Isaac Newton, fondateur de la science occidentale

Dossier : ExpressionsMagazine N°536 Juin/Juillet 1998Par Pierre NASLIN (39)

Con­férence pronon­cée le 30 mars 1998 à l’amphithéâtre Hen­ri Poin­caré du min­istère de l’Enseignement et de la Recherche, sous l’égide de la SEE et du CNISF.

La vie d’Isaac Newton

La chronolo­gie, présen­tée sous forme d’encadré en fin d’ar­ti­cle, rassem­ble les prin­ci­paux événe­ments de la vie de New­ton, privée et publique. Je ne reprends ci-dessous que ceux qui sont sus­cep­ti­bles d’é­clair­er son œuvre. 

Le siè­cle de New­ton est aus­si celui de Louis XIV. Le con­traste est sai­sis­sant entre la sta­bil­ité poli­tique de la France et l’in­sta­bil­ité de l’An­gleterre. New­ton a con­nu cinq monar­ques et deux révo­lu­tions. La sit­u­a­tion s’in­versera au cours des siè­cles suivants. 

New­ton est né en 1642, le jour de Noël, à Wool­sthor­pe, dans le Lin­colnshire. Chétif, il vivra qua­tre-vingt-cinq ans. Son père meurt avant sa nais­sance. Sa mère, aisée, se remarie en 1645 avec un pas­teur bien peu chré­tien, qui laisse pen­dant huit ans l’en­fant à la charge de sa grand-mère mater­nelle. De car­ac­tère ren­fer­mé, celui-ci a des rela­tions dif­fi­ciles avec les garçons de son âge. Il fab­rique des meubles de poupées pour les filles. Il copie des dessins trou­vés dans des livres et fab­rique les objets cor­re­spon­dants, tels qu’une clep­sy­dre qui fonc­tionne par­faite­ment. Aujour­d’hui, les jeux élec­tron­iques et les jou­ets pré­fab­riqués détru­isent le goût du brico­lage chez les nom­breux enfants qui les pos­sè­dent. New­ton a tou­jours con­servé le goût du tra­vail manuel et de la pré­ci­sion du détail. 

Ren­tré chez sa mère à 17 ans, après la mort de son beau-père, il est admis à Trin­i­ty Col­lege (Cam­bridge) en qual­ité de “sizar” : il payait moins cher en échange de quelques ser­vices. Trois ans plus tard, en 1664, il devient étu­di­ant à part entière. Pen­dant la grande peste de 1665–1666, il revient chez sa mère, à Wool­sthor­pe. C’est pen­dant ces deux ans qu’il faut situer l’o­rig­ine de ses idées sur la grav­ité, sur les flux­ions (cal­cul dif­féren­tiel) et sur la théorie des couleurs. Mais, à cette époque, ses idées avaient la forme d’in­tu­itions dont il était con­va­in­cu sans pou­voir les démon­tr­er. Ne pub­liant rien lui-même, il accu­sait de pla­giat ceux qui pub­li­aient quelque chose qu’il avait déjà trou­vé ; ce fut l’o­rig­ine de nom­breux con­flits, notam­ment avec Robert Hooke, avec Flam­steed, l’as­tronome roy­al, et avec Leibniz. 

Le car­ac­tère de New­ton ne con­tribuait pas à aplanir les con­flits. Il est méfi­ant, vin­di­catif, ran­cu­nier, inqui­et, sus­cep­ti­ble, irri­ta­ble et ne sup­porte pas la cri­tique. Soli­taire et secret, ombrageux et tac­i­turne, il a une crainte anor­male de la con­tro­verse, mais, lorsqu’elle sur­git, il s’y investit avec pas­sion. Pen­dant son con­flit avec Leib­niz à pro­pos du cal­cul dif­féren­tiel, il rédi­ge lui-même des libelles qu’il fait sign­er et dis­tribuer par ses amis ! Il faut dire que Leib­niz ne l’a pas cité, bien qu’ils aient cor­re­spon­du sur le sujet. Tac­i­turne et bûcheur, c’est un tra­vailleur acharné, obses­sion­nel ; il lit beau­coup et sys­té­ma­tique­ment. Mis­an­thrope, imbu de sa per­son­ne, sûr de lui, il n’éprou­ve pas le besoin de pub­li­er. Il ne s’in­téresse pas aux femmes. Il a peu d’amis, mais des amis fidèles qui lui vouent un véri­ta­ble culte. Le plus célèbre est Edmund Hal­ley, qui écrit dans sa présen­ta­tion des Prin­cip­ia : “Aucun mor­tel ne peut approcher plus près des dieux.”

Colérique et injuste lorsqu’il est con­trar­ié, New­ton sait se mon­tr­er généreux, notam­ment avec les jeunes étu­di­ants. Il est par­fois mod­este, par exem­ple le jour où il déclare que, s’il voit loin, c’est qu’il est juché sur les épaules de géants. Ces géants sont Galilée, Coper­nic, Tycho Brahé et Kepler, dont il eut la patience de dénich­er les trois lois dans des écrits con­fus (voir encadré). 

LOIS DE KEPLER

1. L’or­bite d’une planète autour d’un astre est une ellipse dont l’as­tre occupe un des foyers.
2. Loi des aires : le seg­ment joignant ce foy­er à l’as­tre bal­aye des aires égales pen­dant des temps égaux.
3. Le car­ré de la péri­ode est pro­por­tion­nel au cube du grand axe de l’ellipse. 


La psy­cholo­gie de New­ton est sans con­teste d’une grande com­plex­ité. Célébré comme un ratio­nal­iste par les Français des Lumières, il fut aus­si vilipendé pour son ari­an­isme et son pen­chant pour l’é­sotérisme. Seule sa pru­dence lui per­mit de con­serv­er sa chaire de Cam­bridge. Dans le lan­gage d’au­jour­d’hui, on peut dire qu’il souf­frait d’une forme de névrose tein­tée de paranoïa ! 

En 1680 sont observées deux comètes se déplaçant en sens inverse. Flam­steed, l’as­tronome roy­al, écrit à New­ton, pro­fesseur de math­é­ma­tiques à Cam­bridge depuis 1669, pour lui dire qu’il s’ag­it d’une seule et même comète qui a tourné devant le Soleil. 

New­ton répond qu’une comète unique serait tombée sur le Soleil, mais il se trompe dans ses cal­culs. Flam­steed le lui mon­tre. New­ton, vexé, ne le cit­era plus, bien qu’il ait besoin de lui pour obtenir cer­taines don­nées sur la Lune. Il finit par admet­tre qu’il n’y avait bien qu’une comète, mais qu’elle était passée der­rière le Soleil. Hal­ley reprit plus tard le cal­cul de la tra­jec­toire de la comète et prédit qu’elle devait revenir à la fin de 1758 ou au début de 1759. Clairaut, après un long cal­cul, affi­na la date à la mi-avril 1759, à un mois près. La comète pas­sa à son péri­hélie le 14 mars : ce fut le pre­mier tri­om­phe de la mécanique céleste newtonienne. 

