Le général et les pierres précieuses

Dossier : Libres proposMagazine N°583 Mars 2003Par : Dominique MOUREY (47)

Il était une fois le 13 mai 1958. Le général revint aux affaires et con­vo­qua son Pre­mier ministre.

- Eh bien, qu’on me fasse une bombe atom­ique, dit le général.

Le Com­mis­sari­at à l’én­ergie atom­ique fit dili­gence et la bombi­nette explosa à Reg­gane dès 1960. Se posa alors la ques­tion de vecteurs capa­bles de porter l’atome chez l’ennemi.

- Eh bien, qu’on la mette sous mes bom­bardiers, dit le général.

Il y avait bien le Mirage IV de Das­sault, mais la dis­tance et la DCA sovié­tique lui lais­saient peu de chances d’ar­riv­er jusqu’à l’ob­jec­tif et surtout d’en revenir.

- Eh bien, qu’on me fasse des fusées, dit le général.

L’am­bi­tion était gigan­tesque. La France ne fai­sait alors que de petites fusées son­des, tirées au Spitzberg ou en terre Adélie pour la météorolo­gie, et des “Véroniques” qui lançaient des chats vivants dans le ciel du Sahara. Quant aux sociétés aéro­nau­tiques, nationales ou privées, aucune n’avait la taille néces­saire pour men­er à bien un tel projet.

- Eh bien, qu’on m’in­vente la Sereb, dit le général.

Quelques ingénieurs, recrutés un à un à par­tir de 1959, for­mèrent donc une petite société, chargée de la maîtrise d’œu­vre du pro­jet. Elle négo­cia avec l’É­tat et pas­sa d’énormes con­trats de sous-trai­tance aux sociétés aéro­nau­tiques, qu’on appela plus noble­ment “les coopérants”.

On entre­prit alors ce pro­gramme fou qui con­sis­tait à réalis­er à la fois, en dix ans, des engins tirés des silos de Haute-Provence et des engins tirés en plongée de sous-marins nucléaires. La bombe du CEA devait ren­tr­er dans la fusée de la Sereb, qui devait elle-même ren­tr­er dans le sous-marin de la DCN, dont le moteur était sous la haute main du CEA. Cha­cun revendi­quait donc la préséance et expli­quait à l’autre, en ter­mes vifs, qu’il s’y pre­nait comme un débu­tant — ce qui d’ailleurs était vrai.

Pour les fusées, tout était encore à inven­ter : aciers très spé­ci­aux, gyro­scopes sans pré­ces­sion, moteurs pous­sant fort et longtemps sans explos­er, pilotage empêchant la fusée de vol­er en crabe, guidage con­duisant la bombe droit au milieu de la place Rouge, ogives enfin résis­tant aux flammes d’en­fer de la ren­trée dans l’at­mo­sphère ! Certes, on cal­cu­la beau­coup, on fab­ri­qua vite, on essaya plus encore… mais au sol ! Cepen­dant, on ne pou­vait pro­gress­er et pré­ten­dre à la réus­site finale qu’en affrontant les essais en vol.

Il fal­lut donc lancer un pro­gramme expéri­men­tal et abor­der en vol des prob­lèmes de plus en plus rudes. Pen­dant que les uns con­ce­vaient les vrais engins mil­i­taires, les autres lançaient dans l’e­space saharien des fusées expéri­men­tales de plus en plus com­plex­es. On les bap­ti­sa comme des pier­res de plus en plus pré­cieuses : Agate, Topaze, Émer­aude, Saphir, Rubis… Un cal­cu­la­teur désœu­vré s’av­isa même qu’en rem­plaçant la lourde bombe par un petit troisième étage propul­sif, on aurait un lanceur de satel­lite très hon­or­able, qu’on appellerait évidem­ment Diamant !

Tous ces efforts n’é­taient-ils pas pour­tant dérisoires, alors que les cos­mo­nautes russ­es et améri­cains tour­naient depuis longtemps autour du monde, et que la NASA dévelop­pait son pro­gramme lunaire Apollo ?

