul­tés à se repré­sen­ter des emboî­te­ments de pièces un peu compliquées.

Or sur le ter­rain, et pour expli­quer quelque chose à un chef de chan­tier, on ne dis­pose pas tou­jours d’un PC, dûment appro­vi­sion­né en logi­ciels idoines. Cela ne signi­fie pas à mes yeux que la dis­pa­ri­tion de la géo­mé­trie des­crip­tive soit un désastre. La seule malé­dic­tion, c’est l’i­nap­ti­tude à voir dans l’es­pace. Peu importe le moyen d’ac­qué­rir cette vision.

Quant à l’é­cri­ture, aucun trai­te­ment de texte n’est capable de trans­for­mer du cha­ra­bia en lan­gage clair. On peut, tout au plus, en attendre la cor­rec­tion des fautes d’or­tho­graphe les plus lourdes. Certes, c’est déjà quelque chose par les temps qui courent, mais ne suf­fit pas : une mienne amie me racon­tait avoir trou­vé dans une copie du concours pour le recru­te­ment des Archi­tectes des Bâti­ments de France, pas moins, la men­tion d’un pied d’Es­talle. Qu’en eût fait l’ordinateur ?

En fait de pieds, vous me direz que Jacques Per­ret, l’au­teur du Capo­ral épin­glé, évoque bien quelque part le dan­ger des pieds jacons. Il est vrai qu’un aus­si per­ni­cieux piège à logi­ciel ne sau­rait sur­prendre de la part d’un écri­vain si imbi­bé d’obs­cu­ran­tisme méro­vin­gien qu’il ne convient pas de le don­ner en exemple aux jeunes générations.

Peu importe donc Jacques Per­ret et ses irré­vé­rences. Ce qui compte, c’est que le lec­teur com­prenne ce qu’on a vou­lu lui dire, ce de pré­fé­rence à pre­mière lec­ture. Il est en effet déjà bien beau d’être lu ; relu, ne l’es­pé­rez jamais. Or on peut apprendre à rédi­ger. Quant à la forme, par le com­merce avec les bons auteurs.

Encore est-il néces­saire d’a­voir été pré­pa­ré à y trou­ver un mini­mum d’at­trait. Pour le fond, le point est plus déli­cat. Un texte d’in­gé­nieur est des­ti­né à infor­mer, avec, au besoin, le coup de pouce pour convaincre. Il y faut donc pré­voir les réac­tions du lec­teur, en sorte d’ap­por­ter une réponse à ses objec­tions avant même qu’elles n’é­mergent dans le champ de sa conscience claire. Cela implique d’a­bord qu’on sache à qui l’on s’a­dresse : on n’ex­plique pas une même chose de la même façon à des jour­na­listes ou à des spé­cia­listes de la ques­tion traitée.

Cela exige ensuite l’ap­ti­tude à se mettre à la place du lec­teur, c’est-à-dire à com­prendre d’a­bord sa façon de pen­ser. La for­ma­tion par les mathé­ma­tiques n’y pré­dis­pose guère : son dan­ger réside dans sa pure céré­bra­li­té. Admi­nis­trée à haute dose, sans immu­ni­sa­tion préa­lable, elle a vite fait de mettre les yeux de sa vic­time à côté de leurs trous, sans d’ailleurs que celle-ci s’en aperçoive.

Une bonne immu­ni­sa­tion consiste dans l’é­tude des langues, de pré­fé­rence mortes, et voi­ci pour­quoi : l’ap­pren­tis­sage des langues vivantes, du moins avec l’in­ten­tion de les com­prendre et de les par­ler, réside pour l’es­sen­tiel dans l’é­du­ca­tion de l’ouïe, la mémo­ri­sa­tion du voca­bu­laire et sur­tout l’ac­qui­si­tion de réflexes, ce par une pra­tique constante et répétée.

L’é­tude d’une langue morte relève d’un tout autre pro­ces­sus men­tal. L’ob­jec­tif n’est plus alors d’ac­qué­rir la maî­trise du dia­logue rapide, oral ou écrit, mais d’ap­prendre à son­der et à sai­sir, en y met­tant le temps qu’il faut, le sens d’un texte, caché der­rière une struc­ture lin­guis­tique très dif­fé­rente de la nôtre, ce qui n’est pas sans influence sur la façon même de pen­ser, puis de l’ex­pri­mer en langue mater­nelle, dans la tour­nure d’es­prit qui lui est propre.

Cette acti­vi­té céré­brale consti­tue un double entraî­ne­ment : ana­lyse atten­tive de la pen­sée d’un autre, expres­sion de cette pensée.

Au lieu que le thème consti­tue l’exer­cice pri­vi­lé­gié lors de l’ap­pren­tis­sage d’une langue vivante, dans l’en­sei­gne­ment des langues mortes la pri­mau­té est accor­dée à la ver­sion, qui apprend à lire dans la pen­sée d’un autre, pas tou­jours claire à pre­mière vue, puis à manier le fran­çais, pour l’y trans­crire. La mémoire y occupe une faible place, une fois acquises les bases de la gram­maire, à l’âge où l’on a bien d’autres choses à se nicher dans la tête.

Je suis per­son­nel­le­ment convain­cu que, pour de jeunes esprits, rien ne peut rem­pla­cer la plon­gée répé­tée dans ces textes, racon­tant des his­toires sur­ve­nues à des per­sonnes. Dans ces aven­tures, vieilles comme le monde, le jeune élève découvre en outre la per­ma­nence des com­por­te­ments humains, mas­quée par la diver­si­té des par­lers et sur­tout la mou­vante nou­veau­té des choses.

Au contraire des sciences dites exactes, qui déve­loppent certes aus­si l’es­prit d’a­na­lyse, mais dont l’en­sei­gne­ment élé­men­taire inculque la logique binaire vrai-faux, com­bien illu­soire, celui des langues mortes, avec toute sa gamme de faux sens, contre­sens, non-sens, imprime dans des esprits encore mal­léables l’at­ten­tion aux nuances et la convic­tion de leur impor­tance. Cela de façon indélébile.

Quand, plus tard, l’é­lève aura tout oublié des abla­tifs abso­lus et autres opta­tifs obliques, il gar­de­ra, sans doute à son insu mais peu importe, le sens de la rela­ti­vi­té des choses et un scep­ti­cisme de bon aloi, au moins à l’é­gard de soi. Qua­li­tés pré­cieuses dans le manie­ment des tech­niques comme dans les rap­ports humains, mais qui n’empêchent pas de savoir retrous­ser ses manches sitôt qu’on doit.

Avec le cou­rage même qu’il faut, à treize ans, pour se col­le­ter avec la Guerre des Gaules et y patau­ger comme une légion romaine empê­trée dans une embus­cade maré­ca­geuse, sous l’œil gogue­nard de nos ancêtres.

Cha­cun s’ac­corde à pen­ser que l’in­gé­nieur moderne devra, comme tout le monde, chan­ger de métier au cours de sa vie pro­fes­sion­nelle. Il ne serait alors pas mau­vais de conti­nuer à lui confé­rer, dès sa prime jeu­nesse, une capa­ci­té d’é­coute et de recul, en le dotant en même temps d’un outil de pen­sée apte à sépa­rer le per­ma­nent de l’é­phé­mère dans l’im­pré­vi­sible sur­gis­se­ment des cir­cons­tances, c’est-à-dire à maî­tri­ser l’inattendu.

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