Le XXIe siècle : idéologies, peurs, besoins non satisfaits ?

Dossier : ExpressionsMagazine N°581 Janvier 2003
Par Jacques BOURDILLON (45)

I. En finir avec les erreurs héritées du passé

L’oubli persistant des réalités démographiques

I. En finir avec les erreurs héritées du passé

L’oubli persistant des réalités démographiques

La démo­gra­phie mène le monde, mais le monde a ten­dance à ignor­er la démo­gra­phie, et pour­tant, espérance de vie, natal­ité, mor­tal­ité, nup­tial­ité, migra­tions sont des élé­ments fon­da­men­taux de notre passé, de notre présent, de notre avenir. Notre cama­rade Alfred Sauvy (20 S) a joué un rôle fon­da­men­tal dans la décou­verte et la pop­u­lar­i­sa­tion de ces phénomènes com­plex­es qui sont rarement évo­qués dans les médias et qui ne sem­blent pas inquiéter out­re mesure nos dirigeants. 

Jean-Claude Ches­nais, émi­nent dis­ci­ple de Sauvy, évo­quait récem­ment les pré­dic­tions alarmistes du Club de Rome qui, fin 1970, avait prophétisé 10 mil­liards de ter­riens pour l’an 2000 !… Nous n’é­tions que 6,1 mil­liards fin 2000, et l’on croit pou­voir annon­cer, grâce à la tran­si­tion démo­graphique, une sta­bil­i­sa­tion de la pop­u­la­tion mon­di­ale autour de 8 à 9 mil­liards… Il faut cer­taine­ment s’en réjouir et par ailleurs s’y pré­par­er, ce qui ne sem­ble pas préoc­cu­per grand monde. 

Jean-Claude Ches­nais regret­tait l’in­dif­férence des insti­tu­tions européennes au déclin de la natal­ité dans la plu­part des pays de l’U­nion où le taux de fécon­dité est sou­vent large­ment inférieur au taux de rem­place­ment des généra­tions soit 2,1. Pour des pays comme l’Alle­magne, l’I­tal­ie, l’Es­pagne on peut par­ler de véri­ta­ble cat­a­stro­phe, alors que la France avec un taux de 1,9 appa­raît à cet égard comme l’un des pays les moins frileux. On est en droit de s’in­quiéter pour l’Alle­magne qui a désor­mais sur son sol 9 mil­lions d’im­mi­grés (con­tre 3,5 en France), mais aus­si pour le Japon dont le taux de fécon­dité ne dépasse pas 1,3, pour la Russie dont la pop­u­la­tion pour­rait baiss­er de 144 mil­lions à 105 mil­lions entre 2002 et 2050… Ce ne sera pas la fin du monde, mais peut-être bien la fin d’un monde. 

La religion de la Nature (contre le principe d’humanité)

Le thème de l’en­vi­ron­nement ayant déjà été large­ment abor­dé dans mes précé­dents arti­cles je n’y reviens que suc­cincte­ment : l’en­vi­ron­nement immé­di­at de l’homme a été nég­ligé pen­dant des années, il faut donc remerci­er les mou­ve­ments écol­o­gistes d’avoir réa­gi avec la vigueur que l’on sait, les marées noires, la pol­lu­tion des riv­ières et des nappes, les décharges sauvages, le smog, la sur­con­som­ma­tion des com­bustibles fos­siles ne sont plus admis­si­bles, il faut con­tin­uer la lutte. 

Reste une ques­tion plané­taire celle- là, celle du cli­mat. Rares sont ceux qui nient l’ex­is­tence du prob­lème… rares sont ceux qui veu­lent vrai­ment le régler… cer­tains ont même délibéré­ment sac­ri­fié le cli­mat à leur idéolo­gie anti­nu­cléaire. Mais au CNRS, Gérard Mégie (X 65) estime dra­ma­tique­ment insuff­isante la réduc­tion de 5 % des émis­sions mon­di­ales de CO2 prévues à Kyoto. La réduc­tion effi­cace à pro­gram­mer serait de l’or­dre de 50% à 60%! 

Nous pour­rions en rester là… Mais la ques­tion est infin­i­ment plus com­plexe en rai­son des élé­ments irra­tionnels qu’elle com­porte. Luc Fer­ry, aujour­d’hui min­istre de l’É­d­u­ca­tion, dis­tingue trois écolo­gies : la démoc­ra­tique, l’u­til­i­tariste et la pro­fonde. C’est la troisième, encore appelée “deep ecol­o­gy”, “éco­cen­trique”, ou “bio­cen­trique”, qui fait prob­lème : elle remet en cause l’hu­man­isme et l’an­thro­pocen­trisme au nom des “droits de la Nature” et tend à devenir une idéolo­gie dom­i­nante en Alle­magne et aux États-Unis. Elle a ses intel­lectuels de référence : Aldo Léopold, Hans Jonas, Jacques Ellul. Pour eux, la moder­nité est un désas­tre total. Il s’ag­it d’un phénomène qua­si religieux : ado­ra­tion de la Déesse Nature absol­u­ment incom­pat­i­ble avec notre principe d’humanité. 

Le complexe de supériorité des Occidentaux

Les Occi­den­taux se savent por­teurs d’héritages : héritages gré­co-romain et judéo-chré­tien aux­quels s’a­joute l’héritage des Lumières (qui a don­né la laïc­ité). Ils ne sont pas fondés pour autant à se croire les meilleurs et à ignor­er les apports cul­turels con­sid­érables des autres, notam­ment de la Chine, de l’Inde et des Arabes dont ils ont large­ment béné­fi­cié et à imag­in­er que l’Oc­ci­dent aurait sur le reste du monde une supéri­or­ité intel­lectuelle et morale, que la civil­i­sa­tion dite occi­den­tale serait la seule vraie, et l’u­nique digne d’in­térêt. Une telle atti­tude peut paraître arro­gante et con­duire les autres pays à se com­porter en enne­mis plutôt qu’en partenaires. 