Après la pub­li­ca­tion des Prin­cip­ia en 1687, New­ton s’in­téresse à la vie publique. Il défend l’U­ni­ver­sité con­tre Jacques II et, après la fuite de ce dernier, se fait élire mem­bre du Par­lement pour Cam­bridge. En 1696, il s’in­stalle à Lon­dres avec sa nièce, Cather­ine Bar­ton, maîtresse de Charles Mon­tague, Earl of Hal­i­fax et chance­li­er de l’Échiquier. Il par­ticipe à la vie mondaine, mais par­le peu. En 1699, il présente à la Cour son nou­veau sex­tant, dont Hooke revendique la pater­nité : nou­velle querelle ! New­ton cherche un poste admin­is­tratif et, en 1699, grâce à l’ap­pui de Charles Mon­tague, devient War­den of the Mint, puis Mas­ter, c’est-à-dire directeur de la Mon­naie royale. Il rem­plit sa fonc­tion avec sérieux et com­pé­tence ; il traque effi­cace­ment la fausse monnaie. 

En même temps, de 1703 à 1727, il pré­side la Roy­al Soci­ety et règne en maître absolu sur la sci­ence anglaise. En 1705, il est fait cheva­lier par la Reine Anne pour ses travaux sci­en­tifiques ; c’est une pre­mière dans le monde des chevaliers. 

Après la mort de New­ton le 23 mars 1727, ses grandios­es funérailles et son enter­re­ment à West­min­ster, les savants anglais se gar­dent de marcher sur ses plates-ban­des. Ain­si, Hal­ley se livre à des travaux de ther­mo­dy­namique et de météorolo­gie. Ce sont les Français qui pour­suiv­ent les travaux de New­ton. Voltaire s’en fait le pro­pa­gan­diste et Madame du Châtelet le traduit : Sir Isaac devient un héros des Lumières ! Pen­dant la Révo­lu­tion et l’Em­pire, la France fut le phare de la sci­ence jusqu’à la défaite et la réac­tion roman­tique. New­ton était le feu qui illu­mi­nait ce phare. 

Il est temps main­tenant de nous pencher sur les travaux sci­en­tifiques et ésotériques d’Isaac Newton. 

La mécanique et les Principia

Comme tou­jours, l’élab­o­ra­tion laborieuse des idées de New­ton en mécanique con­traste avec la présen­ta­tion rationnelle qu’il en donne dans les Prin­cip­ia (Principes math­é­ma­tiques de philoso­phie naturelle). New­ton com­mence par s’ap­puy­er sur la 3e loi de Kepler (voir encadré) pour établir que la force cen­trifuge subie par une planète est pro­por­tion­nelle à l’in­verse du car­ré de sa dis­tance au Soleil et qu’elle doit être équili­brée par une force d’at­trac­tion égale. 

Ce n’est pas la bonne inter­pré­ta­tion pour établir la forme de la tra­jec­toire. Il sem­ble que ce soit Robert Hooke qui lui ait sug­géré, vers 1680, qu’il fal­lait imiter Galilée, qui avait décom­posé le mou­ve­ment d’un pro­jec­tile en un mou­ve­ment iner­tiel hor­i­zon­tal et un mou­ve­ment de chute vertical. 

De même, pour inter­préter par exem­ple le mou­ve­ment de la Lune, il faut le décom­pos­er en un mou­ve­ment iner­tiel tan­gen­tiel et un mou­ve­ment de chute radi­al. Mais Hooke n’avait pas la patience de dévelop­per les cal­culs aux­quels se livra New­ton avec l’aide du cal­cul des flux­ions. New­ton aurait gag­né beau­coup de temps s’il avait mieux lu Galilée.

Si ce qui précède est exact, l’anec­dote de la pomme, qui aurait eu lieu à Wool­sthor­pe pen­dant la grande peste, serait une inven­tion que New­ton aurait peut-être con­tribué à répan­dre lui-même. Ce n’est que plus tard qu’il com­prit que la Lune ” tombait ” sur la Terre comme la pomme, de même que les planètes “tombent” sur le Soleil. En exploitant cette idée, New­ton a mis sur le même pied les pommes, les boulets de canon, la Lune et les planètes. La sépa­ra­tion sco­las­tique du monde céleste et du monde sub­lu­naire a vécu : le sys­tème solaire est gou­verné par une même loi de “grav­i­ta­tion universelle”. 


Fig­ure 1
Démon­stra­tion par New­ton de la loi des aires de Kepler pour une force cen­tripète : le mou­ve­ment BC du satel­lite est la résul­tante du mou­ve­ment iner­tiel Bc et du mou­ve­ment de chute BV.

Il sem­ble bien que Hooke ait décou­vert par lui-même la loi du car­ré inverse de la dis­tance, sans par­venir à en faire la démon­stra­tion. L’idée était dans l’air. Hooke en avait dis­cuté avec Christo­pher Wren, l’ar­chi­tecte de Saint-Paul, et avec Edmund Hal­ley, grand ami de New­ton. Hal­ley vient con­sul­ter New­ton qui, en 1675, n’a encore rien pub­lié dans le domaine de la mécanique. New­ton envoie à Hal­ley deux preuves dif­férentes. Aigu­il­lon­né par la pri­or­ité que sem­ble revendi­quer Hooke, New­ton com­mence à rédi­ger les Prin­cip­ia, dont Hal­ley prend sur lui d’as­sur­er la publication. 

En fait, Hooke n’é­tait pas, comme New­ton, d’un car­ac­tère ombrageux et se serait con­tenté d’une men­tion dans la pré­face des Prin­cip­ia. Mais notre héros ne l’en­tendait pas de cette oreille : il ne cite Hooke ni dans sa pré­face ni dans aucune de ses pub­li­ca­tions ultérieures ! 

Rédigés en dix-huit mois, de 1684 à 1686, les Prin­cip­ia sont pub­liés en 1687. C’est une œuvre magis­trale, d’une lec­ture dif­fi­cile, con­stru­ite en trois livres. Le pre­mier livre traite des lois du mou­ve­ment et rend hom­mage, sans le citer, aux travaux de Galilée. L’au­teur résout le prob­lème de la com­po­si­tion des forces, tout en refu­sant de spéculer sur leur orig­ine ; elles ne sont observ­ables que par les accéléra­tions qu’elles pro­duisent. Il établit la con­ser­va­tion de la quan­tité de mou­ve­ment et de l’én­ergie dans le choc élas­tique de deux billes ou de deux pen­d­ules. Il déduit les trois lois de Kepler de la loi du car­ré inverse de la dis­tance. Il s’ap­puie sur l’é­gal­ité de l’ac­tion et de la réac­tion pour démon­tr­er que la masse d’une sphère homogène peut être con­cen­trée en son centre. 

La démarche de New­ton se décom­pose en cinq étapes : 

a) il énonce la loi d’in­er­tie (voir encadré ),
b) il établit la rela­tion entre l’ac­céléra­tion prise par une masse et la force qui lui est appliquée,>
c) il démon­tre la loi des aires de Kepler dans le cas d’une force centrale,
d) il déduit de la 3e loi de Kepler la loi du car­ré inverse de la distance,
e) il en déduit que la tra­jec­toire d’une planète autour du Soleil est une ellipse dont le Soleil occupe l’un des foyers. 

