Carte de la TURQUIE à partir de 1920

Le traité de Versailles et les autres traités des banlieues nous concernent-ils encore aujourd’hui ?

Dossier : Libres proposMagazine N°563 Mars 2001Par Dickran INDJOUDJIAN (41)

Pour com­pren­dre ce qu’ont été ces traités, il faut se remé­mor­er les événe­ments d’une impor­tance énorme qui ont mar­qué l’Eu­rope dans la péri­ode com­mençant avant la fin de la Pre­mière Guerre mon­di­ale et s’achevant un an après le traité de Lau­sanne, dernier des traités annex­es à celui de Ver­sailles (et le seul à n’avoir pas été signé dans l’un des châteaux de la ban­lieue parisienne).

On ne saurait en effet se con­tenter de porter son regard sur l’Eu­rope à la césure qu’ont con­sti­tué, quelle qu’en soit l’im­por­tance, l’armistice de novem­bre 1918 et la paix de Ver­sailles (traité du 28 juin 1919).

Après un tel sur­vol de sept ou huit années cru­ciales, nous essaierons de com­pren­dre com­ment les traités ont été élaborés et d’en dégager les traits principaux.

Con­statant ensuite les énormes dif­fi­cultés de l’ap­pli­ca­tion de l’ensem­ble des traités, nous chercherons à nous faire une opin­ion sur les traités eux-mêmes et sur la con­duite ultérieure des gouvernements.

Des atti­tudes vio­lem­ment opposées se sont man­i­festées très vite dans les divers pays vain­queurs ou vain­cus. Nous nous arrêterons à deux exem­ples d’at­ti­tudes extrêmes, celles exprimées dès novem­bre 1919 par l’é­con­o­miste bri­tan­nique John May­nard Keynes dans son livre Les Con­séquences économiques de la paix et par l’his­to­rien français Jacques Bainville dans son livre au titre étrange­ment symétrique, Les Con­séquences poli­tiques de la paix ; mais qu’on ne s’y trompe pas, les deux auteurs n’ont en com­mun que la con­damna­tion des traités.

Quelque opin­ion qu’on ait sur ces traités, on ne peut nier qu’ils ont pesé de manière con­sid­érable sur les événe­ments majeurs de l’en­tre-deux-guer­res et dans l’é­clate­ment de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, mais aus­si dans le monde de la guerre froide et enfin dans l’actuel monde postsoviétique.

Cha­cun for­mulera pour soi-même la réponse à la ques­tion que j’avais ten­dance à choisir comme titre de la présente con­férence : Ver­sailles et les traités annex­es sont-ils de vieilles lunes ?

Développons maintenant les quatre points de l’introduction

Jetons d’abord un regard sur les deux années encadrant la période de huit ans mentionnée

1917

  • Le grave échec mil­i­taire français du 16 avril et les mutiner­ies qui en résul­tent dans l’ar­mée française.
  • La déc­la­ra­tion alle­mande de guerre sous-marine à outrance.
  • L’in­ter­ven­tion des États-Unis d’Amérique dans la guerre.
  • La for­ma­tion du Spar­taks­bund en Allemagne.
  • L’ef­fon­drement du front ital­ien (Caporet­to) et l’ac­ces­sion à la prési­dence d’un cab­i­net d’u­nion nationale d’Or­lan­do, le ” Clemenceau italien “.
  • La révo­lu­tion d’oc­to­bre à Petrograd.
  • La grave crise intérieure en Espagne.
  • La déc­la­ra­tion Bal­four1.
  • L’in­sta­bil­ité qui se développe dans l’Em­pire ottoman.

1924

  • Mort de Lénine.
  • Suc­cès du Car­tel des gauch­es en France et pre­mier gou­verne­ment tra­vail­liste en Grande-Bretagne.
  • Sta­bil­i­sa­tion des finances alle­man­des et adop­tion du plan Dawes.
  • Mustafa Kemal instau­re un nou­veau régime en Turquie.
  • Pri­mo de Rivera, dic­ta­teur en Espagne.
  • Procla­ma­tion de la République en Grèce.
  • Prise de La Mecque par Ibn Séoud.
  • Libéra­tion de Gand­hi et trou­bles graves en Inde britannique.
  • La Mon­golie extérieure devient le pre­mier État satel­lite de l’URSS.
  • Pre­mier con­grès du Kuom­intang en Chine.

Entre ces deux années, dont les événe­ments pour­raient suf­fire à don­ner la mesure de la com­plex­ité, de la nou­veauté et de la dif­fi­culté des prob­lèmes, sont à sig­naler au moins les faits suivants :

  • la dis­pari­tion de qua­tre empires : en 1917 l’Em­pire russe, en 1918 l’Em­pire alle­mand et l’Em­pire des Hab­s­bourgs2, en 1919 l’Em­pire ottoman2 ;
  • l’in­stau­ra­tion du com­mu­nisme en URSS (créée en 1922) ;
  • l’at­tri­bu­tion de Trente, du Haut-Adi­ge et de l’Istrie à l’Italie ;
  • la for­ma­tion par la Slovénie, la Croat­ie, la Bosnie-Herzé­govine, la Ser­bie et le Mon­téné­gro du roy­aume des Serbes, des Croates et des Slovènes (qui se trans­forme en 1929 en roy­aume de Yougoslavie) ;
  • l’éd­i­fi­ca­tion de la Tchécoslovaquie ;
  • l’at­tri­bu­tion de la Gali­cie, de la Haute-Ser­bie et du couloir de Dantzig à la Pologne ;
  • le rat­tache­ment à la Roumanie du Banat de Timisoara et de la Transylvanie.

Achevons ce survol en nous arrêtant aux deux événements majeurs de 1918 : le discours de Wilson et la fin de la guerre

Le discours de Wilson

Le 8 jan­vi­er 1918 — neuf mois après l’en­trée en guerre des États-Unis, le prési­dent Woodrow Wil­son a adressé au Con­grès des États-Unis le célèbre mes­sage qui devait avoir un énorme impact sur les négo­ci­a­tions des traités de paix.

Ce mes­sage définit ce que sont, selon Wil­son, les con­di­tions d’étab­lisse­ment d’une paix durable. Après quelques prélim­i­naires, comme l’of­fre de l’aide améri­caine au peu­ple russe pour sor­tir le pays de la sit­u­a­tion effroy­able où il se trou­ve, Wil­son for­mule ses fameux ” qua­torze points ” ain­si résumés :

  1. Une diplo­matie procé­dant claire­ment aux yeux de tous.
  2. Lib­erté absolue de nav­i­ga­tion sur mer en dehors des eaux ter­ri­to­ri­ales, même en temps de guerre — et sauf accord international.
  3. Sup­pres­sion autant que pos­si­ble des bar­rières douanières.
  4. Échange de garanties entre nations pour que les arme­ments soient réduits autant que le per­met la sécu­rité des États.
  5. Vaste arrange­ment entre nations sur les prob­lèmes colo­ni­aux de manière à ce que soient respec­tés les droits des pop­u­la­tions colonisées autant que ceux des puis­sances colo­niales ; les droits de ces dernières restant d’ailleurs à définir.
  6. Accueil de la Russie dans le con­cert des nations, accom­pa­g­né d’une aide matérielle impor­tante ; les nou­velles insti­tu­tions russ­es devant être pro­tégées et toute inter­ven­tion mil­i­taire en Russie condamnée.
  7. Restau­ra­tion de la Bel­gique dans sa souveraineté.
  8. Libéra­tion totale du ter­ri­toire français : ” Le tort causé à la France par la Prusse en 1871 en ce qui con­cerne l’Al­sace-Lor­raine, préju­dice qui a trou­blé la paix du monde durant près de cinquante ans, devra être réparé.
  9. Une rec­ti­fi­ca­tion des fron­tières ital­i­ennes devra être opérée ” con­for­mé­ment aux don­nées claire­ment per­cep­ti­bles du principe des nationalités “.
  10. Le développe­ment autonome3 doit être accordé aux peu­ples d’Autriche-Hongrie.
  11. La Ser­bie doit avoir un libre accès à la mer et des garanties d’indépen­dance poli­tique devront être accordées aux États balkaniques.
  12. Les régions non turques sous autorité ottomane devront con­naître ” une sécu­rité absolue d’ex­is­tence et la pleine pos­si­bil­ité de se dévelop­per de façon autonome3, sans être aucune­ment molestées “.
  13. Un État polon­ais indépen­dant est à créer, com­prenant les ter­ri­toires peu­plés de ” pop­u­la­tions indis­cutable­ment polon­ais­es “. Il aura un libre accès à la mer. Les lib­ertés de la nou­velle Pologne seront garanties par un accord international.
  14. ” Il faut qu’une asso­ci­a­tion générale des nations soit con­sti­tuée en ver­tu de con­ven­tions formelles ayant pour objet d’of­frir des garanties mutuelles d’indépen­dance poli­tique et d’in­té­gral­ité ter­ri­to­ri­ale aux petits comme aux grands États. ”

Ce dis­cours fixe les con­di­tions de la paix future et souligne com­bi­en les dirigeants de la nation asso­ciée4 aux Alliés de l’En­tente repoussent toute paix hégé­monique et toute volon­té de dom­i­na­tion sur les pays vaincus.

Annexe I
Les vues de Wilson

L’Amérique est entrée dans la guerre sans aucune­ment songer à restau­r­er l’ordre européen antérieur, celui de l’équilibre des puis­sances. Elle con­sid­érait en out­re la “ Realpoli­tik ” comme immorale. Sa con­cep­tion de l’ordre inter­na­tion­al repo­sait sur la démoc­ra­tie, la sécu­rité col­lec­tive et le droit des peu­ples à dis­pos­er d’eux-mêmes, notion vague et non sans dan­ger, comme le reste du siè­cle l’a mon­tré, droit appelé aus­si “ principe des nation­al­ités ” (qui, curieuse­ment, est une expres­sion ne fig­u­rant pas explicite­ment dans le traité de Versailles).

Quelle dif­férence avec cette Europe du XIXe et du début du XXe siè­cle, dont, aux yeux des Améri­cains, les États avaient une propen­sion à recourir aux armes, cette Europe qui con­sid­érait la poli­tique étrangère comme devant chercher pré­cisé­ment à dis­suad­er les États de faire la guerre, cette Europe qui – et sin­gulière­ment la Grande-Bre­tagne – croy­ait éviter la guerre par l’équilibre des puis­sances ou des blocs de puissance.