Cette dynamique de con­flit stim­ule chez nous et les autres les fanatismes religieux qui n’ont pas dis­paru. L’is­lam (et ses valeurs) se trou­verait réduit à l’is­lamisme (et à ses men­aces). Tout se passe comme si Samuel Hunt­ing­ton avait non pas prédit mais voulu un clash entre l’Oc­ci­dent et l’is­lam, appelé “choc des civilisations”. 

On peut imag­in­er, par­mi d’autres, deux scé­nar­ios pour le XXIe siè­cle : la con­struc­tion d’un monde mul­ti­po­laire, avec métis­sage pro­gres­sif des cul­tures (vision d’un Léopold Sen­g­hor ou d’un Kofi Annan), ou bien dans une per­spec­tive manichéenne le choc de civil­i­sa­tions antag­o­nistes sus­cep­ti­ble de déclencher un con­flit mon­di­al (vision de Samuel Hunt­ing­ton ou d’O­ri­ana Falacci). 

Certes, l’as­sas­si­nat d’Y­itzhak Rabin le 4 novem­bre 1995 et les atten­tats du 11 sep­tem­bre 2001 à New York ont fait l’ob­jet de con­damna­tions dans les opin­ions publiques. Il faut s’en réjouir, aus­si not­er que les inté­gristes des deux bor­ds, qui ont com­man­dité ces crimes, ont bel et bien mar­qué des points en direc­tion : soit d’un con­flit mon­di­al, soit d’une général­i­sa­tion à la planète du can­cer israé­lo-pales­tinien. Et l’on con­state l’al­liance objec­tive des par­ti­sans de la guerre de chaque camp. 

Dieu mer­ci ! nom­breux sont ceux qui préfèrent militer pour une paix durable dans un monde mul­ti­po­laire réc­on­cil­ié à qui toutes les cul­tures apporteraient leur contribution. 

Ce besoin de paix invite à aban­don­ner tout com­plexe de supéri­or­ité occidental. 

II. Dominer des peurs ancestrales récemment ravivées

À l’aube du XXIe siè­cle, l’hu­man­ité paraît encore dom­inée par des peurs ances­trales : peur de la mon­di­al­i­sa­tion, de la marchan­di­s­a­tion, de l’ur­ban­i­sa­tion, de la mobil­ité, du pro­grès. Elles sont soigneuse­ment entretenues par les marchands de peur sou­vent spé­cial­istes de la désinformation. 

Peur de la mondialisation

L’opin­ion se préoc­cupe soudain d’un phénomène ancien, appelé “mon­di­al­i­sa­tion”. Il exis­tait du temps des Phéni­ciens, des Grecs, puis des Romains. Après une péri­ode de calme il s’est dévelop­pé à nou­veau notam­ment au VIIIe siè­cle à l’époque des con­quêtes arabes, puis au XIe siè­cle à l’époque des croisades, au XVIe siè­cle à l’époque des grandes décou­vertes, enfin au XIXe siè­cle “colo­nial”. On assiste aujour­d’hui à sa reprise spec­tac­u­laire en rai­son du développe­ment des trans­ports, des télé­com­mu­ni­ca­tions et du com­merce. On s’in­quiète de ses effets dévas­ta­teurs et on croit devoir met­tre en cause le FMI, la Bird, l’OMC et Inter­net. Ses adver­saires se sont exprimés à Seat­tle, à Davos, à Por­to Ale­gre, à Gênes dans le cadre d’un rassem­ble­ment hétéro­clite, désor­don­né et opaque, où des ten­dances con­tra­dic­toires étaient représen­tées. Les insti­tu­tions inter­na­tionales ont été pris­es à par­tie, notam­ment l’OMC et le FMI dont on a demandé la suppression. 

Il faut savoir recon­naître les effets négat­ifs de la mon­di­al­i­sa­tion : il est exact que les délo­cal­i­sa­tions men­a­cent cer­tains emplois, il est vrai que l’ar­rivée en France de fruits et légumes ital­iens ou espag­nols con­cur­rence les pro­duc­teurs français. Ce n’est pas une rai­son pour utilis­er la vio­lence et pour atta­quer les véhicules qui les trans­portent. On oublie de dire que c’est grâce à la qual­ité de nos indus­tries et de nos ser­vices que nous avons des expor­ta­tions floris­santes qui con­tribuent à créer des emplois beau­coup plus nom­breux que ceux qui sont per­dus. On ne peut pas gag­n­er sur tous les tableaux. Voilà pourquoi cer­tains de ces mou­ve­ments renon­cent à réclamer la sup­pres­sion des insti­tu­tions inter­na­tionales et se pronon­cent pour leur renforcement. 

En con­tre­point de ce qui précède, la mon­di­al­i­sa­tion est con­sid­érée par cer­tains (dont Jean Peyrel­e­vade X 58) comme un fac­teur de pro­grès économique con­sid­érable et un for­mi­da­ble moteur, même s’il est vrai qu’elle nous fait courir des risques dont l’un des plus graves serait la pesan­teur des normes qu’elle pro­duit. Per­son­ne n’en­vis­age d’ailleurs de revenir au protectionnisme ! 

La mon­di­al­i­sa­tion est aus­si un fac­teur de pro­grès poli­tique : l’idéal démoc­ra­tique se répand dans le monde, en même temps que s’élève le niveau d’é­d­u­ca­tion (notam­ment chez les femmes). 

Peur de l’argent

Il suf­fit d’ou­vrir un jour­nal, d’al­lumer la radio ou la télévi­sion, pour lire ou enten­dre des déc­la­ra­tions nous rap­pelant avec insis­tance et à juste titre que l’homme n’est pas une marchan­dise… la san­té et la cul­ture non plus ! Certes ! Mais depuis que le monde est monde, l’homme vit de son tra­vail en l’échangeant con­tre une rémunéra­tion (salaire, hon­o­raires, indemnités…). 

Nous savons que si Van Gogh est mort dans la mis­ère, Michel-Ange et Beethoven étaient plutôt bien payés. 