La fin de la guerre d’Al­gérie lais­sait à la dis­po­si­tion de la France jusqu’en 1967 les bases d’es­sais de Reg­gane pour la bombe et de Colomb-Béchar pour les “engins spé­ci­aux”. Mais la sécu­rité de Béchar imposa d’éloign­er le champ de tir jusqu’à Ham­aguir, à 130 km de là. Un désert de cail­loux, plat et désolé, gardé par une com­pag­nie de Légion. Sur plus de 30 km se dres­saient çà et là antennes mys­térieuses et paraboles géantes. Comme à Dien Bien Phu, les postes de tir s’ap­pelaient Béa­trice, Bac­chus, Blan­dine…, Brigitte était celui de la Sereb : per­du dans la hama­da, ce n’é­tait qu’un bunker enter­ré et un por­tique dom­i­nant le désert. Le sable du Sahara débor­dait sur l’aire cimen­tée de lance­ment. La beauté du désert était à la hau­teur du rêve.

Mais c’é­tait un rêve accéléré. Il fal­lait tir­er plus de 30 engins en moins de cinq ans, mal­gré l’été saharien où tout tra­vail est impos­si­ble, où même les films fondent dans les caméras !

Les pier­res pré­cieuses ouvrirent le bal. Un petit propulseur à poudre vola sans explos­er, grâce aux nou­veaux aciers. On put alors avec Agathe mesur­er les paramètres de vol, puis les recevoir au sol par télémesure pour l’au­top­sie du tir. Topaze enfin, seule­ment piloté par ses gyromètres et son élec­tron­ique, vola haut et droit. Hour­ra, la France savait pilot­er des fusées !

Le général parut satisfait.

Ce fut alors le tour d’Émer­aude. Cette fois, le propulseur était bien plus gros. Il déri­vait des V2 de Pen­emünde et des Véroniques du LRBA de Ver­non. Pour ne pas avoir à atten­dre la mise au point des propulseurs mil­i­taires à poudre, on préféra ce propulseur à liq­uides — térében­thine et acide nitrique pur — quitte à devoir n’ap­procher l’en­gin qu’en cagoules de mar­tiens et scaphan­dres antiacide ventilés.

Incon­scient de son impor­tance, le pre­mier Émer­aude explosa dès la mise à feu. Le sec­ond, plus patient, n’ex­plosa en pleine tra­jec­toire qu’au bout d’une cinquan­taine de sec­on­des. Le troisième crut devoir en faire autant.

Le général devint d’humeur médiocre.

Pour­tant, après un long cycle de réflex­ions et de mod­i­fi­ca­tions, on assem­bla le qua­trième Émer­aude sur sa table de lance­ment à Brigitte et l’on mit à feu. Mir­a­cle : ce fut un “sans faute” que le cinquième et dernier Émer­aude confirma !

Le général se rasséré­na. Mais son humeur souri­ante le con­duisit à penser deux choses : d’abord, que si la France met­tait un satel­lite en orbite, cela crédi­bilis­erait aux yeux du monde sa future force de dis­sua­sion et val­oris­erait du même coup sa bombi­nette. Ensuite, qu’un tel exploit, de style très cocori­co, ferait pencher du bon côté les urnes de son élec­tion présidentielle.

- Eh bien, qu’on m’ap­pelle ma Sereb, dit le général.

Oui, le Dia­mant était prêt. Enfin presque… Mais on était déjà en juin 1965 ! Il fal­lait encore tir­er trois Saphirs, pour tester enfin un bi-étage et la sépa­ra­tion, le guidage, la ren­trée, etc. Il y avait aus­si le pre­mier pro­to­type mil­i­taire à lancer. Et puis il y avait encore le champ de tir, qui fer­mait à cause de l’été, et…

- Eh bien, vous avez du tra­vail, dit le général. Tirez tout ce que vous voulez, mais il faut lancer le Dia­mant avant fin novem­bre ! Et il ne faut tir­er qu’à coup sûr. Et c’est très secret… Sauf si ça réussit !

LES SIGLES

DGA : Délé­ga­tion générale à l’armement.
CNES : Cen­tre nation­al d’é­tudes spatiales.
CEA : Com­mis­sari­at à l’én­ergie atomique.
SEREB : Société d’é­tude et réal­i­sa­tion d’en­gins balistiques.
DCN  : Direc­tion des con­struc­tions navales.
CIEES : Cen­tre inter­armes d’es­sais engins spé­ci­aux (Béchar-Ham­aguir).
ORTF : Office de radiod­if­fu­sion et de télévi­sion françaises.
LRBA : Lab­o­ra­toire de recherch­es bal­is­tiques et aérodynamiques.