Cette Europe qui, par exem­ple et pen­dant tout le XIXe siè­cle, avait tout fait pour éviter l’éclatement de l’Empire ottoman, con­va­in­cue qu’elle était du trou­ble inter­na­tion­al qu’aurait entraîné l’émergence de petits États nou­veaux, a conçu, en 1919, une paix reposant sur le mor­celle­ment de l’Europe – et, en par­ti­c­uli­er, de l’Empire aus­tro- hongrois.

On pour­rait croire dans ces con­di­tions que l’idée de la Société des Nations (en anglais : League of Nations) a été inven­tée par W. Wil­son. Curieuse­ment, il n’en est rien : elle a été souf­flée par les Anglais (le min­istre des Affaires étrangères Edward Grey) à W. Wil­son par l’intermédiaire du colonel House, con­seiller du président.

C’est sans doute la pre­mière man­i­fes­ta­tion de ces “ rap­ports priv­ilégiés ” entre Améri­cains et Bri­tan­niques. Il serait hâtif d’en con­clure que ces derniers voy­aient dans la SDN l’incarnation de leurs principes de poli­tique étrangère. Il s’agissait plutôt d’une manoeu­vre habile pour inciter les Améri­cains à entr­er dans la guerre. Quoi qu’il en soit, W. Wil­son a même – ô para­doxe ! – invo­qué la doc­trine de Mon­roe comme doc­trine devant assur­er la paix mon­di­ale. (Les Mex­i­cains, enten­dant les déc­la­ra­tions cor­re­spon­dantes de Wil­son en jan­vi­er 1917, ont dû être bien éton­nés, eux dont les États-Unis d’Amérique avaient annexé le tiers du pays et envoyé des troupes au Mex­ique l’année précédente.)

Wil­son a écrit en avril 1917 à son con­seiller et con­fi­dent, le colonel House, que, s’il fal­lait forcer l’Europe à partager ces idées, ce serait facile à la fin de la guerre où “ les Alliés seront finan­cière­ment dans nos mains ”.

Pour Wil­son, sur les “ qua­torze points ”, huit sont impérat­ifs (diplo­matie ouverte, lib­erté des mers, désarme­ment général, sup­pres­sion des bar­rières douanières, règle­ment impar­tial des reven­di­ca­tions colo­niales, restau­ra­tion de la Bel­gique, évac­u­a­tion du ter­ri­toire russe, étab­lisse­ment de la Société des Nations), et six moins impérat­ifs* (par­mi lesquels le retour de l’Alsace-Lorraine à la France). Quoi qu’il en soit, les “ qua­torze points ” étaient en droit inter­na­tion­al des objec­tifs révo­lu­tion­naires, mais – et là est le drame – avec de bien faibles moyens et, on le ver­ra, une volon­té très insuff­isante des États pour la mise en oeu­vre d’objectifs aus­si nou­veaux et aus­si ambitieux.

Les Alliés avaient trop besoin des États-Unis d’Amérique pour con­tester à voix haute les asser­tions du prési­dent Wilson.

Or Wil­son comp­tait sur la SDN pour remédi­er aux imper­fec­tions des traités de paix. Nous ver­rons ce qu’il en est advenu.

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* Autonomie des minorités des Empires aus­tro-hon­grois et ottoman, réa­juste­ment des fron­tières ital­i­ennes, évac­u­a­tion des Balka­ns, inter­na­tion­al­i­sa­tion des Dar­d­anelles et créa­tion d’une Pologne indépen­dante de façon com­pat­i­ble avec le principe des nationalités.

Entre ces vues améri­caines ou du moins wilsoni­ennes, pénétrées d’aspi­ra­tions généreuses, mais sou­vent con­fus­es ou naïves et les vues des Alliés, les dif­férences sont con­sid­érables et expliquent les affron­te­ments, notam­ment entre Woodrow Wil­son et Georges Clemenceau qu’a sus­cités l’élab­o­ra­tion du traité — et, pire, les graves décon­v­enues qu’a amenées son application.

[Quelques pré­ci­sions sur ” Les vues de Wil­son ” sont don­nées à l’An­nexe I.]

La fin de la guerre et la situation dans les principaux pays

D’avril à juil­let 1918, les offen­sives alle­man­des ont à plusieurs repris­es fail­li son­ner le glas des Alliés ; mais les con­tre-offen­sives des armées Man­gin et Degoutte et celles de la fin sep­tem­bre (les unes et les autres conçues par le maréchal Foch, généralis­sime des armées alliées5, dans une stratégie com­plète­ment nou­velle) ont défini­tive­ment ren­ver­sé la sit­u­a­tion. Les Alle­mands, mal­gré le traité de Brest-Litovsk (3 décem­bre 1917) qui fait taire leur front ori­en­tal, ne peu­vent plus oppos­er que 91 divi­sions aux 211 divi­sions de Foch. On ne saurait trop insis­ter ici sur l’im­por­tance des troupes améri­caines (11 divi­sions du général Pershing).

Le 29 sep­tem­bre 1918, à son quarti­er général de Spa en Bel­gique, l’empereur d’Alle­magne, Guil­laume II, com­prend que le désas­tre est immi­nent. Il passe courageuse­ment la main aux diplo­mates pour pou­voir leur reprocher ensuite d’avoir signé la capit­u­la­tion alle­mande. Le Kaiser espère un meilleur accueil du prési­dent Wil­son que de Clemenceau ou de Lloyd George. Encore faut-il que la demande de paix soit présen­tée par une per­son­nal­ité n’in­car­nant pas le mil­i­tarisme alle­mand. Aus­si, Guil­laume II fait-il appel à une per­son­nal­ité aux idées libérales, le prince Max de Bade, beau-frère de l’une de ses filles. Devenu chance­li­er, le prince souhaite repouss­er la demande d’armistice et l’empereur lui rétorque : ” Tu n’es pas ici pour créer des dif­fi­cultés au haut com­man­de­ment. ” Le 4 octo­bre le chance­li­er adresse une note par laque­lle il ” prie le prési­dent des États-Unis d’Amérique de pren­dre en main le rétab­lisse­ment de la paix “.

Et ain­si, par échange de notes, entre le 4 et le 27 octo­bre, Wil­son est seul à dia­loguer avec les Alle­mands. Il est vrai que près de deux mil­lions de sol­dats améri­cains ont été débar­qués en France ou engagés sur le front occi­den­tal. Wil­son était égale­ment con­scient des énormes atouts économiques et financiers des États-Unis. Toute­fois, il a com­pris qu’il ne pou­vait négoci­er seul à seul avec Max de Bade les con­di­tions d’un armistice. Com­ment imag­in­er une paix imposée aux Alliés par le dernier pays entré en guerre et la prin­ci­pale nation vaincue ?

Aus­si Wil­son a‑t-il con­fié aux respon­s­ables mil­i­taires alliés, et en pre­mier lieu au maréchal Foch, le soin de dicter à l’Alle­magne les con­di­tions de l’armistice ; mais entre la fin octo­bre et le 11 novem­bre 1918, à savoir le 9 novem­bre, une révo­lu­tion a éclaté en Alle­magne et l’Em­pire alle­mand s’est écroulé.

Cela nous entraîn­erait trop loin de notre sujet de suiv­re les événe­ments trag­iques qui se sont pro­duits alors en Alle­magne qui est dev­enue le 9 novem­bre une République6 avec comme prési­dent le chef social-démoc­rate Friedrich Ebert. Ce qui précède suf­fit toute­fois pour com­pren­dre com­bi­en la sit­u­a­tion poli­tique alle­mande était trag­ique et con­te­nait les ger­mes des graves ressen­ti­ments et des luttes ultérieures.
Après les trois années révo­lu­tion­naires qu’a con­nues l’Eu­rope (1917–1918-1919) la paix y a établi un cer­tain calme inter­na­tion­al appar­ent ; mais il aurait fal­lu que la paix de Ver­sailles ait été une con­struc­tion d’une sagesse générale — et mise en œuvre avec une unité et une per­sévérance sans faille — pour que ce calme ait été pro­fond et durable.

Or les traités ont été impar­faits, essen­tielle­ment parce que leurs auteurs n’ont pas su com­pren­dre l’im­por­tance des cat­a­clysmes poli­tiques, économiques et soci­aux qui avaient sur­gi. Encore faut-il, avant de chercher à com­pren­dre ce qu’ont été l’élab­o­ra­tion des traités, leur con­tenu et leur appli­ca­tion, tenir compte de ce qu’é­taient les sit­u­a­tions et les men­tal­ités dans les prin­ci­paux pays con­cernés au lende­main de l’armistice.

En France, l’ob­jec­tif majeur est celui de la resti­tu­tion de l’Al­sace-Lor­raine, mais aus­si d’as­sur­er au pays la sécu­rité et de ban­nir le risque d’une guerre de revanche, d’où un cer­tain souhait de mor­celle­ment de l’Alle­magne. Toute­fois celui-ci ne serait admis ni par les États-Unis ni par la Grande-Bre­tagne. Un accord secret fran­co-russe avait été signé par Briand en 1917, qui prévoy­ait le détache­ment de l’Alle­magne des ter­ri­toires de la rive gauche du Rhin pour for­mer un ” État autonome et neu­tral­isé ” placé sous l’oc­cu­pa­tion des Alliés jusqu’à la sat­is­fac­tion com­plète des con­di­tions et garanties que stip­ulerait le traité de paix ; mais l’ef­fon­drement du régime tsariste avait ren­du cet accord caduc.

Un autre objec­tif unanime­ment recher­ché par l’opin­ion publique et par­lemen­taire est la répa­ra­tion inté­grale par l’Alle­magne des dom­mages aux per­son­nes et aux biens qui ont été la con­séquence de l’in­va­sion, d’où la for­mule ” L’Alle­magne paiera “.

L’Ital­ie, lors de son entrée en guerre au print­emps de 1915, avait par le traité de Lon­dres (26 avril 1915) reçu la promesse de divers avan­tages ter­ri­to­ri­aux por­tant notam­ment sur la haute val­lée de l’Adi­ge, Tri­este, l’Istrie et la Dal­matie du nord. Or l’Amérique n’avait pas été par­tie à ce traité antérieur de deux ans à son entrée en guerre.

La Bel­gique, ou du moins une grande par­tie de son opin­ion publique, avait elle-même des espoirs ter­ri­to­ri­aux impor­tants, mais son impli­ca­tion mod­este dans les négo­ci­a­tions de la paix ne lui a per­mis de les sat­is­faire que dans une très faible mesure.
Le nation­al­isme des États nou­veaux ou rénovés — en con­séquence de l’é­clate­ment voulu de l’Em­pire aus­tro-hon­grois — prend appui sur les ” qua­torze points ” de Wil­son et il retient du principe de libre dis­po­si­tion des peu­ples le droit que pos­séderait une ” nation­al­ité ” de for­mer un État. Ce nation­al­isme ne veut pas tenir compte du flou que recèle ce con­cept de nation­al­ité, ni les dif­fi­cultés énormes que soulève son appli­ca­tion dans des con­trées où des pop­u­la­tions dif­férant par l’his­toire et par la langue sont mêlées de façon inex­tri­ca­ble. Il tend, partout où il s’ex­erce, à faire établir par le traité de pro­fonds remaniements ter­ri­to­ri­aux aggra­vant inévitable­ment les ressen­ti­ments mutuels des peu­ples concernés.