Dans les années qua­tre-vingt, une per­son­nal­ité a déclaré ne pas vouloir être min­istre des Comptes. Avait-elle rai­son de refuser de savoir “com­bi­en ça coûte”, dia­bolisant ain­si l’ar­gent ? Faut-il se ral­li­er à ceux qui met­tent leur point d’hon­neur à refuser toute logique économique et finan­cière ? Ne faut-il pas au con­traire remerci­er ceux qui ont le courage de rap­pel­er que les comptes de la Nation, de la Cnam, de l’en­tre­prise doivent être équilibrés ? 

Or depuis la nuit des temps l’homme estime nor­mal et naturel de ven­dre ses ser­vices en échange d’une rémunéra­tion, c’est vrai pour les plom­biers, épiciers, char­cutiers, maçons, ban­quiers, fonc­tion­naires, ouvri­ers de toutes caté­gories, pour lesquels la vente de leur tra­vail n’ap­pa­raît pas scan­daleuse. Apparem­ment, ce n’est pas le cas pour d’autres pro­fes­sions telles que les médecins, les infir­mières, les phar­ma­ciens (et toutes les pro­fes­sions de la san­té), ni pour les musi­ciens, cinéastes, comé­di­ens, écrivains, danseurs, pein­tres, sculp­teurs (et toutes les pro­fes­sions de la cul­ture). Y aurait-il deux caté­gories de pro­fes­sions : les vrai­ment nobles et les autres ?
Les syn­di­cal­istes n’ont aucune honte à met­tre l’ar­gent au cœur de leurs reven­di­ca­tions. Cet argent des­tiné à bien pay­er les salariés ne paraît pas diabolique. 

Bernard Kouch­n­er s’écrie : “Un ser­vice de san­té plus effi­cace, des médecins et des infir­mières mieux payés, des hôpi­taux plus per­for­mants, c’est pos­si­ble mais cela coûtera plus cher, mais il fau­dra trou­ver des finance­ments”, et cet argent ne sera pas diabolique. 

L’É­vangile nous dit que l’on ne peut pas servir à la fois “Dieu et l’ar­gent”, et que si le Christ a chas­sé les marchands du Tem­ple il a aus­si don­né en exem­ple l’é­conome infidèle qui con­sid­ère l’ar­gent comme un moyen et qui s’est fait “des amis avec les richess­es d’iniq­ui­té”, il se réjouit du com­porte­ment d’un père de famille occupé à “trop pay­er les ouvri­ers de la 11e heure”. 

En fin de compte, il faut s’in­ter­roger à la fois sur l’o­rig­ine de l’ar­gent et sur sa destination. 

  • Pro­duit de la spécu­la­tion, con­sid­éré comme une fin l’ar­gent est illégitime et condamnable. 
  • Fruit du tra­vail de l’homme, con­sid­éré comme un moyen, il appa­raît légitime et moral… Il devient néces­saire, voire indis­pens­able pour sat­is­faire les besoins légitimes des hommes… et con­tribuer au respect de leur dignité ! 

Peur de l’urbanisation et de la ville

La migra­tion des cam­pagnes vers les villes est un phénomène sécu­laire et uni­versel dû à l’évo­lu­tion naturelle de la société : l’amélio­ra­tion con­sid­érable de la pro­duc­tiv­ité de l’a­gri­cul­ture libère des emplois à la cam­pagne alors que le développe­ment de l’in­dus­trie et des ser­vices en attire vers les villes. Or cette évo­lu­tion est con­sid­érée à tort par cer­tains comme une cat­a­stro­phe : nous avons tous en mémoire l’im­age du paysan coupé de ses orig­ines, vic­time du mirage des villes jugées ten­tac­u­laires et le mythe du retour à la terre pop­u­lar­isé par l’éphémère régime de Vichy. 

Ce phénomène devrait se pour­suiv­re dans la plu­part des pays du tiers-monde alors qu’il est peut-être déjà ter­miné dans cer­tains pays occi­den­taux, (où l’on com­mence à assis­ter à un retour des villes vers la cam­pagne en rai­son du tourisme et du télé­tra­vail). Il n’y a aucun juge­ment moral à porter sur ce développe­ment nor­mal et naturel des villes où se con­cen­tre la pop­u­la­tion au détri­ment des cam­pagnes. Il faut d’ailleurs se pré­par­er à un événe­ment qui, selon le prési­dent de la Banque mon­di­ale, James D Wolfen­sohn, doit se pro­duire avant 2050 : pour la pre­mière fois dans l’his­toire de l’hu­man­ité, le nom­bre des habi­tants des villes dépassera celui des habi­tants des campagnes ! 

Ceci étant dit il existe en France un courant d’opin­ion qui dia­bolise la ville, lieu de con­cen­tra­tion des encom­bre­ments, de la pol­lu­tion, du chô­mage, de la drogue, de la cor­rup­tion, de l’anony­mat, de l’in­sécu­rité… Ceux-là rêvent de cam­pagne et de nature, alors que d’autres déplorent la sot­tise de “la ville sans voitures”, et se déclar­ent lassés par les pub­lic­ités en faveur du “pain d’an­tan”, des “pro­duits du ter­roir”, de “l’a­gri­cul­ture et de l’él­e­vage bio”. 

Or on est en droit d’aimer à la fois la vie en ville et la vie à la cam­pagne, d’ap­préci­er quelques semaines dans la nature, dans la ver­dure et autant que pos­si­ble loin du bruit… Mais pour s’y ren­dre, on a besoin des trans­ports, et ceci n’in­ter­dit pas d’ap­préci­er ces lieux de con­cen­tra­tion de la cul­ture que sont les cités mag­nifiques que nos ancêtres nous ont léguées : Venise, Flo­rence, Rome, Vienne, Saint-Péters­bourg, Isfa­han, Samarkand, Damas, Grenade, Cor­doue, Istan­bul… il n’est pas pos­si­ble de les citer toutes ! 