Le raison­nement de New­ton pour démon­tr­er la loi des aires se lit sur la fig­ure 1, repro­duite des Prin­cip­ia. Sup­posons que, pen­dant l’in­ter­valle D t, la planète ait décrit le seg­ment AB. Si elle n’é­tait soumise à aucune force extérieure, le principe d’in­er­tie nous dit que, pen­dant l’in­ter­valle D t suiv­ant, elle décrirait le seg­ment Bc. En fait, en B, elle subit une force qui la fait “tomber” de B en V. Elle décrit donc en réal­ité le seg­ment BC, diag­o­nale du par­al­lélo­gramme BVCc. On note d’abord que les tri­an­gles SAB et SBc ont même aire : ils ont même hau­teur issue de S et deux bases égales AB et Bc. Ensuite, les tri­an­gles SBc et SBC ont même aire : le côté SB est com­mun et les hau­teurs issues de c et de C sont égales, puisque Cc est par­al­lèle à SB. Donc les tri­an­gles SAB et SBc ont même aire, C.Q.F.D.

On note que la loi des aires est véri­fiée quelle que soit la forme de la force cen­tripète, pourvu qu’elle soit cen­trale. Ce n’est que plus tard qu’in­ter­vient la loi du car­ré inverse de la dis­tance, pour établir que la tra­jec­toire est une ellipse. Le raison­nement de New­ton est assez obscur et s’ap­puie sur des pro­priétés peu con­nues des ellipses. Richard Fey­man a recon­sti­tué un raison­nement plau­si­ble s’ap­puyant sur la décom­po­si­tion de l’hodographe cir­cu­laire (dia­gramme des vitesses) en arcs égaux. 

Le premier livre des Principia peut être considéré comme le premier manuel de mécanique théorique

Le sec­ond livre est con­sacré au mou­ve­ment des flu­ides. New­ton pos­tule que la résis­tance opposée par un flu­ide est pro­por­tion­nelle au car­ré de sa vitesse. Il cal­cule la forme du solide de révo­lu­tion de moin­dre résis­tance, jetant les bases du cal­cul des vari­a­tions, qu’il utilise aus­si pour résoudre le prob­lème des brachis­tochrones (lignes de plus grande pente). 


Fig­ure 2
Masse pesante et masse inerte : dans les deux cas, la masse M prend l’accélération g sous l’effet de la force F.

Fig­ure 3
Masse pesante et masse inerte : M’ est une masse pesante à gauche et une masse inerte à droite.

Il fai­sait preuve d’une grande maîtrise en math­é­ma­tiques. Ayant reçu ce prob­lème de Bernouil­li un après-midi de 1696, il le résout avant d’aller se couch­er ! Il abor­de le traite­ment math­é­ma­tique des vagues et cal­cule leur dif­frac­tion à tra­vers un ori­fice. Il est sur­prenant qu’il n’ait pas fait à cette occa­sion un rap­proche­ment avec la dif­frac­tion de la lumière, dont il avait fait une étude expéri­men­tale très pré­cise. Ce sec­ond livre, agré­men­té de la descrip­tion de nom­breuses expéri­ences, est le pre­mier manuel d’hy­dro­dy­namique.

Le troisième livre porte sur les mou­ve­ments des satel­lites par rap­port aux planètes et de celles-ci par rap­port au Soleil. New­ton y développe les bases du cal­cul dif­féren­tiel, sous la forme du cal­cul des flux­ions.

Sa nota­tion x’ de la dérivée par rap­port au temps est encore util­isée aujour­d’hui et est sou­vent plus com­mode que la nota­tion dx/dt de Leib­niz. New­ton déter­mine la masse des planètes par rap­port à la Terre. Il situe la den­sité de cette dernière entre 5 et 6, à com­par­er avec la valeur 5,5 admise aujour­d’hui. Il en déduit la masse du Soleil et des planètes pos­sé­dant des satel­lites. Il éval­ue l’aplatisse­ment de la Terre à 1/230, con­tre 1/297 aujour­d’hui. La véri­fi­ca­tion en fut faite après sa mort par les expédi­tions français­es en Laponie et au Pérou. 

New­ton cal­cule la pré­ces­sion des équinox­es et les vari­a­tions de l’ac­céléra­tion de la pesan­teur. Il éval­ue les irrégu­lar­ités du mou­ve­ment de la Lune dues au Soleil, fon­dant ain­si la méth­ode des per­tur­ba­tions, sans par­venir à réduire l’é­cart entre cal­cul et obser­va­tion à moins de 1/6 de degré. Laplace lui-même ne réus­sit pas à descen­dre au-dessous de 1/120 de degré. Il fal­lut atten­dre Hen­ri Poin­caré pour mon­tr­er que le com­porte­ment à long terme du sys­tème solaire était chao­tique et était donc très sen­si­ble aux con­di­tions ini­tiales. New­ton explique les marées océaniques (voir plus loin) et cal­cule l’or­bite des comètes en procé­dant comme pour les planètes. Il démon­tre que la tra­jec­toire peut être une conique quel­conque. Ce troisième livre est le pre­mier manuel de mécanique céleste.

Les Prin­cip­ia sont à l’o­rig­ine de tous les développe­ments ultérieurs de la mécanique et de la physique, y com­pris la physique quan­tique. Les d’Alem­bert, Lagrange, Laplace, Bernouil­li, Poin­caré, pour ne citer que les plus grands, ont per­fec­tion­né les math­é­ma­tiques des Prin­cip­ia, sans sor­tir du cadre newtonien. 

Aujour­d’hui, les pro­priétés mécaniques des nan­otubes de car­bone sont déter­minées par la méth­ode de la dynamique molécu­laire, qui con­siste à déduire les forces d’in­ter­ac­tion molécu­laires de la physique quan­tique, puis à les insér­er dans un mod­èle new­tonien pour étudi­er le com­porte­ment de la struc­ture glob­ale. La mécanique de l’ingénieur a con­servé la forme la plus sim­ple de la mécanique new­toni­enne, ce qui lui per­met de traiter sans dif­fi­culté les sys­tèmes dis­si­pat­ifs, dont il est fait grand cas aujour­d’hui en pré­ten­dant qu’ils néces­si­tent une “nou­velle alliance”. 

Cepen­dant, la mécanique des sys­tèmes con­ser­vat­ifs a pris une forme par­ti­c­ulière­ment élé­gante sous la forme de la mécanique hamil­toni­enne. L’équa­tion de Hamil­ton-Jaco­bi définit une famille de sur­faces d’onde nor­males aux tra­jec­toires des par­tic­ules. Pour établir sa célèbre équa­tion, Schrödinger a fait vibr­er l’onde de Hamil­ton-Jaco­bi tout comme Fres­nel a fait vibr­er l’onde de Huy­gens pour fonder l’op­tique ondu­la­toire. La physique quan­tique découle de la mécanique hamil­toni­enne, donc de la mécanique new­toni­enne, comme l’op­tique ondu­la­toire découle de la théorie des ondes de Huy­gens. Le tableau serait par­fait si New­ton avait pour­suivi jusqu’à leur terme ses idées sur l’op­tique des inter­férences. Mais il était trop attaché à son idée que sa dynamique devait pou­voir expli­quer les phénomènes lumineux pour adopter un point de vue pure­ment ondu­la­toire (voir plus loin l’Optique). 