Au Roy­aume-Uni et aux États-Unis d’Amérique, ces moteurs nation­al­istes sont beau­coup moins présents et même non tou­jours com­pris. Le Roy­aume-Uni aspire à retrou­ver son rôle d’an­tan en Extrême-Ori­ent ; mais en Europe il con­sid­ère que l’armistice et ses con­séquences suff­isent à empêch­er l’hégé­monie alle­mande et la men­ace d’une grande flotte de guerre alle­mande. Il revient donc à sa diplo­matie tra­di­tion­nelle : équili­bre des forces sur le con­ti­nent et libre-échange. Il estime que la restau­ra­tion de l’é­conomie alle­mande est indis­pens­able à la recon­struc­tion économique de l’Eu­rope. Enfin le bolchévisme est pour lui un fac­teur essen­tiel de la poli­tique européenne.

Aux États-Unis, mais nous y revien­drons plus loin, l’op­po­si­tion répub­li­caine à la poli­tique de Wil­son est crois­sante et son chef, Hen­ry Cabot Lodge, veut avant tout éviter que les États-Unis soient amenés à pren­dre pour l’avenir des respon­s­abil­ités dans les affaires mon­di­ales. Cette oppo­si­tion ne com­prend pas qu’au­cune forme d’iso­la­tion­nisme n’est com­pat­i­ble avec le développe­ment con­sid­érable des rela­tions économiques extérieures qu’am­bi­tion­nent les États-Unis.

L’Alle­magne a accep­té, pour obtenir l’armistice, de pren­dre pour base de la paix les ” qua­torze points ” du prési­dent Wilson.

Le principe de libre dis­po­si­tion des peu­ples lui sem­ble la pro­téger con­tre annex­ions ou détache­ments ter­ri­to­ri­aux. Cer­tains même en Alle­magne entrevoient dans ce principe la pos­si­bil­ité d’ex­ten­sions ter­ri­to­ri­ales par le rat­tache­ment des sept mil­lions d’Alle­mands d’Autriche et des trois mil­lions de Bohême. Enfin, con­sciente des craintes du bolchévisme ressen­ties par les Alliés, l’Alle­magne espère éviter des con­di­tions trop dures par la men­ace d’une col­lu­sion germano-russe.

Ces indi­ca­tions mérit­eraient d’être com­plétées par un exa­m­en de la sit­u­a­tion poli­tique et sociale dans les pays con­cernés. Bor­no­ns-nous, faute de temps, à rap­pel­er qu’un peu partout — et sin­gulière­ment en Alle­magne — se dévelop­pait la con­tes­ta­tion sociale, en par­ti­c­uli­er l’ac­tion des social­istes (SPD) et des com­mu­nistes ; con­tes­ta­tion allant jusqu’à des mou­ve­ments insur­rec­tion­nels, comme ceux des spar­tak­istes (Rosa Lux­em­burg, Karl Liebknecht…) à Berlin au début de jan­vi­er 1919. Par­al­lèle­ment, la théorie du ” coup de poignard dans le dos ” prend nais­sance en Alle­magne chez les extrémistes de droite ain­si que le ressen­ti­ment con­tre le ” dik­tat ” de Versailles.

Annexe II
Extrait d’un échange de vues entre Wil­son et Clemenceau

Le président Wilson

Il n’y a pas de nation plus intel­li­gente que la nation française. Si vous me lais­sez lui expos­er franche­ment ma manière de voir, je n’ai pas peur de son juge­ment. Sans doute, s’ils voy­aient que nous n’appliquons pas partout le même principe, les Français n’accepteraient pas une solu­tion qui leur paraî­trait défa­vor­able ; mais si nous leur mon­trons que nous faisons de notre mieux pour agir juste­ment partout où se posent des prob­lèmes ana­logues, le sen­ti­ment de jus­tice qui est dans le cœur du peu­ple français se lèvera pour me répon­dre : “ Vous avez rai­son. ” J’ai une idée si haute de l’esprit de la nation française que je crois qu’elle acceptera tou­jours un principe fondé sur la jus­tice et appliqué avec égalité.

L’annexion à la France de ces régions n’a pas de base his­torique suff­isante. Une par­tie de ces ter­ri­toires n’a été française que pen­dant vingt-deux ans ; le reste a été séparé de la France pen­dant plus de cent ans. La carte de l’Europe est cou­verte, je le sais, d’injustices anci­ennes que l’on ne peut pas toutes répar­er. Ce qui est juste, c’est d’assurer à la France la com­pen­sa­tion qui lui est due pour la perte de ses mines de houille, et de don­ner à l’ensemble de la région de la Sarre les garanties dont elle a besoin pour l’usage de son pro­pre char­bon. Si nous faisons cela, nous fer­ons tout ce que l’on peut nous deman­der raisonnablement.

M. Clemenceau

Je prends acte des paroles et des excel­lentes inten­tions du Prési­dent Wil­son. Il élim­ine le sen­ti­ment et le sou­venir : c’est là que j’ai une réserve à faire sur ce qui vient d’être dit. Le Prési­dent des États-Unis mécon­naît le fond de la nature humaine. Le fait de la guerre ne peut être oublié. L’Amérique n’a pas vu cette guerre de près pen­dant les trois pre­mières années ; nous, pen­dant ce temps, nous avons per­du un mil­lion et demi d’hommes. Nous n’avons plus de main‑d’oeuvre. Nos amis anglais, qui ont per­du moins que nous, mais assez pour avoir aus­si beau­coup souf­fert, me comprendront.

Nos épreuves ont créé dans ce pays un sen­ti­ment pro­fond des répa­ra­tions qui nous sont dues ; et il ne s’agit pas seule­ment de répa­ra­tions matérielles : le besoin de répa­ra­tions morales n’est pas moins grand. Les doc­trines qui vien­nent d’être invo­quées per­me­t­traient si elles étaient inter­prétées dans toute leur rigueur, de nous refuser aus­si bien l’Alsace-Lorraine. En réal­ité, la Sarre et Lan­dau font par­tie de la Lor­raine et de l’Alsace.

Je n’oublierai jamais que nos amis améri­cains, comme nos amis anglais, sont venus ici nous aider dans un moment de dan­ger suprême, et je vais vous dire l’argument que je tiens en réserve pour les Français, si je ne parviens pas à vous con­va­in­cre. Je leur dirai : “ Sup­posez que les Anglais et les Améri­cains nous aient posé des con­di­tions avant de venir à notre sec­ours : les auriez-vous accep­tées ou non ? ”

Je vous livre mon argu­ment, je me mets entre vos mains, pour vous prou­ver com­bi­en je sens tout ce que nous vous devons.

Mais vous ren­drez jus­tice à l’humanité en recon­nais­sant un sen­ti­ment qui est autre chose que vos principes, mais qui n’en est pas moins profond.

Je suis vieux. Dans quelques mois, j’aurai quit­té pour tou­jours la vie poli­tique. Mon dés­in­téresse­ment est absolu. Comme le dis­ait l’autre jour M. Lloyd George, il n’y a pas de plus beau rôle que de suc­comber en défen­dant une cause juste. Je ne souhaite pas de plus belle fin ; je ne souhaite à per­son­ne de plus belle fin. Je sou­tiendrai devant le Par­lement les con­clu­sions aux­quelles nous serons arrivés ensem­ble. Mais ici, entre nous, lais­sez-moi vous dire que vous per­drez une occa­sion de sceller un anneau de plus à la chaîne d’affection qui attache la France à l’Amérique.

Je respecte votre sen­ti­ment, qui est très hon­or­able. Votre rôle est grand. Mais vous allez à l’encontre de votre but. Vous ne sèmerez pas la haine ; mais vous ren­con­tr­erez des amer­tumes et des regrets. Voilà pourquoi il faut arriv­er à une jus­tice non math­é­ma­tique, mais qui tienne compte du sentiment.

Vous êtes prêts à nous faire jus­tice au point de vue économique : je vous en remer­cie. Mais les néces­sités économiques ne sont pas tout. L’histoire des États-Unis est une his­toire glo­rieuse, mais courte. Cent ans pour vous, c’est une péri­ode très longue ; pour nous, c’est peu de chose. J’ai con­nu des hommes qui avaient vu de leurs yeux Napoléon. Nous avons notre con­cep­tion de l’Histoire qui ne peut pas être tout à fait la même que la vôtre.

Je vous demande sim­ple­ment de penser à ce que je viens de dire lorsque vous serez seul et de vous deman­der en con­science si cela ne con­tient pas une part de vérité.

Le président Wilson

Je vous remer­cie des très belles paroles que vous avez pronon­cées ; j’en sens toute la grav­ité. Je n’ai pas une con­fi­ance exces­sive dans mon juge­ment per­son­nel. Mais je voudrais, avant de ter­min­er cette dis­cus­sion, revenir sur un seul point.

Je crois comme vous que le sen­ti­ment est la force la plus puis­sante qui existe dans le monde. Quelqu’un me dis­ait un jour : “ L’intelligence est la sou­veraine du monde. ” Je lui répondis : “ S’il en est ain­si, c’est une sou­veraine qui règne, mais qui ne gou­verne pas. ”

Je crains beau­coup la trans­for­ma­tion de l’enthousiasme en un dés­espoir aus­si vio­lent que le bolchévisme qui dit : “ Il n’y a pas de jus­tice dans le monde ; tout ce qu’on peut faire c’est se venger par la force des injus­tices com­mis­es aupar­a­vant par la force. ” Ce que je cherche, c’est à ne pas dévi­er de la voie où se dirige cette grande poussée du monde vers la jus­tice. Je ne veux rien faire qui per­me­tte de dire de nous : “ Ils pro­fessent de grands principes ; mais ils ont admis des excep­tions partout où soit le sen­ti­ment, soit l’intérêt nation­al, leur fai­sait désir­er de dévi­er de la règle. ”

Je m’excuse d’avoir par­lé ain­si. Il m’est pénible de m’opposer à vous : je ne pour­rais faire autrement sans man­quer à mon devoir.