Ceci n’in­ter­dit pas d’aimer vivre à Paris à Lon­dres ou à Berlin, avec des moyens de trans­port var­iés et con­cur­rents : métros, tramways, auto­bus, taxis, respectueux de la con­ti­nu­ité du ser­vice pub­lic, mais aus­si voitures par­ti­c­ulières en quan­tité suff­isante pour que les usagers ne soient jamais en posi­tion d’o­tage face à un monopole. 

Face à la men­ace d’une urban­i­sa­tion chao­tique, notam­ment dans les villes nou­velles du tiers-monde, plutôt que de rêver à un impos­si­ble retour à la terre, il faut se don­ner l’ob­jec­tif pri­or­i­taire d’or­gan­is­er intel­ligem­ment et de financer l’inéluctable urbanisation. 

Peur de la mobilité, des transports, de l’automobile, de l’avion

Les effets négat­ifs du trans­port sont réels et con­nus. Il con­tribue à des atteintes et à des men­aces sur l’en­vi­ron­nement au niveau plané­taire (effet de serre) et au niveau local (pol­lu­tion de l’air et des eaux plu­viales), il facilite au niveau mon­di­al la libre cir­cu­la­tion des voleurs et des assas­sins, de la drogue, de l’ar­gent sale, des microbes, des virus, des par­a­sites, il dépense une énergie précieuse… 

Faut-il pour autant dia­bolis­er : la mobil­ité ? l’au­to­mo­bile et l’avion (instru­ments d’asservisse­ment) ? les autoroutes et les aéro­ports (où seraient con­cen­trées les nuisances) ? 

Or les trans­ports ont aus­si une util­ité économique sociale et cul­turelle con­sid­érable. On se déplace pour aller au tra­vail, à la recherche des meilleurs pro­duits et des meilleurs ser­vices, voire d’un emploi. Les trans­ports sont un out­il indis­pens­able pour l’ap­pro­vi­sion­nement des villes, les achats quo­ti­di­ens, les déplace­ments domi­cile tra­vail, les échanges cul­turels, les loisirs, le sport, la détente. L’au­to­mo­bile et l’avion sont aus­si des instru­ments de liber­té… (tous les régimes total­i­taires ont cher­ché à sup­primer la mobil­ité de leurs citoyens). La con­tri­bu­tion du trans­port à l’é­conomie est de l’or­dre de 15 % du PIB. Sa con­tri­bu­tion à l’emploi en France est de 1 102 000 emplois. 

La pol­lu­tion due aux trans­ports en chiffres : en 1998 les émis­sions européennes de CO2 représen­taient 750 mil­lions de tonnes de car­bone, dont 210 (soit 28 %) dus aux trans­ports. La France, grâce au nucléaire, main­tient ses émis­sions autour de 100 mil­lions par an soit 11 % des émis­sions européennes, 1,8 % des émis­sions mon­di­ales. La part des trans­ports dans la part de la France est de 34 % (34 mil­lions), soit 0,6 % des émis­sions anthropiques mon­di­ales. Aux dom­mages plané­taires s’a­joutent des dom­mages locaux : la pol­lu­tion de l’air extérieur due aux rejets des moteurs (oxy­des de car­bone et d’a­zote, hydro­car­bu­res imbrûlés), y com­pris ceux des loco­mo­tives diesels (à com­par­er aux pol­lu­tions de l’air intérieur sou­vent plus red­outa­bles, oxy­des d’a­zote de la cui­sine au gaz, acariens). 

À cet égard, l’Eu­rope est exem­plaire : elle a imposé une réduc­tion con­sid­érable des con­som­ma­tions d’hy­dro­car­bu­res, donc les émis­sions de CO2 : 140 g/km pour 2008, 120 g/km pour 2012, con­tre aujour­d’hui 186 g/km (190 g/km au Japon, 260 g/km aux USA !). L’Eu­rope réduit aus­si ses émis­sions pol­lu­antes des moteurs à essence et diesels : en moins de douze ans, elles ont été con­sid­érable­ment réduites (divi­sion par 8 et quelque­fois par 20…, en 2005 elles seront encore divisées par 2). 

Autre accu­sa­tion : l’im­pact négatif des infra­struc­tures de trans­ports sur le paysage. Certes, cet impact est par­fois négatif mais il arrive qu’il soit posi­tif (exem­ples par­mi d’autres le via­duc de Gara­bit, les ponts de Tan­car­ville et Nor­mandie et bien­tôt le via­duc de Mil­lau). Depuis des siè­cles le paysage a été con­stam­ment remanié par l’homme. 

Mais c’est seule­ment depuis trente ans que l’on s’oc­cupe de façon sys­té­ma­tique de l’in­té­gra­tion des infra­struc­tures dans le paysage : util­i­sa­tion de l’im­age de syn­thèse, rétab­lisse­ment de la con­ti­nu­ité trans­ver­sale (pour humains et ani­maux…), util­i­sa­tion des grav­ières pour créer des réserves ornithologiques, développe­ment d’une bio­di­ver­sité floris­tique et fau­nis­tique foi­son­nante le long des rubans d’as­phalte ou d’aci­er qui tra­versent d’im­menses espaces de mono­cul­ture. Con­traire­ment aux idées reçues, les autoroutes et les TGV sont plus respectueux de l’en­vi­ron­nement que les routes anci­ennes et les lignes clas­siques. En con­trepar­tie de ces avancées, il faut not­er, et c’est impor­tant, un accroisse­ment sen­si­ble des coûts. 

Peur du progrès et de la technoscience

Dans un précé­dent arti­cle, j’avais déjà évo­qué l’époque bénie où, après la créa­tion des grandes écoles sous la Con­ven­tion ther­mi­dori­enne, après l’Ex­pédi­tion d’É­gypte sous le Direc­toire, la France s’est véri­ta­ble­ment méta­mor­phosée en “Empire des sci­ences” grâce à l’ap­pui incon­di­tion­nel que Napoléon Bona­parte a su prodiguer à la com­mu­nauté sci­en­tifique d’alors. C’é­tait l’époque des Carnot, Mon­ge, Laplace, Berthol­let, Ara­go, Gay-Lus­sac, Cauchy… Sa sol­lic­i­tude alla jusqu’à nom­mer Laplace min­istre de l’In­térieur ! Cette tra­di­tion a per­duré, mais au fil des ans, nous avons pro­gres­sive­ment per­du notre lead­er­ship au prof­it des Anglo-Sax­ons. Nous ne sommes même pas sûrs que l’Eu­rope soit résolue à don­ner à la recherche sci­en­tifique et tech­nique la place qu’elle mérite. 