La masse

Dès ses pre­mières réflex­ions, New­ton se per­sua­da qu’il était inutile de dis­tinguer la masse inerte de la masse pesante et que ces deux mass­es étaient, non seule­ment équiv­a­lentes, mais iden­tiques ; toutes les mass­es sont en fait des mass­es inertes, quelles que soient les circonstances. 


Fig­ure 4
Pre­mière forme du principe d’équivalence : l’homme ne peut savoir s’il est dans une cab­ine reposant sur le sol ou dans une cab­ine accélérée vers le haut.

Fig­ure 5
Sec­onde forme du principe d’équivalence : l’homme ne peut savoir s’il est dans une cab­ine en chute libre ou dans une cab­ine aban­don­née dans l’espace.

Cepen­dant, avec son souci de la pré­ci­sion, il tint à le véri­fi­er expéri­men­tale­ment. Pour cela, il con­stru­isit neuf pen­d­ules con­sti­tués par des sphères creuses en bois, de même diamètre, qu’il rem­plit de divers­es matières plus ou moins lour­des. Toutes ces sphères, égale­ment affec­tées par la résis­tance de l’air, avaient même péri­ode d’oscil­la­tion, ce qui étab­lis­sait l’i­den­tité de la masse inerte et de la masse pesante et jus­ti­fi­ait les dires de Galilée, pour qui, déjà, tous les corps tombaient dans le vide avec la même accéléra­tion. New­ton décrit ces expéri­ences dans le livre III des Prin­cip­ia.

Je crois que New­ton aurait approu­vé les con­clu­sions que l’on peut tir­er des fig­ures 2 (a) et (b). Sur la fig­ure 2 (a), une masse M tombe avec l’ac­céléra­tion g. Elle est donc soumise à une force F = Mg que l’on appelle son poids. Sur la fig­ure 2 (b), un char­i­ot de masse M roulant sans frot­te­ment sur des rails hor­i­zon­taux est soumis à la force F : il prend une accéléra­tion g telle que F = Mg. Peu importe la méth­ode de mesure de M et de F ; on peut imag­in­er une bal­ance et un peson. Le point impor­tant est que les fig­ures 2 (a) et (b) se déduisent l’une de l’autre par une rota­tion de 90°. C’est la même masse sur les deux fig­ures : c’est une masse inerte. 

Con­sid­érons main­tenant la fig­ure 3, sur laque­lle le char­i­ot de masse M est accéléré par le poids d’une masse M’. Si A est l’ac­céléra­tion prise par le char­i­ot, on a : M’g = (M + M’)A. Com­ment M’ pour­rait-elle ne pas être la même dans les deux mem­bres ? Selon la ter­mi­nolo­gie habituelle, à gauche, c’est une masse pesante, à droite, une masse inerte. New­ton avait rai­son de con­sid­ér­er ces deux mass­es comme iden­tiques. Cette con­clu­sion est jus­ti­fiée a pos­te­ri­ori par la cohérence de toute la mécanique new­toni­enne, notam­ment de la mécanique céleste. La Lune et la pomme tombent toutes deux sur la Terre avec la même accélération. 

New­ton n’au­rait pas été sur­pris par les deux formes du principe d’équiv­a­lence énon­cé par Ein­stein dans les années 1910. Un homme isolé dans une cab­ine n’a aucun moyen de savoir si la cab­ine repose sur le sol ter­restre ou si elle se trou­ve dans l’e­space, loin de toute masse, accélérée par une force F = Mg per­pen­dic­u­laire au planch­er de la cab­ine (fig­ure 4). Dans les deux cas, s’il lâche une pomme, elle tombe avec l’ac­céléra­tion g. De même, dans le cas de la fig­ure 5, l’homme n’a aucun moyen de savoir si la cab­ine est en chute libre ou si elle flotte dans l’e­space, loin de toute masse. Dans les deux cas, il ne sent pas son poids : lui-même et les objets qui l’ac­com­pa­g­nent flot­tent libre­ment à l’in­térieur de la cab­ine. Bien qu’il par­lât de “principe d’équiv­a­lence”, Ein­stein était, comme New­ton, intime­ment con­va­in­cu que masse inerte et masse pesante étaient identiques. 


Fig­ure 6
Forces de marées exer­cées par la Terre sur qua­tre billes con­tenues dans une cab­ine en chute libre.

Cepen­dant, si l’on regarde de plus près la sit­u­a­tion de la cab­ine en chute libre de la fig­ure 5, tous ses points ne subis­sent pas exacte­ment la même accéléra­tion, car le champ de pesan­teur n’est pas uni­forme à l’in­térieur de la cab­ine. Une bille A située près du planch­er est plus forte­ment accélérée qu’une bille B près du pla­fond ; ces deux billes ten­dent donc à s’é­carter (fig­ure 6). Deux billes C et D situées près des parois ten­dent à se rap­procher, car elles sont accélérées vers le cen­tre de la Terre. Si la sec­tion de la cab­ine est un car­ré de 5 m de côté et si elle est lâchée d’une hau­teur de 250 m, le temps de chute est de 7 s, les billes A et B s’éloignent de 0,4 mm et les billes C et D se rap­prochent de 0,2 mm. Dans le référen­tiel de la cab­ine, les billes subis­sent des forces appelées forces de marées.

Les marées océaniques s’ex­pliquent de cette façon (fig­ure 7). La Terre est dans le champ de grav­ité de la Lune. Les par­tic­ules d’eau situées dans la direc­tion de la Lune ten­dent à s’é­carter comme les billes A et B ; celles qui sont sur les côtés ten­dant à se rap­procher comme les billes C et D. On com­prend ain­si qu’il y ait deux marées hautes et deux marées bass­es par jour, par suite de la rota­tion de la Terre sur elle-même. Il est remar­quable que New­ton ait com­pris ce phénomène, qui n’a rien d’év­i­dent. Si vous posez la ques­tion aux per­son­nes, même cul­tivées, qui vous entourent, bien peu seront capa­bles de vous fournir une expli­ca­tion satisfaisante. 

En fait, le com­porte­ment des marées est plus com­pliqué, d’une part en rai­son de la forme des côtes, d’autre part par suite de la com­bi­nai­son des effets de la Lune et du Soleil. Deux fois par mois lunaire, aux moments de la pleine Lune et de la nou­velle Lune, l’ef­fet du Soleil vient ren­forcer celui de la Lune et les marées sont plus fortes. Ce ren­force­ment dépend de l’in­cli­nai­son de l’or­bite lunaire sur l’or­bite ter­restre : il est min­i­mal aux moments des sol­stices et max­i­mal aux moments des équinoxes. 


Fig­ure 7
Forces de marées exer­cées par la Lune sur qua­tre par­tic­ules océaniques.