L’élaboration des traités

Comment ne pas rappeler que la Grande Guerre a fait environ 8 millions de morts, 1,4 million en France et 1,8 million en Allemagne

En France, il y a eu 2,8 mil­lions de blessés (dont 50 % deux fois) et 10 % de la pop­u­la­tion active mas­cu­line a dis­paru, pour­cent­age à com­par­er à ceux de l’Alle­magne 9,8 %, de l’Autriche-Hon­grie 9,5 %, de l’I­tal­ie 6,2 %, du Roy­aume-Uni 5,1 %, de la Russie 4,5 %, de la Bel­gique 1,9 % et des États-Unis 0,2 %. C’est dire que l’af­faib­lisse­ment démo­graphique dans les pays d’Eu­rope con­cernés a été impor­tant et durable. En France, 7 % du ter­ri­toire a été rav­agé. On estime à 135 GF les sommes néces­saires pour remet­tre en valeur ces ter­ri­toires. Les pertes finan­cières ont été con­sid­érables et la dette publique, de 33 GF avant la guerre, a été mul­ti­pliée par 7. En par­ti­c­uli­er, la France doit 7 G $ à la Grande-Bre­tagne et aux États-Unis, qui à la fin de la guerre déti­en­nent la moitié du stock d’or mondial.

La prospérité économique et finan­cière des États-Unis était large­ment due à leur rôle de four­nisseurs pen­dant les trente-deux mois où ils sont restés neu­tres. Les États-Unis ont béné­fi­cié de 1914 à la fin de 1918 d’un excé­dent con­sid­érable de la bal­ance com­mer­ciale. Cette prospérité n’a pas pour autant assuré la sta­bil­ité poli­tique, puisque, en novem­bre 1916 lors de la réélec­tion de Woodrow Wil­son, les démoc­rates ne l’avaient emporté que par une faible majorité et n’avaient au Sénat qu’une majorité de deux sièges ; mais surtout les élec­tions lég­isla­tives du 5 novem­bre 1918 (six jours avant l’armistice !) ont don­né aux Répub­li­cains une majorité de deux sièges au Sénat et de 39 sièges à la Cham­bre des représen­tants. C’est dire que Wil­son, au moment où s’ou­vre la Con­férence de la paix, a une posi­tion poli­tique con­sid­érable­ment affaib­lie. Cela ne s’est guère fait sen­tir pen­dant la Con­férence, mais après sa con­clu­sion et, comme nous le ver­rons, d’une façon tragique.

Georges Clemenceau, tenu à la pru­dence par des con­sid­éra­tions de poli­tique intérieure comme par les néces­sités d’une négo­ci­a­tion qui s’an­nonçait très dure, ne s’est pas lié par des déc­la­ra­tions publiques et le seul dis­cours qu’il prononce à la Cham­bre des députés avant l’ou­ver­ture de la Con­férence, le 29 décem­bre 1918, se borne à faire allu­sion aux diver­gences qui exis­tent entre les reven­di­ca­tions français­es et le pro­gramme améri­cain, inspiré par la ” noble can­deur ” du prési­dent Wil­son. C’est dans un mémoran­dum à l’in­ten­tion du gou­verne­ment anglais qu’il tâte le ter­rain le 20 novem­bre 1918 en for­mu­lant trois prob­lèmes qu’il dit essentiels :

  • Les fron­tières occi­den­tales de l’Alle­magne et la neu­tral­i­sa­tion mil­i­taire de la rive gauche du Rhin, sans mod­i­fi­ca­tion du statut poli­tique. La France revendique pour l’Al­sace-Lor­raine la fron­tière de 1814 et demande en out­re à recevoir la pro­duc­tion des mines de la Sarre.
  • La Pologne devra être ” com­plète­ment ” restau­rée (dis­trict polon­ais de Prusse occi­den­tale, Haute-Silésie, accès à la mer), car ” la France a besoin d’une Pologne forte, anti-alle­mande et anti-bolchévique “.
  • Le statut de l’Alle­magne. Celle-ci choisira son sys­tème de gou­verne­ment, mais les Alliés auraient intérêt à favoris­er des ten­dances fédéralistes.

On voit que, con­traire­ment à une idée assez répan­due, G. Clemenceau ne recher­chait aucune­ment ni l’an­nex­ion de pop­u­la­tions alle­man­des ni le mor­celle­ment de l’Alle­magne. Quant à l’énorme ques­tion des répa­ra­tions, elle n’a pas encore sur­gi. Les vues de Wil­son et de Clemenceau sont très opposées, comme le mon­trent par exem­ple les échanges de vues rap­portés par Paul Man­toux, l’of­fici­er inter­prète du Con­seil des Qua­tre, dans Les Délibéra­tions du Con­seil des Qua­tre (t. I, p. 69 à 73, cf. annexe ii).

Wil­son con­naît mal l’Eu­rope et ses objec­tifs ne con­cer­nent pas l’Eu­rope, mais le monde. En out­re, à ses yeux la ” clique mil­i­taire alle­mande ” était opposée au bon peu­ple et si, pour les Alle­mands, ni les mil­i­taires ni le peu­ple alle­mand ne sont coupables, pour les Alliés les uns et les autres sont coupables.

Il ne faut pas néan­moins accepter l’idée d’une oppo­si­tion frontale entre le prési­dent améri­cain et le prési­dent du Con­seil français. Wil­son, pro­fesseur de droit idéal­iste, était aus­si un homme d’ac­tion — et sinon com­ment aurait-il fait une car­rière poli­tique ? — ; il savait s’at­tach­er avec minu­tie aux détails, et même par­fois trop. Quant à Clemenceau, il n’a pas été, quoi qu’on en ait dit, un cynique face à Wil­son. Il a réservé le cynisme et les mots durs à d’autres, en dis­ant par exem­ple de Ray­mond Poin­caré ” Il sait tout et ne com­prend rien ” et d’Aris­tide Briand : ” Il com­prend tout et ne sait rien. ”

L’organisation de la Conférence et les traités eux-mêmes

► Le Traité de Versailles

Il a été signé le 28 juin 1919 entre l’Alle­magne et les puis­sances alliées et asso­ciées dans la galerie des Glaces — où l’Em­pire alle­mand (IIe Reich) avait été proclamé le 18 jan­vi­er 1871.

La Con­férence de la paix s’est réu­nie à Paris du 13 jan­vi­er 1919 au 10 juil­let 1919. Le tra­vail a été pré­paré par 52 comités d’ex­perts soumet­tant d’abord leurs déci­sions au Con­seil des Dix (cinq chefs d’É­tat ou de gou­verne­ment : France, Ital­ie, Japon, Roy­aume-Uni, États-Unis d’Amérique et leurs min­istres des Affaires étrangères), puis au Con­seil des Qua­tre (France : Clemenceau, Ital­ie : Orlan­do, Roy­aume-Uni : Lloyd George et États-Unis : Wil­son) — et ce (deux­ième phase) à par­tir du 14 mars 1919 (145 séances du Con­seil des Qua­tre) entre cette date et le 6 mai 1919. La troisième phase (du 7 mai au 28 juin 1919) a été con­sacrée, prin­ci­pale­ment par échange de notes, à un dia­logue entre les Qua­tre et les Allemands.

La pre­mière phase fut con­sacrée à l’élab­o­ra­tion des 21 pre­miers arti­cles du traité ; ils pré­fig­urent le pacte fon­da­teur de la Société des Nations. Ce tra­vail a été prin­ci­pale­ment celui des experts, mais Wil­son a tenu à assis­ter per­son­nelle­ment à un grand nom­bre de réunions.

Les négo­ci­a­tions ont été ralen­ties pen­dant la péri­ode du 15 févri­er au 13 mars 1919, où Wil­son était aux États-Unis7.

Pen­dant la troisième phase, déci­sive, trois con­flits poli­tiques majeurs ont sur­gi — comme le pré­cisent les comptes ren­dus offi­ciels rédigés par Sir Mau­rice Han­key, secré­taire du Con­seil des Qua­tre, et ceux (Les Délibéra­tions du Con­seil des Qua­tre — 2 tomes — Imprimerie nationale) de l’of­fici­er inter­prète, Paul Mantoux :

  • Wil­son refuse à la France l’oc­cu­pa­tion per­ma­nente de la rive gauche du Rhin et l’an­nex­ion de la Sarre ;
  • Wil­son ten­ta sans suc­cès de faire renon­cer le Japon à la suc­ces­sion aux droits alle­mands dans le Chandong ;
  • Wil­son refuse l’an­nex­ion par l’I­tal­ie de la côte dalmate.

Il n’y a pas eu de négo­ci­a­tion véri­ta­ble avec les Alle­mands à qui le texte du traité (précédé du pacte de la SDN, arti­cles 1 à 26) n’a été com­mu­niqué que le 7 mai 1919. Ceux-ci ont mar­qué une vio­lente oppo­si­tion et ont présen­té le 29 mai des con­tre-propo­si­tions que les Qua­tre ont dis­cutées. Les Bri­tan­niques veu­lent saisir l’oc­ca­sion pour mod­i­fi­er le traité, notam­ment pour intro­duire un référen­dum sur le sort de la Haute-Silésie (séparée de la Pologne depuis sept siè­cles) et pour que l’oc­cu­pa­tion de la Rhé­nanie ne soit pas pro­longée pen­dant quinze ans, enfin que les répa­ra­tions aux­quelles étaient oblig­és les Alle­mands n’aient pas un car­ac­tère indéfi­ni et illimité.

Wil­son, en posi­tion d’ar­bi­tre, incline à lim­iter le mon­tant des répa­ra­tions à 120 mil­liards de marks-or : cela, tout à la fois, effraierait les Alle­mands et décevrait l’opin­ion publique anglaise et française.

Finale­ment, très peu de mod­i­fi­ca­tions sont intro­duites, les prin­ci­pales étant : a) que l’Alle­magne con­serve la Haute-Silésie jusqu’à un référen­dum devant avoir lieu trois ans après et b) que l’Alle­magne pour­ra entr­er dans la SDN ” dans un avenir proche ” à con­di­tion qu’elle respecte cor­recte­ment les stip­u­la­tions du traité.

Cette réponse, sous la forme d’un ulti­ma­tum des Alliés remis aux Alle­mands le 16 juin, provoque le 21 juin 1919 la démis­sion du cab­i­net Schei­de­mann. Le prési­dent du Reich, Friedrich Ebert, appelle un autre social-démoc­rate, Bauer, à for­mer un nou­veau gou­verne­ment. D’autres dis­cus­sions eurent lieu dans la nuit au sein du cab­i­net Bauer et avec l’é­tat-major général. Le min­istre des Finances, Erzberg­er, et le min­istre des Affaires étrangères, Her­mann Müller, par­ti­sans de sign­er, l’emportèrent et le 28 juin 1919 Müller signe dans la galerie des Glaces du château de Versailles.