Je n’en­vis­age pas la sup­pres­sion de l’in­dus­trie chim­ique pour sauver le ter­roir, je pense que l’élec­tric­ité nucléaire peut aider à régler la ques­tion du cli­mat, que les OGM peu­vent con­tribuer à la défense de notre envi­ron­nement (par une diminu­tion spec­tac­u­laire des dos­es d’in­sec­ti­cides, d’her­bi­cides, de pes­ti­cides), à l’amélio­ra­tion de la qual­ité des pro­duits, à la lutte con­tre la mal­nu­tri­tion dans le monde. 

“Nous nous inquié­tons d’as­sis­ter à l’aube du XXIe siè­cle à l’émer­gence d’une idéolo­gie irra­tionnelle, qui s’op­pose au pro­grès sci­en­tifique et indus­triel, et nuit au pro­grès économique et social.
Nous affir­mons que l’é­tat de nature, par­fois idéal­isé par des mou­ve­ments qui ont ten­dance à se référ­er au passé, n’ex­iste pas et n’a prob­a­ble­ment jamais existé depuis l’ap­pari­tion de l’homme dans la biosphère, dans la mesure où l’hu­man­ité a tou­jours pro­gressé en met­tant la nature à son ser­vice et non l’in­verse. Nous adhérons totale­ment aux objec­tifs d’une écolo­gie sci­en­tifique axée sur la prise en compte, le con­trôle et la préser­va­tion des ressources naturelles, toute­fois, nous deman­dons que cette prise en compte, ce con­trôle, cette préser­va­tion soient fondés sur des critères sci­en­tifiques et non sur des préjugés irrationnels.” 

Or il existe en France un puis­sant courant anti­sci­en­tifique où se retrou­vent les adeptes de la deep ecol­o­gy. Je crois utile d’évo­quer quelques-unes de leurs déc­la­ra­tions : refu­sant de croire aux “bien­faits poten­tiels de la techno­science”, ils dénon­cent “l’in­té­grisme techno­sci­en­tifique accom­pa­g­né d’ar­ro­gance et de dédain”, et “la désas­treuse coag­u­la­tion de la sci­ence en idéologie” ! 

Pour con­tr­er l’émer­gence d’une telle idéolo­gie irra­tionnelle et anti­sci­en­tifique, à l’oc­ca­sion du Som­met de Rio, 400 sci­en­tifiques (dont 59 prix Nobel) ont lancé le fameux appel d’Heidelberg. 

Les cibles préférées sont depuis fort longtemps le nucléaire et les OGM… Plus récem­ment c’est la chimie qui est attaquée : le mot “chim­ique” est devenu péjo­ratif. J’ai enten­du récem­ment la déc­la­ra­tion suiv­ante : je préfère les pro­duits “bio”, parce qu’ils sont authen­tiques dans un monde où tout est arti­fi­ciel, où, tout est chim­ique… Et pour­tant, les par­fums et les médica­ments sont des pro­duits chim­iques, la cuis­son des ali­ments est arti­fi­cielle, le pain, le vin, le choco­lat sont arti­fi­ciels. Je ne suis pas con­va­in­cu que l’en­grais dit “naturel” soit moins dan­gereux que l’en­grais chimique… 

Dans un ouvrage récent, Luc Fer­ry et Jean-Didi­er Vin­cent font l’éloge de la sci­ence, qu’ils voient dis­tincte de la reli­gion, de la philoso­phie, et de toutes les idéolo­gies. Pour trou­ver le critère de démar­ca­tion avec la “non-sci­ence”, ils font appel à Karl Pop­per et à Emmanuel Kant, recon­nus comme anthro­pocen­tristes : pour Pop­per, la recherche sci­en­tifique procède par essais et erreurs, con­jec­tures et réfu­ta­tions, le pro­pre de la sci­ence est de présen­ter des propo­si­tions fal­si­fi­ables et réfuta­bles…, nous voilà loin de l’ar­ro­gance attribuée aux soi-dis­ant inté­gristes scientifiques. 

III. Qualité, vérité, justice, précaution : ni trop ni trop peu

Nous allons main­tenant évo­quer quelques exi­gences pop­u­laires, très à la mode, aux­quelles les médias offrent quo­ti­di­en­nement un appui incon­di­tion­nel, et qui ont provo­qué dans l’opin­ion un véri­ta­ble engouement. 

Aucune d’en­tre elles n’est vrai­ment nou­velle et il serait facile de mon­tr­er qu’elles exis­tent depuis la nuit des temps. 

Il va être ques­tion de qual­ité, de vérité, de pru­dence et de jus­tice. Qui ne serait d’ac­cord pour en don­ner tou­jours davantage ? 

Néan­moins nous allons décou­vrir que des lim­i­ta­tions sont souhaita­bles sous peine de provo­quer des dégâts collatéraux. 

Limiter l’exigence de qualité ? Et éviter d’oublier la quantité et les bas prix ?

La qual­ité : nous en avons besoin pour notre ali­men­ta­tion, notre san­té, notre loge­ment, nos trans­ports, notre envi­ron­nement (local, région­al et plané­taire). Mais à quel prix ? jusqu’à quel niveau ? au détri­ment de quoi ? Il est tout à fait légitime de se pos­er ces questions. 

L’apolo­gie de la qual­ité n’a-t-elle pas ten­dance à faire oubli­er que nous avons aus­si besoin de quan­tité ? (nous sommes de plus en plus nom­breux sur terre !) et de prix bas ? (tout le monde n’a pas for­cé­ment les moyens d’a­cheter du bio dont les ver­tus ne sont d’ailleurs pas démontrées !). 