Soit main­tenant une cab­ine spa­tiale (fig­ure 8), d’abord en mou­ve­ment rec­tiligne, uni­forme, que l’on force à un cer­tain moment, par exem­ple au moyen d’une petite fusée, à adopter une tra­jec­toire à cour­bu­re con­stante. La cab­ine con­tient une bille con­trainte par deux ressorts jouant le rôle d’accéléromètre. 

Dans le référen­tiel de la cab­ine, la bille subit la force cen­trifuge et s’é­carte de sa posi­tion d’équili­bre dès que la tra­jec­toire s’in­curve. Le principe d’in­er­tie n’est plus véri­fié. On peut refaire de la cab­ine un référen­tiel d’in­er­tie en rem­plaçant l’ac­céléra­tion de la fusée par celle d’un champ de grav­ité. La cab­ine et la bille subiront alors la même accéléra­tion de grav­ité et la bille repren­dra sa posi­tion d’équili­bre. Elles tombent ensem­ble dans le champ de grav­i­ta­tion comme la Lune dans celui de la Terre. 

Dans le lan­gage de la théorie quan­tique des champs, un tel champ com­pen­sa­teur, qui rétablit la symétrie brisée par la cour­bu­re, est appelé champ d’in­vari­ance de jauge, le mot “jauge” étant pris dans le sens de référence. Le champ de pesan­teur est un champ d’in­vari­ance de jauge. Si la cour­bu­re varie, ce champ doit lui aus­si être vari­able : l’in­vari­ance de jauge, qui était glob­ale, devient locale. Ain­si, un champ de grav­i­ta­tion vari­able per­met de ren­dre compte de tout mou­ve­ment de la cab­ine sous la forme d’un mou­ve­ment libre. Il est ain­si pos­si­ble de don­ner au satel­lite un mou­ve­ment quel­conque tout en con­ser­vant son car­ac­tère de référen­tiel d’inertie. 

Nous pou­vons main­tenant don­ner une déf­i­ni­tion pré­cise d’un référen­tiel d’in­er­tie ou référen­tiel galiléen : un référen­tiel d’in­er­tie est un référen­tiel en mou­ve­ment libre (en chute libre) dans un champ de grav­ité quel­conque. Ain­si se trou­ve élim­iné le côté vicieux de la déf­i­ni­tion antérieure, qui dis­ait à peu près : le principe d’in­er­tie est véri­fié dans un référen­tiel d’in­er­tie ; un référen­tiel d’in­er­tie est un référen­tiel dans lequel est véri­fié le principe d’inertie ! 


Fig­ure 8
Si la tra­jec­toire s’incurve sous l’effet d’une force extérieure, la bille con­tenue dans la cab­ine est soumise à la force cen­trifuge ; la cab­ine n’est plus un référen­tiel d’inertie. Elle le rede­vient si la cour­bu­re est due à l’action d’un champ de grav­ité, qui joue le rôle d’un champ d’invariance de jauge.

Ein­stein a dû beau­coup penser à New­ton pen­dant les années où il élab­o­rait à grand-peine la rel­a­tiv­ité générale en s’ini­tiant au cal­cul ten­soriel sous la houlette de son ami Gross­mann. Il fit sienne l’idée new­toni­enne de l’i­den­tité de la masse inerte et de la masse pesante ; les champs de grav­ité et d’ac­céléra­tion sont donc interchangeables. 

Il com­prit alors que la tra­jec­toire d’un mobile en mou­ve­ment libre dans un champ de grav­ité vari­able pou­vait être iden­ti­fiée à une géodésique d’un espace-temps cour­bé par la matière source de la grav­ité ; de plus, cet espace-temps courbe doit être locale­ment lorentzien, pour être en règle avec la rel­a­tiv­ité restreinte. Il est dom­mage que la beauté intrin­sèque de cette théorie se traduise par des équa­tions ten­sorielles insol­ubles, sauf dans le cas très par­ti­c­uli­er de la symétrie cen­trale, qui est heureuse­ment celui des trous noirs. 

Il est donc faux de pré­ten­dre que la mécanique ein­steini­enne est la néga­tion de la mécanique new­toni­enne, comme le proclame imprudem­ment le livre La mort de New­ton, imprudem­ment pré­facé par Stephen Hawk­ing, suc­cesseur de New­ton à Cambridge. 

La mécanique ein­steini­enne est le pro­longe­ment naturel de la mécanique new­toni­enne.

Ein­stein est le fils spir­ituel de New­ton, dont il a poussé les idées à leur terme et qu’il a libéré du dilemme que con­sti­tu­ait pour lui la trans­mis­sion instan­ta­née d’une force à dis­tance, en rem­plaçant la dynamique par la géométrie de l’e­space-temps, dont les défor­ma­tions se propa­gent à la vitesse de la lumière. New­ton n’a donc plus besoin de dire : “Tout se passe comme si…” J’ai repris la for­mule en biolo­gie, qui attend tou­jours son Ein­stein, sous la forme de ce que j’ap­pelle la “final­ité objective”. 

LOIS DE NEWTON
valables dans un référentiel galiléen

1. Loi d’in­er­tie (annon­cée par Galilée, énon­cée cor­recte­ment par Descartes) : en l’ab­sence de force extérieure, la vitesse d’un corps demeure con­stante en grandeur et en direc­tion (il con­serve sa vitesse ou reste au repos).
2. Loi fon­da­men­tale de la dynamique : sous l’ef­fet d’une force extérieure, un corps prend une accéléra­tion col­inéaire pro­por­tion­nelle à la force et inverse­ment pro­por­tion­nelle à sa masse (F = M.A).
3. Loi de l’ac­tion et de la réac­tion : toute action entraîne l’ap­pari­tion d’une réac­tion opposée.
4. Loi de la grav­i­ta­tion uni­verselle : tout se passe comme si deux corps s’at­ti­raient en rai­son directe de leurs mass­es et en rai­son inverse du car­ré de leur distance. 

L’optique

New­ton com­mence à enseign­er l’op­tique après avoir pris la chaire de math­é­ma­tiques de Bar­row en l669. Il dépose à l’U­ni­ver­sité un texte inti­t­ulé Lec­tiones Opti­cae, qui ne sera pub­lié qu’après sa mort, en 1729. En 1668, après avoir essayé de fab­ri­quer des lentilles asphériques, il se rend compte que les aber­ra­tions sphérique et chro­ma­tique empêchent de fab­ri­quer un téle­scope réfrin­gent de bonne qual­ité. Il fab­rique alors un téle­scope à réflex­ion grossis­sant 40 fois ; il éla­bore son pro­pre alliage, coule et polit lui-même son miroir. En 1671, il présente son appareil à la Roy­al Soci­ety. À 29 ans, il est incon­nu et n’a encore rien pub­lié. Il écrit une let­tre trop hum­ble à Old­en­burg, secré­taire de la Roy­al Soci­ety, accom­pa­g­née d’une com­mu­ni­ca­tion sur l’op­tique, dans laque­lle il décrit ses expéri­ences de décom­po­si­tion et de recom­po­si­tion de la lumière blanche au moyen de prismes. 