► Les Traités des banlieues

En voici les prin­ci­pales dispositions.

• Traité de Saint-Ger­main-en-Laye (10 sep­tem­bre 1919) entre l’Autriche8 et les Alliés.

Vienne n’en­tre­tien­dra plus de forces mil­i­taires (sauf 30 000 hommes), versera des dom­mages de guerre et n’al­ién­era pas son indépen­dance sans le con­sen­te­ment unanime de la SDN. La Bukovine est rat­tachée à la Roumanie.

• Traité de Neuil­ly (27 novem­bre 1919) entre la Bul­gar­ie et les Alliés.

Perte de la Thrace occi­den­tale (qui va à la Grèce), de la Dobroud­ja du Sud (à la Roumanie) et de quelques dis­tricts macé­doniens. Lim­i­ta­tion des forces armées. Verse­ment de réparations.

• Traité de Tri­anon (4 juin 1920) entre la Hon­grie et les Alliés.

Réduc­tion de la Hon­grie de 325 000 à 93 000 km2, et, par con­séquent, de la pop­u­la­tion de 21 à 8 mil­lions d’habitants.

Slo­vaquie et Ruthénie attribuées à la Tché­coslo­vaquie (créée de toutes pièces, ain­si que la Yougoslavie) ; Croat­ie et Slovénie à la Yougoslavie. Lim­i­ta­tion des forces armées à 35 000 hommes.

Pour sat­is­faire leurs nou­veaux alliés — Tché­coslo­vaquie, Roumanie, Yougoslavie -, les vain­queurs acceptent d’en­frein­dre le principe des nationalités :

  • fron­tière de la Tché­coslo­vaquie très au Sud (sur le Danube), ce qui a pour effet d’en­glober des cen­taines de mil­liers de Hongrois ;
  • incor­po­ra­tion de villes (Timisoara, Arad…, reliées par un axe fer­rovi­aire et routi­er) à la Roumanie, d’où une autre frange de pop­u­la­tions hongroises ;
  • autre excep­tion à la fron­tière yougoslave.

En con­séquence, quelque 2 750 000 Hon­grois devi­en­nent ressor­tis­sants d’autres pays (dont 1 500 000 en Roumanie). Quant à la Hon­grie réduite, elle abrite 480 000 Alle­mands et 100 000 Slovaques.

• Traité de Sèvres (10 août 1920) entre la Turquie et les Alliés.

Il est la con­séquence de la défaite ger­mano-turque con­sacrée par l’armistice de Moudros (31 octo­bre 1918).

La Turquie est réduite d’un cinquième de sa super­fi­cie. Turquie d’Eu­rope réduite à peu près à Istan­bul. Détache­ment de la région de Smyrne, de l’Ar­ménie, du Kur­dis­tan et du sud-est de l’Ana­tolie. Un nou­veau statut des détroits est imposé, ain­si que le rétab­lisse­ment des Capit­u­la­tions. L’ar­mée est lim­itée à 50 000 hommes.

• Traité de Lau­sanne (24 juil­let 1923) avec la Turquie.

À la suite de la guerre menée en 1922–1923 par Mustafa Kemal con­tre les Grecs, le traité de Lau­sanne se sub­stitue à celui de Sèvres.

Les Capit­u­la­tions sont abrogées. La Thrace occi­den­tale, la région de Smyrne, l’Ar­ménie et le sud-est de l’Ana­tolie retour­nent à la Turquie.

Les con­séquences de ce traité de Lau­sanne ont été par­ti­c­ulière­ment trag­iques pour les Arméniens. L’an­nexe IV ” Sort de l’Ar­ménie de 1878 à 1991 ” replace cette tragédie dans sa per­spec­tive historique.

Les stipulations économiques

Avant de pass­er à l’ex­a­m­en des dif­fi­cultés d’ap­pli­ca­tion des traités et à l’opin­ion qu’on peut avoir sur eux, indiquons ce qu’ont été pour l’essen­tiel les stip­u­la­tions économiques, dont les prin­ci­pales por­taient sur les répa­ra­tions. Ce sont prob­a­ble­ment ces dernières qui ont soulevé le plus de dif­fi­cultés d’application.

Les stip­u­la­tions économiques générales por­tent sur :

  • la séques­tra­tion des biens privés des Alle­mands étab­lis dans les pays alliés ou associés ;
  • l’in­ter­na­tion­al­i­sa­tion des grandes voies flu­viales allemandes ;
  • l’ou­ver­ture du canal de Kiel en temps de paix, sans tax­es discriminatoires ;
  • l’oblig­a­tion pour l’Alle­magne d’ap­pli­quer, aux puis­sances alliées et asso­ciées, dans les rela­tions com­mer­ciales, le traite­ment de la nation la plus favorisée ;
  • la ces­sion de tous les navires marchands de plus de 1 600 ton­neaux et de la moitié de ceux jaugeant 1 000 à 1 600 tonneaux.

L’étab­lisse­ment des claus­es rel­a­tives aux répa­ra­tions a don­né lieu à des débats très dif­fi­ciles entre les gou­verne­ments alliés et asso­ciés. Le principe, qui avait été inclus dans la con­ven­tion d’armistice, était que devaient recevoir com­pen­sa­tion ” tous les dom­mages subis par les pop­u­la­tions civiles des nations alliées et par leurs pro­priétés du fait des forces armées de l’Allemagne “.

Les diver­gences entre les vain­queurs ont porté sur la déf­i­ni­tion de ces dommages :

  • coût de la restau­ra­tion des régions envahies ?
  • inclu­sion des pen­sions des com­bat­tants et de leurs familles ?
  • inclu­sion des frais de guerre ?
    et sur l’é­val­u­a­tion des mon­tants, ain­si que les con­di­tions de paiement.

    Les Alliés et Asso­ciés n’ont pu par­venir à aucun accord complet :

  • le principe du paiement des pen­sions a été admis et, compte tenu de ce que la capac­ité totale des paiements par l’Alle­magne était en fait pla­fon­née, ce principe favori­sait la Grande-Bre­tagne qui n’avait guère subi de dom­mages sur son sol et que les claus­es sur la flotte alle­mande satisfaisaient ;
  • les frais de guerre ont été exclus ;
  • quant au mon­tant total, faute d’un accord sur une somme for­faitaire, il n’a pas été fixé, mais il a été décidé que l’Alle­magne devrait vers­er, dans un délai de deux ans, un ” acompte ” de 25 GF or et qu’au terme de ce délai, une ” com­mis­sion des répa­ra­tions ” fix­erait le mon­tant total et les modal­ités de verse­ment sur la base d’une meilleure appré­ci­a­tion de la capac­ité de paiement de l’Allemagne.

Toute­fois les Alliés et Asso­ciés sont unanimes à estimer néces­saire la recon­nais­sance par le vain­cu du fonde­ment juridique des paiements de répa­ra­tions. Aus­si incor­porent-ils dans le traité de Ver­sailles l’article 231 par lequel l’Allemagne recon­naît qu’elle est respon­s­able des dom­mages subis par les pop­u­la­tions des États vain­queurs “ en con­séquence de la guerre qui leur a été imposée par l’agression de l’Allemagne et de ses Alliés ”.

Annexe III
Wil­son désavoué

Comme on l’a vu, les élec­tions lég­isla­tives du 5 novem­bre 1918, soit six jours avant l’armistice, ont don­né aux Répub­li­cains une majorité de deux sièges au Sénat et de 39 à la Cham­bre des représen­tants. Ain­si pou­vait aisé­ment se déchaîn­er l’ennemi per­son­nel et poli­tique le plus acharné de Woodrow Wil­son, Hen­ry Cabot Lodge*, prési­dent de la com­mis­sion séna­to­ri­ale des Affaires étrangères. Il abusa de ce poste pour faire traîn­er les débats, par exem­ple en procé­dant à la lec­ture inté­grale et à haute voix du traité, par­fois dans une salle de com­mis­sion vide. En out­re, avec une malig­nité avérée, il a appelé à l’aide les citoyens “ à traits d’union ” (“ hyphen­ates ” en anglais des États-Unis), c’est-à-dire les Irlan­do- Améri­cains qui détes­taient la Grande-Bre­tagne pour n’avoir pas libéré l’Irlande ; les Ita­lo-Améri­cains qui ressen­taient de l’amertume du fait que leur patrie d’origine n’avait pas béné­fi­cié davan­tage du dis­posi­tif de paix ; les Ger­mano-Améri­cains qui con­damnaient les claus­es de répa­ra­tion et bien d’autres.

Face à ces pres­sions pour qu’il amende le traité, Wil­son res­ta ferme. Par exem­ple il maintint que tel arti­cle – l’article 10 – con­cer­nant la Société des Nations ne pou­vait être mod­i­fié sans déna­tur­er l’ensemble du projet.

Las des lenteurs voulues par ses adver­saires et organ­isées par Cabot Lodge, Wil­son se réso­lut à en appel­er à nou­veau au peu­ple ; mais il était fatigué et malade, usé pen­dant des années par un tra­vail dépas­sant les pos­si­bil­ités nor­males d’un homme. Son médecin l’avait mis en garde, mais cet Écos­sais com­bat­if, ce pres­bytérien vision­naire, ce prophète ne l’a pas écouté. Il a entre­pris en sep­tem­bre 1919 un périple d’un mois au cours duquel il a par­cou­ru plus de 12 000 km et pronon­cé près de 40 dis­cours devant des audi­ences générale­ment ent­hou­si­astes ; mais à Pueblo, dans le Col­orado, la fatigue l’a ter­rassé. Ramené d’urgence à Wash­ing­ton et souf­frant d’une attaque, il fut dans l’incapacité d’exercer plus longtemps sa charge gouvernementale.

Les chances d’approbation du traité par le Con­grès améri­cain en furent encore dimin­uées – et très grave­ment. Lodge s’acharna, notam­ment con­tre l’article 10, récla­mant un amende­ment de celui-ci qui aurait don­né le dernier mot au Con­grès pour l’emploi des forces armées améri­caines. Si Wil­son avait accep­té, la majorité des deux tiers exigée pour la rat­i­fi­ca­tion aurait presque cer­taine­ment été obtenue ; mais, Wil­son ayant refusé, la rat­i­fi­ca­tion fut repoussée en novem­bre 1919 et la sec­onde mise aux voix, réclamée par l’opinion publique, se con­clut elle aus­si néga­tive­ment. Wil­son quit­ta la prési­dence en mars 1921** et survé­cut trois ans.