La défense de la qual­ité jus­ti­fie-t-elle la vio­lence ? (destruc­tion de ce que l’on estime néfaste alors que la société ne partage pas for­cé­ment ce point de vue). 

Au-delà d’une cer­taine lim­ite, un sur­croît de qual­ité ne coûte-t-il pas très cher pour un avan­tage min­ime ? qu’il faut savoir accepter ou refuser ? jusqu’à quel point ? 

N’a-t-on pas décou­vert de véri­ta­bles escro­queries soigneuse­ment cachées sous le man­teau blanc de la qual­ité attribuée au “bio” ? Il faut donc être vigilant. 

Est-il légitime au nom de la qual­ité de dia­bolis­er l’ef­fi­cac­ité et la pro­duc­tiv­ité de notre agri­cul­ture ? Comme s’il n’é­tait pas pos­si­ble d’avoir les deux à la fois ! 

N’en­fonce-t-on pas des portes ouvertes ? Cette exi­gence de qual­ité avait-elle vrai­ment été oubliée ? Il suf­fit de relire la presse du siè­cle dernier, des années trente, ou des années cinquante pour s’apercevoir qu’elle était déjà au cen­tre des préoc­cu­pa­tions de nos par­ents. Et l’on est en droit de s’in­ter­roger sur les véri­ta­bles objec­tifs des nou­veaux croisés de la qual­ité qui se font de la pub­lic­ité à bon compte. 

Pour la qual­ité de la vie, l’in­térêt général com­mande d’in­staller quelque part les inc­inéra­teurs et les sta­tions d’épu­ra­tion ? Telle com­mune va refuser chez elle de telles instal­la­tions. Il fau­dra donc les met­tre dans une com­mune voi­sine moins regar­dante ! (Nim­by : not in my back yard).

Nous préférons laiss­er le lecteur répon­dre lui-même à ces nom­breuses questions. 

Limiter l’exigence de vérité ? Car le secret lui aussi peut être utile

Il est inutile d’in­sis­ter sur l’ex­is­tence d’un besoin de plus en plus impérieux de con­naître dans de nom­breux domaines la vérité que cer­tains voudraient nous cacher. Il existe donc un droit des citoyens d’un pays à la vérité, droit qui n’est pas con­testé mais qui implique pour les médias un devoir de dire la vérité, et l’on ajoute : toute la vérité. 

Il est cer­tain que la pop­u­la­tion est encore mal infor­mée des méfaits du tabag­isme act­if ou pas­sif, ou de la sit­u­a­tion réelle des entre­pris­es (des événe­ments récents aux États-Unis et en Europe con­fir­ment la néces­sité de cette exi­gence). Mais il est légitime de se pos­er les mêmes ques­tions que pour la qual­ité : jusqu’à quel niveau ? à quel prix ? au détri­ment de quoi ? 

Les adeptes de la trans­parence esti­ment que ces lim­ites n’ex­is­tent pas : le citoyen a le droit de tout savoir, absol­u­ment tout. Tout sur la san­té, tout sur la vie privée, tout sur le pat­ri­moine de ceux qui nous gou­ver­nent, nous infor­ment ou nous diver­tis­sent (chef de l’É­tat, min­istres, par­lemen­taires, fonc­tion­naires, dirigeants d’en­tre­pris­es, syn­di­cal­istes, artistes, comé­di­ens, jour­nal­istes, etc.), tout sur leurs inten­tions (même lorsqu’elles sont encore à l’é­tat d’élab­o­ra­tion), tout sur une négo­ci­a­tion en cours (!) et (pourquoi pas ?) tout sur nos ser­vices secrets. 

On est ten­té de pren­dre le con­tre-pied de cette théorie, d’in­vo­quer le droit au respect de la vie privée, de rap­pel­er que la trans­parence sat­is­fait sou­vent le voyeurisme (que ne ferait-on pas pour faire ven­dre un jour­nal en dif­fi­cultés finan­cières ?), que la vérité glob­ale existe rarement face à des vérités par­tielles sou­vent con­tra­dic­toires et, en fin de compte, de faire l’apolo­gie du secret à un triple niveau : l’É­tat, l’en­tre­prise et la personne : 

  • La société en a besoin : secrets diplo­ma­tiques (on ne négo­cie pas sous les pro­jecteurs), secret judi­ci­aire (l’in­struc­tion, la pré­somp­tion d’in­no­cence), secrets économiques (une déval­u­a­tion), secret mil­i­taire (pro­téger Mururoa et les armes nou­velles, cacher sa stratégie, fonds et ser­vices secrets). 
  • L’en­tre­prise elle aus­si en a besoin : secret pro­fes­sion­nel, secret com­mer­cial, secret indus­triel (secret de fab­ri­ca­tion), secret bour­si­er (délit d’initié). 
  • Enfin l’in­di­vidu lui-même en a besoin : secret médi­cal, secret de la con­fes­sion, respect de la vie privée, pro­tec­tion du chercheur, brevets. 

Exiger plus de justice sans dériver vers la judiciarisation ?

La jus­tice de la République doit être égale pour tous, sere­ine, effi­cace, rapi­de et indépen­dante. À son égard, les citoyens ont le droit d’être exigeants, mais en con­trepar­tie, ils ont quelques devoirs : avoir un com­porte­ment civique, savoir accepter les déci­sions finales de la jus­tice, et renon­cer à tout désir de vengeance. 

La vorac­ité des citoyens “con­som­ma­teurs de jus­tice” sem­ble grandir avec le temps. Autre­fois, on réser­vait ses plaintes à des actes délibérés de vio­lence (crimes, vio­ls, assas­si­nats, cam­bri­o­lages, etc.). On les ori­ente aujour­d’hui de plus en plus sou­vent vers des erreurs, des nég­li­gences, des actes involon­taires : et l’on assiste à une pro­liféra­tion d’ac­tions con­tre des médecins pour erreur de diag­nos­tic, con­tre des hôpi­taux ou des clin­iques pour mau­vaise qual­ité des soins, con­tre des maires pour acci­dents causés par le matériel munic­i­pal, con­tre l’É­tat sou­vent respon­s­able d’avoir “lais­sé faire”. 