On lança deux Saphirs en juil­let ! Le ther­momètre mon­tait jusqu’à 48°C. Les plates-formes d’aci­er du por­tique ren­voy­aient un ray­on­nement insup­port­able. La ven­ti­la­tion souf­flait de l’air brûlant dans les com­bi­naisons des opéra­teurs d’acide. L’in­firmerie recueil­lait un à un les malades. Mais le pre­mier Saphir fit un vol mag­nifique, en dépit d’un compte à rebours par­ti­c­ulière­ment scabreux. Le sec­ond, épris de liber­té, se perdit dans l’e­space on ne sut jamais où, mais on déclara nég­ligem­ment que ce n’é­tait pas grave !

Octo­bre rame­na des tem­péra­tures plus clé­mentes. On expé­dia le troisième Saphir qui réus­sit par­faite­ment et on mod­i­fia en hâte l’in­stal­la­tion de Brigitte pour le tir du pre­mier engin militaire.

Lequel engin mil­i­taire explosa au décol­lage, comme il est de règle.

Le temps de bal­ay­er les débris, de mod­i­fi­er encore l’in­stal­la­tion de Brigitte pour la met­tre dans sa nou­velle con­fig­u­ra­tion Dia­mant, on était déjà presque à la mi-novem­bre quand l’équipe de tir du Dia­mant débar­qua de ses avions !

Il pleu­vait ! Il fai­sait froid ! Le désert était triste. L’oued Guir était en crue, coupant la route de Béchar.

Des avions sor­tirent le pre­mier étage d’Émer­aude, le deux­ième de Saphir, le troisième de Rubis, puis une grosse boule qui était le satel­lite Astérix. Il sor­tit encore des matériels étranges, des pyra­mides de caiss­es de rechanges et d’outil­lages, nom­bre d’opéra­teurs de tir, con­seillers tech­niques, vis­i­teurs divers… et même un député ! Sor­tirent enfin cageots de salades, pommes de terre, poireaux et quartiers de bœufs qui ne pou­vaient plus arriv­er par la route.

Dès l’abord, les con­trôles butèrent sur toutes les pannes du réper­toire, les plus clas­siques et les plus inat­ten­dues. On en débat­tait alors à la nuit, on décidait des solu­tions vers une ou deux heures du matin, et les dépan­nages com­mençaient dès sept heures. Le champ de tir avait lui aus­si ses pro­pres ennuis et le cal­en­dri­er s’ef­filochait. L’escor­teur Guéprat­te de la Marine, qui attendait Astérix au-dessus du golfe de Gabès, com­mençait à man­quer de vivres. On ne rece­vait pas la sta­tion du CNES de Pre­to­ria. Le vent de sable se lev­ait. On vit même débar­quer, mal­gré le secret, l’ORTF et Pierre Sab­bagh, ce qui déchaî­na les foudres élyséennes. L’ORTF fut rem­bar­quée dès le surlen­de­main pour Paris, manu militari !

Patience et longueur de temps firent enfin plus que pannes et prob­lèmes. La déci­sion de tir fut prise vers une heure du matin, cinq petits jours avant l’échéance du général.

La dernière nuit sur le por­tique fut roman­tique et glaciale. Le por­tique se dres­sait comme un vais­seau de lumière immo­bile dans le désert obscur. Au cen­tre, Dia­mant étince­lait sous les pro­jecteurs. Le ciel noir scin­til­lait de cent mille étoiles qui sem­blaient atten­dre Astérix. Il y avait un peu de magie dans ce décor.

Mais à sept heures du matin, il fal­lut inter­rompre le décompte à H — 12 min­utes ! Une panne dif­fi­cile du pilotage avait mobil­isé toute la nuit à Paris les experts, qui con­clurent au bout de quelques mil­liers d’es­sais sur maque­tte… qu’ils ne pou­vaient pas con­clure ! Pour­tant, vers midi, après 26 000 (!) essais réus­sis, ils déclaraient qu’il n’y avait au fond rien de très grave et don­naient leur feu vert à Hamaguir.

Le décompte reprit. La longue et hale­tante tor­ture des sec­on­des qui s’é­grè­nent inex­orable­ment ne fut inter­rompue que deux fois, par deux prob­lèmes qu’on nég­ligea dédaigneuse­ment. Et à l4 h 47 mn 18 s, le 26 novem­bre 1965, Dia­mant s’él­e­va tout droit dans un nuage de flammes rouss­es, sous un ton­nerre d’ap­plaud­isse­ments. Dix min­utes plus tard, Astérix se muait en satel­lite de la Terre.

La France était devenue la troisième puissance spatiale du monde.

Le général fut élu prési­dent de la République.

Douze Dia­mants au total furent lancés, dont un seul échoua.

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