Ain­si, le traité de paix, conçu en grande par­tie par Wil­son à la lumière de ses “ qua­torze points ”, ne fut jamais rat­i­fié par les États-Unis qui signèrent le 25 août 1921 une paix séparée avec l’Allemagne***, la veille du jour où des nation­al­istes alle­mands ont assas­s­iné Erzberg­er, le négo­ci­a­teur alle­mand de l’armistice de 1918 !

La garantie des fron­tières de la France (pacte de garantie promis par Wil­son à la France) n’est aucune­ment men­tion­née dans ce traité ger­mano-améri­cain ; et de sur­croît la Grande-Bre­tagne a jugé ne pas pou­voir don­ner suite à la promesse de garantie qu’elle aus­si avait donnée.

Et, comble d’ironie, les États-Unis n’adhérèrent pas, ni alors ni d’ailleurs plus tard, à cette Société des Nations que Wil­son avait voulue si forte­ment, au point d’exiger que la pre­mière phase des négo­ci­a­tions de Ver­sailles soit con­sacrée à l’élaboration des 21 pre­miers arti­cles du traité – et qui con­sti­tu­aient l’essentiel du pacte fon­da­teur de la SDN !

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* À ne pas con­fon­dre avec son fils et homonyme, qui joua un rôle poli­tique après la Sec­onde Guerre mondiale.
** War­ren G. HARDING, répub­li­cain, lui suc­cé­da et entra en fonc­tion en mars 1921.
*** Ce que juridique­ment per­me­t­tait le statut d’associé – et non d’allié – des États-Unis.

Cette rédac­tion était d’une grande habileté de forme, car, jointe à celle de l’ar­ti­cle 232 (qui se bor­nait à con­stater une évi­dence : l’Alle­magne ne pour­rait pas pay­er tout le prix de ces dom­mages), elle per­me­t­tait à Wil­son de l’in­ter­préter comme l’aveu par l’Alle­magne de sa respon­s­abil­ité morale et à Lloyd George et Clemenceau de l’in­ter­préter comme la recon­nais­sance de la respon­s­abil­ité finan­cière de l’Allemagne.

Ces stip­u­la­tions économiques et finan­cières du traité de Ver­sailles ont été vive­ment cri­tiquées par cer­tains. John May­nard Keynes a été le pre­mier et le plus extrême d’en­tre eux (cf. son livre men­tion­né dans l’in­tro­duc­tion du présent texte).

L’essen­tiel de la cri­tique de Keynes ne porte pas seule­ment sur les répa­ra­tions, mais sur l’ensem­ble des dis­po­si­tions des traités. Ceux-ci, dit-il, n’ont été fondés sur aucune vision économique d’ensem­ble. Les con­cep­tions sont prin­ci­pale­ment poli­tiques, au sens étroit du terme. Aucun élé­ment n’est pro­pre à restau­r­er la vie économique de l’Eu­rope. Les cir­cuits économiques sont boulever­sés par les mod­i­fi­ca­tions de fron­tières, par exem­ple, les Slo­vaques, habitués à vivre avec les Hon­grois, vont devoir entretenir des rela­tions économiques avec les Tchèques et leur axe économique de nord-sud devra devenir est-ouest. Les répa­ra­tions n’ont pas été fixées selon des principes réelle­ment financiers et à par­tir de la nou­velle réal­ité économique, mais de dogmes qua­si théologiques. Selon Keynes, le chapitre des répa­ra­tions est le plus mau­vais du traité et implique des crises ultérieures graves. Et il est vrai que le prob­lème des paiements par l’Alle­magne a empoi­son­né les rela­tions inter­na­tionales depuis 1919 et jusques et y com­pris la crise économique des années trente (con­séc­u­tive au krach de Wall Street, le ” jeu­di noir ” à New York le 24 octo­bre 1929).

Jacques Bainville de son côté, dans son ouvrage égale­ment men­tion­né dans notre intro­duc­tion, for­mule une cri­tique très dif­férente que l’on résume sou­vent ain­si : ” Une paix trop douce pour ce qu’elle avait de dur. ” Pour lui le traité de Ver­sailles était ” moral ” et non ” poli­tique “. Con­traire­ment à Keynes, il ne men­tionne pra­tique­ment pas les très graves insuff­i­sances économiques du traité, mais il con­damne les solu­tions poli­tiques adop­tées, comme com­por­tant des risques énormes. ” Trop douce ” exprime son opin­ion selon laque­lle la paix a con­servé l’u­nité de l’É­tat allemand.

Pour lui : ” Wil­son a rap­porté chez nous les idées de Napoléon III, à peu près comme Ibsen nous avait ramené George Sand et Tol­stoï Jean-Jacques Rousseau. ” Il observe que les Anglais sont comblés dès l’armistice (stip­u­la­tions sur la flotte), et que Clemenceau avait com­pris que le main­tien de l’u­nité alle­mande appelait une garantie. Si celle-ci a été obtenue des Améri­cains et des Anglais — d’ailleurs au prix de con­ces­sions -, cette garantie a été vite retirée du fait de la non-rat­i­fi­ca­tion du traité par les États-Unis d’Amérique9 et la dérobade con­séc­u­tive des Bri­tan­niques. D’ailleurs, observe-t-il, la France, en avril 1920, n’a trou­vé que la Bel­gique pour aller avec elle en Pologne en août 1920 ou même pour approu­ver son action.

Enfin, avec une remar­quable lucid­ité, il a déclaré très prob­a­ble une coali­tion ger­mano-russe. Que l’on songe au pacte ger­mano-sovié­tique du 23 août 1939 pen­dant que la mis­sion fran­co-bri­tan­nique (con­duite par le général Doumenc et l’ami­ral Drax) était en pour­par­lers avec les dirigeants sovié­tiques à Moscou !

Avant de réfléchir à tout cela, for­mu­lons ici quelques dernières pré­ci­sions et remar­ques sur les traités.

S’agis­sant des Alle­mands, réca­pit­u­lons. Le traité de Ver­sailles, out­re les répa­ra­tions, impo­sait aux Allemands :

  • la diminu­tion du ter­ri­toire (13 %) dont :
    a) le retrait de la région économique­ment impor­tante de Haute-Silésie,
    b) l’at­tri­bu­tion à la Pologne d’un cor­ri­dor séparant la Prusse ori­en­tale du reste de l’Allemagne,
    c) l’Alsace-Lorraine,
    d) Eupen et Malmédy ;
  • la réduc­tion de la flotte mil­i­taire (par saisies) à au plus 6 croiseurs et aucun sous-marin ;
  • la lim­i­ta­tion de l’ar­mée à 100 000 hommes (avec sup­pres­sion de l’état-major !) ;
  • la sup­pres­sion des colonies.

Le tout, y com­pris les répa­ra­tions, était un com­pro­mis ne sat­is­faisant véri­ta­ble­ment per­son­ne entre l’u­topie améri­caine et la para­noïa européenne — d’ailleurs com­préhen­si­ble après pareille épreuve : ce com­pro­mis était soumis à trop d’aléas pour sat­is­faire les rêves des pre­miers et trop timides pour faire taire les craintes des seconds.

En créant la Tché­coslo­vaquie et la Yougoslavie, les Alliés et Asso­ciés ont sous-estimé de façon effarante le prob­lème des minorités. La Tché­coslo­vaquie comp­tait 3 mil­lions d’Alle­mands, 1 mil­lion de Hon­grois et 500 000 Polon­ais sur 15 mil­lions, soit près d’un tiers de non-Slaves. Quant aux Slo­vaques eux-mêmes, ils man­i­fes­taient, c’é­tait clair, peu d’en­t­hou­si­asme pour cette con­struc­tion, comme le con­fir­ment et la séces­sion de 1939 et celle de 1991. La Tché­coslo­vaquie est une ” Autriche-Hon­grie en minia­ture ” avec, lin­guis­tique­ment, 47 % de Tchèques, 19 % de Slo­vaques, 22 % d’Alle­mands, 5 % de Hon­grois, 4 % d’Ukrainiens, etc.

Créer la Yougoslavie, c’é­tait (mais l’a-t-on com­pris, même aujour­d’hui ?) franchir la véri­ta­ble faille que non pas la géolo­gie mais l’his­toire avait creusée en Europe cen­trale, faille séparant :

  • empires romain occi­den­tal et romain oriental,
  • reli­gions catholique et ortho­doxe, sans par­ler des minorités musulmanes,
  • alpha­bet latin et alpha­bet cyrillique.

(Cette faille pas­sait en gros entre la Ser­bie et la Croatie.)

Une dif­férence plus sub­tile ou mal perçue, mais cap­i­tale, est en out­re la suiv­ante et résulte en grande par­tie des influ­ences exer­cées sur l’Eu­rope cen­trale à par­tir de l’Oc­ci­dent et à par­tir de l’Ori­ent : une con­cep­tion ” occi­den­tale ” com­por­tant une sépa­ra­tion de plus en plus mar­quée entre État et Église, une con­cep­tion ” ori­en­tale ” sans dis­tinc­tion franche entre ces deux pou­voirs. Cette dif­férence est loin d’avoir dis­paru aujour­d’hui et s’ob­serve même en Grèce (et même, à nou­veau, en Russie).

Des remar­ques for­mulées par ailleurs sur les fron­tières de la Roumanie, de la Pologne, etc., dans les traités de 1919 et 1920, soulig­nent cer­tains des dan­gers impliqués par les traités.

Car enfin cette con­struc­tion, dressée au nom du principe des nation­al­ités plaçait à peu près autant d’hommes sous dom­i­na­tion étrangère que dans l’Em­pire aus­tro-hon­grois, mais avec cette dif­férence notable qu’ils étaient répar­tis entre beau­coup plus d’É­tats, États faibles et en con­flit au moins poten­tiel les uns avec les autres.

Le voisin occi­den­tal de ces États insta­bles, faibles, divisés et sans expéri­ence était l’Alle­magne dont la puis­sance n’é­tait nulle­ment sup­primée, une Alle­magne dont le rôle serait évidem­ment facil­ité par la présence de mil­lions d’Alle­mands dans ces petits États. L’Alle­magne, pro­vi­soire­ment affaib­lie physique­ment et matérielle­ment, sor­tait du cauchemar grandie sur le plan géopoli­tique et donc, à terme, con­sid­érable­ment renforcée.