Les vic­times n’ad­met­tent plus jamais la fatal­ité, exi­gent presque tou­jours qu’un coupable soit trou­vé et puni et admet­tent de moins en moins des cir­con­stances atténu­antes. Enfin nous cri­tiquons volon­tiers les déci­sions de jus­tice quand elles ne cor­re­spon­dent pas à notre attente. 

Cer­tains pensent que, du fait de cet appétit rel­a­tive­ment nou­veau pour la mul­ti­pli­ca­tion des procès, la France et l’Eu­rope seraient sur la voie d’une judi­cia­ri­sa­tion selon le mod­èle améri­cain. Si cette ten­dance se con­firme, on assis­tera à une crois­sance démesurée des per­son­nels de jus­tice (avo­cats, mag­is­trats, experts), à la général­i­sa­tion des con­trats d’as­sur­ance au prof­it de la plu­part des four­nisseurs de ser­vices (médecins, chirurgiens, maires de petites com­munes, etc.) qui s’oc­cu­per­ont de moins en moins de faire leur méti­er et de plus en plus d’obtenir les cou­ver­tures judi­ci­aires dev­enues indis­pens­ables à l’ex­er­ci­ce dudit métier. 

Le prix des ser­vices aug­mentera en con­séquence (incor­po­ra­tion du coût de la prime d’as­sur­ance) et l’on peut même imag­in­er l’ar­rêt total de cer­tains ser­vices parce qu’ils seraient devenus trop dan­gereux pour ceux qui les exerçaient autre­fois sans prob­lème dans un autre con­texte, ou parce que les assureurs refuseraient de les assur­er. Dans ce cas comme dans les précé­dents, la non-lim­i­ta­tion d’un besoin recon­nu et accept­able à un cer­tain niveau peut aboutir à un blocage du progrès. 

Ceci étant dit, il existe déjà des lim­ites légales nom­breuses et var­iées au libre développe­ment des actions judi­ci­aires : secret défense, secret de l’in­struc­tion, pré­somp­tion d’in­no­cence. Il existe en out­re des dif­fi­cultés tech­niques à explor­er les dif­férents aspects d’une affaire : le juge aura donc de plus en plus recours à des experts pour les domaines où il n’est pas com­pé­tent (géomètres, biol­o­gistes, médecins, physi­ciens, chimistes, écon­o­mistes, etc.). Cela explique large­ment le car­ac­tère inter­minable de cer­taines instructions. 

Le coût, les risques et les limites de la précaution

L’an­tique ver­tu de pru­dence a con­duit à dis­tinguer la préven­tion con­tre les risques avérés et la pré­cau­tion con­tre les risques hypothé­tiques. L’idée n’est pas nou­velle, le mot est à la mode et on l’in­voque désor­mais à tout pro­pos (et même hors de pro­pos), ce qui fait réa­gir vio­lem­ment des hommes comme Claude Allè­gre ou Jean de Ker­vas­doué qui dénon­cent le rêve d’une société sans risque et red­outent le blocage pur et sim­ple du pro­grès dont nous avons tant besoin. 

Nous avons ren­du compte dans un récent numéro de La Jaune et la Rouge du rap­port de Philippe Kouril­sky au Pre­mier min­istre sur le principe de pré­cau­tion. Il est donc inutile de revenir sur ce qui a déjà été dit. 

La pré­cau­tion est un principe d’ac­tion et non de blocage du pro­grès, il faut aboutir à l’ac­cept­abil­ité des risques, et aus­si se don­ner les moyens de les hiérarchiser. 

IV. Un objectif pour le XXIe siècle : créer une solidarité spatiale et temporelle

Selon l’ONU, 1 mil­liard d’êtres humains n’a accès ni à l’eau potable ni à l’élec­tric­ité, 1,2 mil­liard vit avec moins d’un dol­lar par jour, 2 mil­liards vivent dans un état d’hy­giène déplorable, les 20 % les plus rich­es con­som­ment 87 % des richess­es. Les bonnes âmes s’oc­cu­pent d’abord de la pro­tec­tion du cor­moran, de la chou­ette tachetée, du loup et de l’ours des Pyrénées, d’autres s’at­taque­nt aux pro­duc­teurs du chlore, certes mal­odor­ant et tox­ique, mais indis­pens­able pour l’ac­cès à l’eau potable. 

Pour pro­téger l’en­vi­ron­nement, on envis­age aus­si de rationner les pays du Sud dans leurs droits à l’én­ergie, à l’eau potable, à la san­té, à la chaîne du froid, au nom de la pro­tec­tion de l’emploi dans le Nord, on voudrait lim­iter l’ac­cès des pays du Sud au com­merce mondial. 

Pour­tant, dans la dynamique de la grande décoloni­sa­tion des années soix­ante, des efforts de sol­i­dar­ité con­sid­érables avaient été engagés dans le cadre du Fed, de la Bird et du Pnud au prof­it des pays du Sud nou­velle­ment indépen­dants. Mais cet élan de générosité s’est affa­di au fil des ans, et la con­tri­bu­tion moyenne des pays du Nord à l’aide au développe­ment a régressé de 0,7 % de leur PIB à 0,3 %…, les États-Unis sont revenus à 0,1 % ! Une relance de cette aide est une des ques­tions pri­or­i­taires en ce début du XXIe siècle. 

Les généra­tions futures : elles seront rel­a­tive­ment nom­breuses (on par­le de 8 à 9 mil­liards), qu’en­vis­ageons-nous de leur léguer ? Des dettes, le soin de pay­er nos retraites, des ressources rares amenuisées, un pro­grès sci­en­tifique et tech­nique blo­qué par des mora­toires sur tous les grands sujets ? Ou au con­traire des ressources rares en quan­tités suff­isantes (il est peut-être pos­si­ble de les accroître), un envi­ron­nement amé­nagé en fonc­tion de leurs besoins, une planète en état de marche, une recherche sci­en­tifique et tech­nique en expansion ? 