Dans une expéri­ence cru­ciale, New­ton isole un ray­on bleu et un ray­on rouge. Un sec­ond prisme ne mod­i­fie pas leur couleur, mais le ray­on bleu est plus dévié que le rouge. Il écrit : “La lumière se com­pose de rayons de divers­es réfrin­gences.” Cette expéri­ence est à l’o­rig­ine de la descrip­tion de l’aber­ra­tion chro­ma­tique qu’il don­nera dans son Optique. De nom­breuses cri­tiques se font enten­dre, au sein même de l’A­cadémie. New­ton en est ulcéré : il écrit à Leib­niz qu’il regrette d’avoir présen­té sa com­mu­ni­ca­tion ! Il est par­ti­c­ulière­ment touché par les cri­tiques exprimées par Huy­gens et par Hooke. La querelle qui en résulte avec ce dernier est exac­er­bée par Old­en­burg, qui n’aime pas Hooke ! New­ton atten­dra la mort de Hooke, sur­v­enue en 1703, avant de pub­li­er son Optique en 1704. 

Cette querelle ne l’empêche pas de soumet­tre à la Roy­al Soci­ety, en 1675, une deux­ième com­mu­ni­ca­tion sur la lumière. Pour lui, l’e­space est rem­pli d’un éther sub­til dans lequel se propa­gent des grains de lumière de mass­es dif­férentes, selon leur couleur ; les grains rouges sont plus lourds que les vio­lets. Selon New­ton, la vitesse de la lumière dans un milieu est pro­por­tion­nelle à sa réfrin­gence (indice de réfrac­tion), elle-même pro­por­tion­nelle à sa den­sité. En appli­quant sa dynamique aux grains de lumière, il retrou­ve les lois de la réfrac­tion et de la réflex­ion. C’est dom­mage, car ce suc­cès trompeur et par­tiel le con­forte dans son erreur et l’empêchera de décou­vrir l’op­tique ondulatoire. 

Dans cette même com­mu­ni­ca­tion, New­ton présente un grand nom­bre d’ex­péri­ences très soignées, effec­tuées en lumière blanche et mono­chro­ma­tique sur les bulles de savon, les couch­es minces et les lames minces créées entre une lentille con­vexe et un plan. Il établit que les anneaux observés dépen­dent de l’é­pais­seur tra­ver­sée et de celle de la lame et qu’en lumière blanche on obtient les mêmes teintes quand les épais­seurs sont mul­ti­ples les unes des autres. Les anneaux se resser­rent quand l’é­pais­seur aug­mente et on en observe un plus grand nom­bre en lumière mono­chro­ma­tique. Par trans­mis­sion, on obtient les couleurs com­plé­men­taires de celles qu’on observe par réflexion. 

Pour ren­dre compte de ces phénomènes, New­ton éla­bore sa the­o­ry of fits, appelée en français “théorie des accès”, le mot “accès” étant pris dans le même sens que dans l’ex­pres­sion “accès de fièvre”. Il fait l’hy­pothèse que, quand un cor­pus­cule frappe le front séparant deux milieux, il fait vibr­er l’éther, qui est plus dense par exem­ple dans le verre que dans l’air. La vibra­tion se propage plus vite que le grain de lumière et, quand elle atteint une deux­ième sur­face de sépa­ra­tion, elle met, selon sa phase, le milieu dans un état tran­si­toire — un accès — qui favorise la réflex­ion ou la réfraction 

Il n’est pas exagéré de dire que New­ton était à deux doigts de la théorie ondu­la­toire de Fres­nel. Hooke avait déjà observé les anneaux de New­ton et les couleurs des bulles de savon. Mais il était trop dilet­tante pour faire les efforts néces­saires pour leur trou­ver une expli­ca­tion physique. Celle de New­ton était très près de la vérité. Mais il tenait trop à sa théorie mécan­iste de la lumière pour l’a­ban­don­ner. Ses expéri­ences très fines sur la dif­frac­tion, à la suite de Grimal­di, seront suiv­ies d’ex­pli­ca­tions invraisemblables. 

En tout cas, il est pro­fondé­ment injuste d’op­pos­er, comme on le fait trop sou­vent, la théorie cor­pus­cu­laire de New­ton et la théorie ondu­la­toire de Huy­gens. L’onde de Huy­gens n’ex­plique ni les inter­férences ni la dif­frac­tion. L’op­tique ondu­la­toire a été créée par Fres­nel, qui eut l’idée de faire vibr­er l’onde de Huy­gens. Quant à la théorie de New­ton, elle est à la fois cor­pus­cu­laire et ondu­la­toire : elle pré­fig­ure la dual­ité ondes-cor­pus­cules. Michel­son a écrit : “New­ton a mesuré la grandeur que nous appelons aujour­d’hui longueur d’onde et a mon­tré que chaque couleur du spec­tre était car­ac­térisée par une longueur d’onde déter­minée.”

New­ton développe ses idées dans son Optique pub­liée en 1704. Il explique la syn­thèse addi­tive et sous­trac­tive des couleurs, ain­si que les couleurs de l’arc-en-ciel. Dans la sec­onde édi­tion de 1717 fig­urent des “Ques­tions” (Queries). L’une d’elles con­cerne la dou­ble réfrac­tion du spath d’Is­lande. New­ton avance l’idée que les grains de lumière ont des côtés, c’est-à-dire des pro­priétés trans­ver­sales, idée dont ses suc­cesseurs se sou­vien­dront. Il mon­tre que l’er­reur d’aber­ra­tion sphérique est pro­por­tion­nelle au cube de l’ou­ver­ture et que l’er­reur d’aber­ra­tion chro­ma­tique lui est pro­por­tion­nelle. Il décrit en détail la fab­ri­ca­tion des miroirs métalliques et l’usage de la poix pour leur polis­sage. Il mon­tre com­ment un prisme à angle droit peut être util­isé comme réflecteur. Il indique que l’ag­i­ta­tion de l’air impose des lim­ites aux per­for­mances que l’on peut atten­dre d’un télescope. 

Bref, l’Optique de New­ton est le pre­mier manuel d’op­tique théorique et expérimentale. 

L’alchimie et l’hermétisme

On éval­ue à une dizaine d’an­nées le temps passé par New­ton aux travaux rationnels qui ont fait sa gloire. Le reste du temps, il a accu­mulé deux mil­lions de mots dans les domaines de la théolo­gie, de l’alchimie et de l’her­métisme, qui le pas­sion­naient. Beau­coup de ces textes sont des copies de man­u­scrits anciens. Con­nus sous le nom de Ply­mouth papers, on les a trou­vés dans un cof­fre trans­porté de Cam­bridge à Lon­dres quand New­ton vint s’y installer en 1696. Con­sid­érés comme sul­fureux, ils furent dis­per­sés lors d’une vente en 1936, mais un peu plus de la moitié purent être rachetés par le célèbre écon­o­miste Lord John May­nard Keynes et légués à l’u­ni­ver­sité de Cambridge. 