D’au­cuns pla­cent la paix instau­rée par le Con­grès de Vienne (en 1814–1815) au-dessus de la paix de Ver­sailles, parce qu’il s’agis­sait, un siè­cle avant Ver­sailles, d’une paix de con­cil­i­a­tion avec la France (par­tie aux négo­ci­a­tions), d’un équili­bre de puis­sance et qu’avait pré­valu un sen­ti­ment de légitim­ité. Sans aller jusque-là, car en un siè­cle la civil­i­sa­tion occi­den­tale avait pro­fondé­ment changé, nous notons l’énorme dif­férence de méth­ode. Ni les Alle­mands ni les Russ­es ne furent appelés à par­ticiper à l’élab­o­ra­tion des traités, alors qu’ils représen­taient beau­coup plus de la moitié de la pop­u­la­tion de l’Europe.

Où en est l’Europe lorsque est sèche l’encre des traités ?

L’ar­ti­cle 231 intro­duit, au moins implicite­ment, une cul­pa­bil­ité morale de l’Alle­magne. Cela et le poids des répa­ra­tions, entre autres claus­es, donne à l’Alle­magne le sen­ti­ment d’être vic­time d’une injus­tice telle que la haine con­tre les Alliés se développe.

En Europe cen­trale, les nom­breux États mod­i­fiés, rénovés ou créés, une pous­sière d’É­tats indépen­dants, se groupent non pas de manière con­struc­tive, ne serait-ce que sur le plan économique, mais en fac­tions rivales, les ” sat­is­faits ” et les ” insat­is­faits “. Ils s’alig­nent les uns sur la France, les autres (la Bul­gar­ie, la Hon­grie) sur l’I­tal­ie, la Grèce se ten­ant à l’é­cart des deux pôles.

L’Autriche-Hon­grie a été déman­telée, alors qu’elle s’é­tait révélée viable économique­ment et avait des car­ac­téris­tiques poli­tiques tout à fait sus­cep­ti­bles d’amélio­ra­tion. Or l’Autriche-Hon­grie con­sti­tu­ait un impor­tant élé­ment d’équili­bre face à l’Allemagne.

Alors qu’une bonne paix est le plus sou­vent un com­pro­mis intel­li­gent entre vain­queurs et vain­cus, ici il n’y a eu aucun com­pro­mis de ce type, pour la bonne rai­son que les vain­cus n’ont pas été admis à la table de négo­ci­a­tion. Il s’est agi, mais sans con­cep­tion d’ensem­ble, d’un com­pro­mis, certes, mais d’un com­pro­mis frag­ile entre vainqueurs.

Les traités sont restés théorique­ment en vigueur vingt ans, soit les deux tiers seule­ment du temps qui s’est écoulé de mai 1968 à aujour­d’hui ! Mais, cinq mois après sa sig­na­ture, il a reçu un coup fatal : le refus améri­cain de la rat­i­fi­ca­tion10. Les révi­sions sont inter­v­enues dès 1925 sur les répa­ra­tions, qui ont dis­paru en 1931, comme ont dis­paru en 1935 les claus­es mil­i­taires et navales et, de fac­to, les claus­es rhé­nanes et de statut ter­ri­to­r­i­al en 1936 et 1938.

Les caus­es de cette destruc­tion con­tin­ue se trou­vent dans la vie poli­tique et économique de l’Eu­rope ; mais ne faut-il pas faire une part aux traités eux-mêmes dans cet échec ?

La cri­tique la plus grave qu’on puisse faire est le con­traste entre la rigueur de cer­taines claus­es et la faib­lesse des garanties d’exé­cu­tion — et en cela Jacques Bainville avait vu clair. En par­ti­c­uli­er le Pacte de la SDN n’avait pas organ­isé les éventuelles sanc­tions mil­i­taires ; aucune aide n’é­tait promise à la France sur les fron­tières des nou­veaux États non con­ti­gus à la France, États où la poli­tique française comp­tait trou­ver un point d’appui.

Toute­fois était-il pos­si­ble de ménag­er l’Alle­magne ? d’éviter l’ar­ti­cle 231 ? de laiss­er l’Alle­magne annex­er les Alle­mands d’Autriche et de Bohême ? de renon­cer à la démil­i­tari­sa­tion de la Rhé­nanie ? d’a­ban­don­ner les répa­ra­tions ? d’a­pais­er rapi­de­ment le ressen­ti­ment de l’opin­ion publique con­tre l’Allemagne ?

On ne saurait répon­dre que non, tant les pres­sions psy­chologiques et donc de poli­tique intérieure étaient fortes.

Aurait-on pu ren­forcer les obsta­cles à une revanche ? Oui, mais seule­ment si les tra­di­tions et les com­porte­ments des Améri­cains et des Bri­tan­niques avaient été dif­férents et si un sys­tème de sanc­tion effi­cace avait pu être inclus et pris au sérieux dans le Pacte de la SDN ; mais une telle sol­i­dar­ité entre les trois Grands eût-elle été définie qu’elle n’au­rait pas eu un car­ac­tère struc­tur­al — les esprits n’é­taient pas mûrs — et n’au­rait cer­taine­ment pas été main­tenue longtemps.

Quant à la solu­tion du mor­celle­ment de l’Alle­magne pré­con­isée par cer­tains, elle était à la fois totale­ment con­traire aux vues de Wil­son11 et aurait aug­men­té la men­ace du bolchévisme, comme l’au­rait aug­men­té un désarme­ment unilatéral.

L’en­goue­ment, excel­lent dans son principe mais pour le moins pré­maturé de Wil­son pour un ordre moral mon­di­al, et non pour un ordre poli­tique et économique européen résul­tait d’une analyse super­fi­cielle des révo­lu­tions de 1848 et d’une mécon­nais­sance pro­fonde de l’Eu­rope, en par­ti­c­uli­er de l’Eu­rope cen­trale. En out­re, tous les dirigeants con­cernés ont man­i­festé une grave incom­préhen­sion des phénomènes économiques et financiers, incom­préhen­sion qui a duré au moins jusqu’à la fin de la Sec­onde Guerre mondiale.

Si encore, à défaut de vision et de pro­jet d’ensem­ble, les vain­queurs avaient pris, comme l’au­rait voulu Jacques Bainville, les prob­lèmes ter­ri­to­ri­aux un à un avec réal­isme et non selon des règles abstraites, s’ils avaient su faciliter la restau­ra­tion économique en Europe autrement qu’en lais­sant les États-Unis financer l’Alle­magne de manière pure­ment mer­can­tile, alors l’évo­lu­tion de l’Eu­rope ne l’eût peut-être pas con­duite aux mêmes drames.

Mais ne rêvons pas, nous qui savons que n’ont pas suf­fi les efforts d’un Briand et d’un Stre­se­mann, mal­gré les car­ac­téris­tiques incon­testable­ment pos­i­tives du pacte de Locarno (octo­bre 1925) et des accords Briand-Kel­logg (août 1928).

Curieuse­ment, Kemal Atatürk, avait com­pris les con­tra­dic­tions de la poli­tique française, quand, apprenant en 1927 ou 1928 la déci­sion française de con­stru­ire la ligne Mag­inot, il a déclaré : ” La France per­dra la prochaine guerre. ”

Bref la seule cri­tique sérieuse qui, aujour­d’hui encore, paraît jus­ti­fiée est le manque d’ob­jec­tifs clairs et réal­istes, l’ab­sence de méth­odes adop­tées en com­mun et de moyens sans la mise en place desquels le pire était assuré.

Il serait donc dérisoire de con­sid­ér­er ces traités comme LA cause des événe­ments trag­iques qui ont rav­agé l’Eu­rope vingt ans après, d’au­tant plus que le pire n’est pas tou­jours sûr et que cer­tains hommes ou démons ont sur­gi que nul n’au­rait pu imaginer.

Aus­si bien est-ce une autre ques­tion qu’il con­vient de se pos­er — et celle-là est prob­a­ble­ment utile : que reste-t-il aujour­d’hui de la sit­u­a­tion de l’Eu­rope au lende­main des traités ? Et, même si l’his­toire n’est jamais un recom­mence­ment, quelles leçons devons-nous tir­er ? Eh bien ! ce qui reste, au moins en Europe cen­trale, c’est vrai­ment beau­coup. Pourquoi ?

Depuis la Sec­onde Guerre mon­di­ale et jusqu’au seuil de la dernière décen­nie, une chape de plomb a recou­vert les prob­lèmes nés de la paix de 1919–1920 ; et pour une rai­son sim­ple et trag­ique : l’ex­is­tence pen­dant toute la guerre froide d’un véri­ta­ble empire colo­nial européen, le plus autori­taire sans doute de tous les empires colo­ni­aux que le monde a con­nu, l’Em­pire sovié­tique. Les ques­tions poli­tiques étaient, en quelque sorte, niées par la force ; les ques­tions économiques réglées, bien ou mal, de manière cen­tral­isée, les cir­cuits économiques se réduisant essen­tielle­ment à des rayons con­vergeant à Moscou.

Or, il y a dix ans, le cou­ver­cle de plomb a sauté : les vieux prob­lèmes poli­tiques s’ex­pri­ment — ô com­bi­en ! — et sont même grossis des ressen­ti­ments nou­veaux nés entre 1939 et la fin de la guerre. Quant aux cir­cuits économiques, ils sont à créer — et ce à par­tir d’une sit­u­a­tion sou­vent lamentable.

Voici pourquoi les traités de Ver­sailles et des autres ban­lieues ne sont pas de vieilles lunes !

*

C’est dans ces con­di­tions que se pose le prob­lème énorme de l’élar­gisse­ment de l’U­nion européenne, élar­gisse­ment qu’il est hors de pro­pos de dis­cuter ici. Toute­fois, il faut se pos­er la ques­tion de savoir si les entrées dans l’U­nion européenne doivent se faire en ordre dis­per­sé, les États, petits ou moyens, devenant indépen­dam­ment des États mem­bres, ou bien s’il n’est pas indis­pens­able d’inciter et d’aider les pays can­di­dats à faire jouer aux réal­ités économiques qui les con­cer­nent un poids au moins com­pa­ra­ble à celui des réal­ités poli­tiques — et à con­stru­ire préal­able­ment entre eux des fédéra­tions ou con­fédéra­tions régionales qui, elles, seraient accueil­lies dans l’U­nion européenne. Leur intérêt et l’ef­fi­cac­ité de l’U­nion élargie s’en trou­veraient con­sid­érable­ment accrus.

Annexe IV
Sort de l’Arménie de 1878 à 1991

► Des cen­taines de mil­liers d’Arméniens avaient été mas­sacrés dans l’Empire ottoman au cours des vingt années qui ont suivi la Con­ven­tion de Chypre du 4 juin 1878 par laque­lle Dis­raeli (Lord Bea­cons­field) promit aux Turcs d’obtenir des Russ­es qu’ils évac­uent les ter­ri­toires occupés de l’Empire avant la réal­i­sa­tion des réformes con­cer­nant les Arméniens que prévoy­ait le traité de San Ste­fano (3 mars 1878). Ces mas­sacres ont été le prix sanglant de la sou­veraineté bri­tan­nique sur Chypre.