L’idée de la sol­i­dar­ité intergénéra­tionnelle est pour­tant dans les têtes, mais on entend cepen­dant des déc­la­ra­tions sur­prenantes, par exem­ple celle-ci : “En m’op­posant au nucléaire (ou aux OGM) c’est pour mes petits-enfants que je tra­vaille.” Il faudrait au con­traire proclamer : “C’est pour mes petits-enfants que j’amé­nage la planète, pour la qual­ité de leur vie, et de leur envi­ron­nement, ils auront besoin des OGM et de l’én­ergie nucléaire.” 

Les pays du Nord aujour­d’hui à l’a­vant-garde du pro­grès ont ten­dance à prof­iter de cet avan­tage, pour se servir les pre­miers et tout de suite, et con­som­mer sans ver­gogne les ressources disponibles (notam­ment l’eau et l’én­ergie), oubliant qu’il y a des besoins ailleurs et pour demain, ceux des pau­vres, ceux des généra­tions futures. Ce serait le con­traire de la sol­i­dar­ité ! Quoi qu’il en soit, il est haute­ment souhaitable de réfléchir dès main­tenant à la ques­tion d’une véri­ta­ble sol­i­dar­ité spa­tiale et intergénéra­tionnelle, dans une per­spec­tive de développe­ment durable. 

L’Oc­ci­dent a le devoir d’être en 1re ligne dans cette réflex­ion. L’an­née 2002 aura vu qua­tre som­mets mon­di­aux : Doha (l’or­gan­i­sa­tion du com­merce mon­di­al), Mon­ter­rey (la lutte con­tre la pau­vreté et pour le développe­ment), Johan­nes­burg (le développe­ment durable), Kananask­is (G 8), les qua­tre étaient des étapes néces­saires, mais il n’est pas cer­tain que la hiérar­chie des besoins et des risques ait été claire­ment proposée. 

Pour créer cette sol­i­dar­ité il faut évidem­ment pou­voir s’ap­puy­er sur des insti­tu­tions inter­na­tionales solides et sur une Europe puis­sante. Il faut donc entre­pren­dre de ren­forcer les pre­mières et d’achev­er la con­struc­tion de la seconde. 

Nous sommes nom­breux à fonder notre espoir sur les travaux de la “Con­ven­tion” présidée par notre cama­rade Valéry Gis­card d’Es­taing (X 44) qui pré­pare une Con­sti­tu­tion pour une Europe élargie, et nous nous réjouis­sons de la per­spec­tive d’un numéo spé­cial de notre revue sur l’Europe. 

V. Conclusion : retour au malthusianisme ou relance du progrès ?

L’en­vi­ron­nement et le développe­ment appa­rais­sent désor­mais, comme l’a très bien dit Kofi Annan, de plus en plus étroite­ment liés. 

En moins de trente ans (Rome 1968, Rio et Hei­del­berg 1992, Kyoto 1997, Doha, Mon­ter­rey, Kananask­is et Johan­nes­burg 2002) on est donc passé de la vision sta­tique et malthusi­enne du Club de Rome “halte à la crois­sance” à la vision dynamique et amé­nag­iste de Johan­nes­burg “vers le développe­ment durable” (qui dit développe­ment dit croissance !). 

Le rap­port Brundt­land a large­ment con­tribué à cette évo­lu­tion : “L’ex­i­gence de répon­dre aux besoins du présent sans com­pro­met­tre la capac­ité des généra­tions futures de répon­dre à leurs pro­pres besoins.” Hélas ! les besoins non sat­is­faits de l’hu­man­ité, actuels et à venir, n’ont jamais été con­ven­able­ment éval­ués, mais nous savons qu’ils sont con­sid­érables dans les domaines les plus divers : ali­men­ta­tion, san­té, trans­port, loge­ment, énergie, eau potable, etc. Pour résoudre ce dif­fi­cile prob­lème plusieurs types de solu­tions sont envisagées : 

  • les solu­tions malthusi­ennes (héritées du Club de Rome) : lim­iter la pop­u­la­tion, lim­iter la con­som­ma­tion ce qui pré­sup­pose une vision sta­tique de la sit­u­a­tion, un refus de croire aux pos­si­bil­ités de l’in­tel­li­gence humaine d’or­gan­is­er le pro­grès… Cer­tains ont affir­mé que la planète était men­acée par les berceaux, d’autres ont cru pou­voir pro­pos­er de laiss­er faire les guer­res et les épidémies pour ramen­er les effec­tifs de la planète à un niveau plus raisonnable de l’or­dre du milliard ; 
  • les solu­tions de pro­grès que, faute de mieux, je qual­i­fierai d’amé­nag­istes : accepter cette crois­sance de la pop­u­la­tion et s’ef­forcer de sat­is­faire ces besoins ici et ailleurs, aujour­d’hui et demain en amé­nageant la planète (ce qui n’ex­clut en aucune façon la réduc­tion dras­tique des gaspillages). 
    Ce qui pré­sup­pose une foi robuste dans les pos­si­bil­ités des sci­ences et des tech­niques. Les par­ti­sans de cette stratégie la sou­ti­en­nent par d’ex­cel­lents argu­ments. Guy Sor­man con­sid­ère que le pro­grès économise la nature et que la pol­lu­tion régresse avec le développe­ment et que tout véri­ta­ble écol­o­giste devrait donc être mon­di­al­iste et libéral. Jean-Claude Ches­nais estime que la tran­si­tion démo­graphique se pro­duira partout et que “l’élé­va­tion du niveau de vie dans les pays les plus pau­vres con­duira naturelle­ment à une diminu­tion de la fécon­dité notam­ment grâce à l’é­d­u­ca­tion des femmes”. 


Ces solu­tions, pour lesquelles j’ai la faib­lesse d’avoir une préférence, ne pour­ront être mis­es en œuvre que si elles ont l’ap­pui des opin­ions publiques, et le sou­tien des insti­tu­tions inter­na­tionales, de l’Eu­rope et des prin­ci­paux pays de la planète… C’est toute une péd­a­gogie à met­tre en œuvre !

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