Sur le plan religieux, New­ton ne croy­ait pas à la Trinité, dis­ant qu’elle résul­tait de la fal­si­fi­ca­tion des Écri­t­ures orig­i­nales. Il était ari­an­iste, proche du monothéisme judaïque de l’é­cole de Maï­monide. C’est la rai­son pour laque­lle il refusa les ordres et dut en être dis­pen­sé pour pou­voir enseign­er. Il con­ver­tit à ses vues plusieurs de ses amis, dont Hal­ley et son suc­cesseur à la chaire de math­é­ma­tiques, Win­ston. Il se tint coi lorsque ce dernier fut chas­sé de l’U­ni­ver­sité pour ari­an­isme, ce qui n’est certes pas à porter à son crédit. 

Dans le domaine de l’alchimie, New­ton se com­por­ta, comme en mécanique et en optique, en expéri­men­ta­teur scrupuleux, pas­sant vingt-cinq ans dans son lab­o­ra­toire et s’y livrant à des expéri­ences inter­minables qui pou­vaient dur­er toute la nuit. Au beau milieu de la rédac­tion des Prin­cip­ia, il y passe six semaines ! Ce n’est qu’à par­tir de 1690 que son intérêt pour l’alchimie com­mence à déclin­er. Il a com­pris qu’il était par­venu à des con­nais­sances d’un nou­veau genre qui ne devaient rien à l’her­métisme dont il était jusque-là imprégné. Seules comptent les rela­tions math­é­ma­tiques, comme il l’ex­plique dans le Scholi­um gen­erale qui ouvre le livre III des Prin­cip­ia. C’est là qu’on peut lire la fameuse phrase : Hypoth­e­sis non fin­go.

On a beau­coup épi­logué sur les ten­dances de New­ton à l’é­sotérisme et à l’her­métisme. Dans son livre La revanche des sor­cières, Pierre Thuil­li­er note que cette ten­dance était dans l’air du temps et que la rai­son n’a pas soudaine­ment élim­iné la magie. Le Siè­cle des lumières est le XVIIIe et non le XVIIe. Si Descartes revendi­quait l’indépen­dance de la pen­sée, tout en con­ser­vant une con­cep­tion dual­iste de l’homme, il éprou­va le besoin de s’ex­il­er pour sa sécu­rité. Il y aurait eu des mess­es noires à Ver­sailles. De toute façon, la magie n’a pas dis­paru du tout : elle pro­gresse à grands pas et les idées de New­ton auraient de nos jours le plus grand suc­cès. Le New Age lui doit beau­coup ! Il n’est pas plus scan­daleux de voir New­ton s’in­téress­er de près à l’her­métisme que de voir des physi­ciens renom­més s’ap­puy­er sur la sci­ence pour démon­tr­er la réal­ité des pseudophénomènes para­nor­maux. Si New­ton était bien le pre­mier des physi­ciens, il n’é­tait pas le dernier des magiciens ! 

Chez New­ton, l’an­cien et le nou­veau se mêlent de façon inex­tri­ca­ble. Il croit que la Nature est une énigme dont les clés mys­tiques étaient con­nues des anciens philosophes, dont les écrits her­mé­tiques auraient con­tenu de pro­fondes vérités philosophiques et spir­ituelles. “Il regar­dait l’U­nivers comme un cryp­togramme com­posé par le Tout-Puis­sant.” (Lord Keynes). Il avait le culte de la sagesse antique : les Anciens avaient des secrets cachés dans des sym­bol­es et dans un lan­gage mys­tique. Pythagore con­nais­sait la grav­i­ta­tion universelle. 

C’est pourquoi il se livre pen­dant vingt-cinq ans à une étude méthodique des textes anciens, à la recherche de ces secrets per­dus. Il a cher­ché le rationnel dans l’her­métisme et ne l’y a pas trou­vé. Il n’é­tait ni le pre­mier ni le dernier. Il est remar­quable que cet état d’e­sprit obscu­ran­tiste ne l’ait pas empêché de faire les grandes décou­vertes qui l’ont ren­du célèbre. 

La con­cep­tion du monde de New­ton est à la fois déiste et ani­miste. “Il existe un Esprit infi­ni et omniprésent dans lequel la matière se meut selon des lois math­é­ma­tiques.” Cette con­cep­tion l’aide à admet­tre l’ac­tion instan­ta­née à dis­tance des corps les uns sur les autres, grâce aux “principes act­ifs” des alchimistes. En d’autres ter­mes, la matière est ani­mée ; il y a des inter­ac­tions entre matière et Esprit. Bien enten­du, j’écris “Esprit” avec une majus­cule, afin de le dis­tinguer de l’e­sprit ordi­naire de la pen­sée. Mon scep­ti­cisme m’empêche de me ral­li­er à cette analyse, mais c’est ain­si que fonc­tion­nait le cerveau de Newton. 

Conclusion

Isaac New­ton a vrai­ment été le pre­mier des physi­ciens. Par son exem­ple et par ses textes pub­liés, il a intro­duit la néces­sité de la rigueur, de la cohérence et de la pré­ci­sion, de la véri­fi­ca­tion expéri­men­tale et quan­ti­ta­tive. Par son “Tout se passe comme si…”, il recon­naît par avance la dis­tinc­tion qu’il con­vient d’établir entre la réal­ité objec­tive et les mod­èles sci­en­tifiques. Mais c’est sans doute là une forme de fal­si­fi­ca­tion rétro­spec­tive. En effet, New­ton a une vision uni­taire du savoir. C’est un sci­en­tifique, mais aus­si un théolo­gien, qui con­teste le mécan­isme de Descartes, et un méta­physi­cien, qui fait siennes cer­taines thès­es her­métistes. Con­nais­sant aus­si la Loi et l’His­toire, on peut dire de lui qu’il était l’un des derniers philosophes universels. 

Lagrange et Laplace con­sid­éraient tous deux New­ton comme le plus grand génie ayant jamais existé. 

Boltz­mann écrivait : “Les Prin­cip­ia sont le pre­mier et le plus grand ouvrage de physique théorique.

Et le grand Ein­stein : “Il com­bi­nait en une per­son­ne l’ex­péri­men­ta­teur, le théoricien, le mécani­cien et l’artiste dans l’ex­pres­sion.”

Mais c’est lui faire un mau­vais com­pli­ment que de dire que “la Nature était pour lui un livre ouvert”. Il mit vingt ans à met­tre en forme les idées qui lui étaient venues pen­dant la grande peste, quand il avait 23 ans. New­ton était capa­ble d’un effort men­tal plus soutenu que quiconque avant ou après lui. Quand on lui demandait com­ment il avait décou­vert la grav­i­ta­tion uni­verselle, il répondait : “En y pen­sant tou­jours.”

On trou­ve dans ses écrits des idées pré­moni­toires qui n’ac­quer­ront un sens que beau­coup plus tard. Il pen­sait qu’il y avait dans la matière des forces attrac­tives et répul­sives qui devaient per­me­t­tre de trans­muter les corps les uns dans les autres. Par­mi les Ques­tions accom­pa­g­nant la 2e édi­tion de l’Op­tique, on trou­ve cette phrase étonnante : 

La trans­for­ma­tion des corps en lumière et de la lumière en corps est très con­forme au cours de la Nature, qui sem­ble se com­plaire aux trans­mu­ta­tions.