De nou­veaux mas­sacres eurent lieu en 1894–1896, notam­ment à Our­fa où, la semaine de Noël 1895, 3 000 Arméniens furent brûlés vifs dans la cathé­drale où ils avaient cher­ché refuge.

La résis­tance arméni­enne s’en trou­va stim­ulée et de nom­breuses opéra­tions courageuses, voire téméraires, furent effec­tuées au tour­nant du siè­cle, en par­ti­c­uli­er sous les ordres du général Andranik.

Con­tre la poli­tique de turquifi­ca­tion intran­sigeante alors instau­rée, les Arméniens envoyèrent aux Puis­sances une “ Délé­ga­tion arméni­enne ” présidée par Boghos Noubar pacha (fils de Noubar pacha). Grâce à quoi un pro­to­cole fut signé le 26 jan­vi­er 1914 entre le grand vizir Sayid Hal­im et le chargé d’affaires russe Koulgevitch.

Ce doc­u­ment, élaboré grâce aux trois Puis­sances (France, Angleterre, Russie), prévoy­ait que les provinces arméni­ennes seraient partagées en deux secteurs. À la tête de cha­cun d’eux, un inspecteur général européen, nom­mé par la Porte, mais présen­té par les Puis­sances et investi de pou­voirs éten­dus, con­trôlerait l’application des réformes prévues par les traités antérieurs (San Ste­fano et Berlin).

Un Norvégien et un Hol­landais furent désignés et rejoignirent leur poste… en juil­let 1914. Un grand espoir parais­sait jus­ti­fié, mais fut éphémère, car le 31 octo­bre 1914 la Turquie entrait en guerre ; le pro­to­cole était rompu et les inspecteurs généraux expulsés.

► Les Arméniens étaient les uns sous dom­i­na­tion russe, les autres sous dom­i­na­tion turque (sans compter ceux qui vivaient en Iran, cer­tains depuis le règne de Chah Abbas au début du XVIIe siè­cle). Les engage­ments volon­taires aux côtés des Alliés, dans l’armée russe, furent très nom­breux des deux côtés, mal­gré, du côté des Arméniens de l’Empire ottoman, un désir de loy­al­isme vite découragé par le gou­verne­ment et alors qu’un pro­jet d’État tam­pon neu­tre ne put aboutir. Là est la cause immé­di­ate, sinon la seule, du déclenche­ment des mas­sacres les plus ter­ri­bles – après ceux, notam­ment, de 1878–1879, 1894–1896, 1904–1906 –, à savoir ceux de 1915 qui ont fait env­i­ron 1 200 000 morts. Si, en out­re, 600 000 Arméniens ont pu échap­per à la mort et à la dépor­ta­tion (mais au prix de quels drames !) – c’est à env­i­ron 1 800 000 vic­times que l’on peut éval­uer le total des Arméniens con­cernés, ceux de Thrace et d’Anatolie.

► La résur­rec­tion de l’Arménie a fail­li se pro­duire dans la péri­ode de 1917 à 1923.

Depuis 1228, la Tran­scau­casie réu­nis­sait sous la dom­i­na­tion russe les Géorgiens, les Arméniens (deux peu­ples chré­tiens, les Arméniens depuis le tout début du IVe siè­cle – pre­mier peu­ple s’étant don­né le chris­tian­isme comme reli­gion d’État – et les Géorgiens peu après) et les Azéris (nom des Tatars d’Azerbaïdjan, musulmans).

Après la révo­lu­tion d’octobre, les Russ­es créèrent un Com­mis­sari­at de Tran­scau­casie pour organ­is­er celle-ci ; mais les Alle­mands ayant vain­cu l’armée rouge, la paix de Brest-Litovsk fut signée le 3 mars 1918 entre l’Allemagne et la Russie bolchéviste : perte de l’Ukraine et d’une par­tie de la Biélorussie, ces­sion aux Turcs de trois provinces tran­scau­casi­ennes (les “ cer­cles ” d’Ardahan, Kars et Batoum)*. Un grand espoir renais­sait ; l’indépendance de la Tran­scau­casie fut proclamée, Géorgiens et Arméniens n’ayant plus de raisons de main­tenir des liens avec la Russie qui les avait aban­don­nés. La Turquie recon­nut le nou­v­el État, mais en for­mu­lant de telles exi­gences que les Arméniens reprirent la lutte armée con­tre les Turcs (con­duits par les généraux arméniens Nazarbekov et Andranik et le com­man­dant Dro). Toute­fois, les Géorgiens, voulant invo­quer la pro­tec­tion alle­mande, firent éclater la Fédéra­tion de Tran­scau­casie. L’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan proclamèrent cha­cune leur indépen­dance fin mai 1918 et, le 4 juin 1918, la Turquie signa trois traités séparés avec les trois États transcaucasiens.

L’Arménie fut géo­graphique­ment réduite à un petit ter­ri­toire où affluèrent 450 000 réfugiés. Famine, choléra, typhus firent 180 000 morts en six mois. Sans accès à la mer et avec des voisins hos­tiles, l’Arménie ne pou­vait survivre.

► Et pour­tant, un nou­v­el espoir sur­git : les Turcs, défaits par les Alliés, sig­nent le 31 octo­bre 1918 l’armistice de Moudros.

Les Anglais débar­quèrent à Bak­ou, puis à Batou­mi et les Arméniens purent réoc­cu­per Kars et le Nakhitchevan (aujourd’hui enclave azérie en Arménie, comme le Haut-Karabagh est une enclave arméni­enne en Azer­baïd­jan !). Du blé envoyé par les Améri­cains fit cess­er la famine. Une délé­ga­tion arméni­enne fut envoyée en 1919 à la Con­férence de la paix, mais fut mal­adroite et exces­sive dans ses reven­di­ca­tions. Néan­moins l’indépendance arméni­enne fut recon­nue de fac­to en jan­vi­er 1920.

Le traité de Sèvres (10 août 1920) entre les Alliés et la Turquie recon­nais­sait de jure cette indépen­dance. Les fron­tières, fixées par une sen­tence arbi­trale du prési­dent Wil­son le 22 novem­bre 1920, englobaient les 20000 km² de l’Arménie cau­casi­enne et 42 000 km² à céder par la Turquie. Quel espoir : une Arménie indépen­dante et viable, grâce à un accès à la mer vers Trébi­zonde ! Mais encore un espoir déçu : les Turcs qui, prof­i­tant des intrigues de Lawrence au Moyen-Ori­ent et de l’impossibilité poli­tique des Alliés de lever des troupes pour grossir celles déjà en place au Moyen-Ori­ent, avaient repris les armes sous les ordres du général Kiaz­im Kara Bekir, puis de Mustafa Kemal qui, sous le nom de Kemal Atatürk (en turc : le père des Turcs), devint le chef illus­tre du mou­ve­ment nation­al­iste et le père fon­da­teur de la République turque.

Les Turcs, furieux de l’occupation de Smyrne par les Grecs, cer­tains de la pas­siv­ité des Alliés, attaquèrent les Arméniens et les Grecs et obt­in­rent des Alliés l’abrogation du traité de Sèvres et son rem­place­ment par le traité de Lau­sanne (24 juil­let 1923) où ne fig­u­rait ni une Arménie indépen­dante, ni même le “ foy­er arménien ” de Cili­cie, mal­gré la promesse qu’avaient faite les Alliés.

Ce com­plet aban­don est dû en grande par­tie à l’Angleterre qui comp­tait le négoci­er con­tre l’attribution de Mossoul – ce qui eut lieu, et fit déclar­er à Lord Cur­zon** : “ Le pét­role a pesé plus lourd que le sang arménien. ”

Seules sub­sis­taient dans le nou­veau traité quelques phras­es vagues sur le traite­ment des minorités arméniennes.

► Enfin, une “ alliance objec­tive ” (au sens marx­iste du terme) entre les enne­mis hérédi­taires, les Russ­es et les Turcs, eut pour effet en 1922 – près d’un demi-siè­cle après la guerre rus­so-turque de 1876–1877 ter­minée par la vic­toire de l’Empire russe – et par­al­lèle­ment au mas­sacre d’Arméniens et de Grecs à Smyrne, le partage de l’Arménie entre la Russie bolchéviste et la République turque, ain­si que la créa­tion de la République sovié­tique d’Arménie, l’année même de la con­sti­tu­tion de l’URSS.

► Le 21 sep­tem­bre 1991, les Arméniens plébisc­itèrent (par 99 % de oui et un taux de par­tic­i­pa­tion de 85 %) la procla­ma­tion d’indépendance de la République d’Arménie – qui fut assez vite, à par­tir de décem­bre 1991, recon­nue pro­gres­sive­ment par la com­mu­nauté internationale.

D’énormes prob­lèmes demeurent – dont celui des rela­tions avec l’Azerbaïdjan (Nakhitchevan, Haut-Karabagh) –, mais ce n’est pas ici le lieu d’en parler.

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* Ou Batou­mi, aujourd’hui port de Géorgie (province d’Adjarie), sur la mer Noire, d’une grande impor­tance stratégique pour l’écoulement du pét­role de la mer Caspienne.
** Alors min­istre des Affaires étrangères du Royaume-Uni.

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1. Au sujet de la Pales­tine : promesse de créer un Foy­er nation­al juif sur l’an­cien ter­ri­toire d’Israël.
2. On remar­quera que ces deux empires ont dis­paru presque simul­tané­ment après six siè­cles et demi (1273–1918 pour le pre­mier et 1290–1923 pour le second).
3. On remar­quera que le mot util­isé n’est pas indépen­dant, mais autonome.
4. Car les États-Unis étaient une puis­sance asso­ciée et non l’un des Alliés, ce qui a été la source de cer­taines dif­fi­cultés, notam­ment dans les prob­lèmes italiens.
5. Depuis le 26 mars 1918.
6. Proclamée par le social­iste Scheidemann.
7. N’ou­blions pas que l’aller et retour, par mer, pre­nait une quin­zaine de jours.
8. Charles Ier, neveu de François-Joseph (mort le 21 novem­bre 1916) et son suc­cesseur à la tête de l’Em­pire aus­tro-hon­grois, a courageuse­ment engagé des pour­par­lers de paix séparée en 1917 (par l’in­ter­mé­di­aire du prince Sixte de Bour­bon-Parme) ; mais, comme on sait, ce fut un échec et l’empereur Charles quit­ta son pays le 13 novem­bre 1919.
9. Cf. Annexe III : ” Wil­son désavoué “.
10. Cf. Annexe iii.
11. Annexe I.

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