Dans la Ques­tion suiv­ante, qui est aus­si la dernière, il évoque une théorie chim­ique fondée sur des forces électriques :
Les attrac­tions de la grav­ité, du mag­nétisme et de l’élec­tric­ité atteignent des dis­tances sen­si­bles…, mais il peut y en avoir d’autres qui atteignent des dis­tances si petites qu’elles échap­pent à l’ob­ser­va­tion et peut-être des attrac­tions élec­triques atteignant des dis­tances aus­si petites, même sans être excitées par le frot­te­ment.
Bien sûr, il serait stu­pide de pré­ten­dre que New­ton a inven­té l’ef­fet pho­toélec­trique et la théorie élec­tro­mag­né­tique, mais ces cita­tions mon­trent bien l’u­ni­ver­sal­ité de sa pen­sée et la portée de son imagination. 

En tout cas, New­ton avait pleine­ment con­science des dif­fi­cultés de sa tâche, comme le mon­tre le pas­sage suiv­ant, sou­vent cité : 

“ Je ne sais pas ce que le monde pensera de moi. Pour ma part, j’ai l’impression de n’avoir été qu’un enfant qui joue sur la plage et se diver­tit en trou­vant ça et là un coquil­lage plus joli qu’à l’ordinaire, alors que le grand océan de la Vérité reste inex­ploré devant moi. ”

Le car­ac­tère fuyant et frac­tal de l’horizon des con­nais­sances ne lui avait pas échappé. 

CHRONOLOGIE

His­toire – Le siè­cle de Louis XIV
1638 • Nais­sance de Louis XIV.
1642–1649 • Pre­mière révo­lu­tion anglaise, Cromwell prend le pou­voir. Exé­cu­tion de Charles I.
1649–1658 • République puritaine.
1660 • Restau­ra­tion. Sacre de Charles II.
1685 • Début du règne de Jacques II, monar­que impopulaire.
1688 • Deux­ième révo­lu­tion. Marie II Stu­art et Guil­laume d’Orange pren­nent le pouvoir.
1702–1714 • Règne d’Anne Stuart.
1714–1727 • Régne de George Ier.
1715 • Mort de Louis XIV. 

Vie et œuvre de Newton
1642 • Nais­sance d’Isaac New­ton à Wool­sthor­pe (Lin­colnshire).
Mort de Galilée (né en 1564).
1645 • Remariage de sa mère ; recueil­li par sa grand-mère.
1650 • Mort de Descartes (né en 1596).
1659 • Revient vivre chez sa mère ; peu doué pour l’agriculture.
1661 • Admis au Trin­i­ty Col­lege (Cam­bridge) en qual­ité de Sizar.
1664 • Devient étu­di­ant à part entière. Décou­vre le théorème du binôme.
1665 • Obtient son diplôme.
1665–1666 • Grande peste de Lon­dres. Quitte Cam­bridge pour Wool­sthor­pe. Décou­vre ses qua­tre lois qui restent non publiées.
1667 • Incendie de son bureau et retour à Cambridge.
1669 • Suc­cesseur de Bar­row à la chaire de mathématiques.
Remet à Bar­row un texte sur les flux­ions et un sur le binôme. 1668 • Con­stru­it son pre­mier téle­scope à miroir.
1671 • Présen­ta­tion de son téle­scope à la Roy­al Society.
Pre­mière com­mu­ni­ca­tion sur l’optique. 1672 (11 jan­vi­er) • Devient mem­bre de la Roy­al Society.
1672 (6 févri­er) • Com­mu­ni­ca­tion sur la décom­po­si­tion de la lumière blanche.
1674 • Hooke écrit un arti­cle sur les mou­ve­ments des planètes.
1675 • Deux­ième com­mu­ni­ca­tion sur l’optique.
l676 • Théorème du binôme pour exposants négat­ifs et fractionnaires.
1679 • Hooke demande l’avis de New­ton, qui le prend mal.
1680 • Appari­tion de deux comètes ; querelle avec Flamsteed.
1683 • Mort de la mère de Newton.
1684 • Pub­li­ca­tion de Leib­niz sur le cal­cul dif­féren­tiel ; querelle.
1684–1686 • Rédac­tion des Prin­cip­ia (Principes math­é­ma­tiques de philoso­phie naturelle). Démon­stra­tion de ce que, pour l’interaction entre objets célestes, on peut con­cen­tr­er la masse d’une sphère en son centre.
1687 • Pub­li­ca­tion des Prin­cip­ia, aux frais de Halley.
1688 • Élu au Parlement.
1693 • Dépres­sion ; incendie de son bureau.
1695 • Mort de Huygens.
1696 • Instal­la­tion à Lon­dres avec sa nièce. Nom­mé “ War­den of the Mint ”.
1699 • Nom­mé directeur de la Mon­naie. Présente son nou­veau sex­tant à la cour ; querelle avec Hooke.
1703 • Mort de Hooke. Élu prési­dent de la Roy­al Society.
1704 • Pub­li­ca­tion de l’Optique.
1705 • Fait cheva­lier par la reine Anne Stuart.
1707 • Pub­li­ca­tion de Arith­meti­ca uni­ver­salis.
1712 • Nou­velle querelle avec Leibniz.
1713 • Deux­ième édi­tion des Principia.
1716 • Mort de Leibniz.
1717 • Deux­ième édi­tion de l’Optique accom­pa­g­née de divers­es Ques­tions.
1727 (23 mars) • Mort de Newton.
1735–1736 • Expédi­tions français­es au Pérou et en Laponie pour mesur­er l’arc de méridien. 

BIBLIOGRAPHIE

Pour la Sci­ence sur Newton.
• Dis­cours de E. N. da C. Andrade aux céré­monies du tri­cen­te­naire de la nais­sance de New­ton, reportées en 1946 pour cause de guerre. Vol­ume I of The world of math­e­mat­ics, Simon and Schus­ter, 1956.
• Dis­cours de John May­nard Keynes inti­t­ulé “ New­ton, the Man ” et pronon­cé dans les mêmes cir­con­stances que le précédent.
• P. Thuil­li­er, La revanche des sor­cières, Belin, 1997.
La mort de New­ton (ouvrage col­lec­tif), Prometheus, Maison­neuve et Larose, 1996.
• I. New­ton, Les principes math­é­ma­tiques de philoso­phie naturelle, tra­duc­tion de Mme du Châtelet (1759) rééditée en 1990 par les Édi­tions Jacques Gabay.
• I. New­ton, Traité d’optique sur les réflex­ions, réfrac­tions, inflex­ions et les couleurs, réim­pres­sion de l’édition de 1722, Gau­thi­er-Vil­lars, 1955.
• P. Naslin, La com­plex­ité – Arti­fices et Nature, SIRPE (76, rue de Riv­o­li, 75004 Paris), 1997.
• J.-M. Vigoureux, Les pommes de New­ton, Diderot, 1997.
• R. Feyn­man, Le mou­ve­ment des planètes autour du Soleil, Diderot, 1997. 

Poster un commentaire