Louis Napoléon Bonaparte proclamé président de la République prête serment à la Constitution.

1848–1852, la République introuvable

Dossier : ExpressionsMagazine N°557 Septembre 2000Par Gérard PILÉ (41)

Les législatives de mai 1849

Les législatives de mai 1849

La situa­tion poli­tique après cette élec­tion res­tait encore indé­cise et confuse avant la deuxième manche : celle des élec­tions légis­la­tives pré­vue le 13 mai 1849. Les » démoc. soc. » ou démo­crates sociaux, éti­quette sous laquelle se pré­sen­tait la coa­li­tion de gauche et d’ex­trême gauche, cette fois déployée en ordre de bataille, avaient deman­dé en vain le report de son échéance pour gagner à leur cause une large frac­tion de l’o­pi­nion, sur­tout dans l’é­lec­to­rat des cam­pagnes : des écri­vains popu­laires, comme Pierre Leroux, Félix Pyat, Eugène Sue, Agri­col Per­di­guier (A 1)…, ne s’é­taient-ils pas ouver­te­ment pro­non­cés en leur faveur. 


Louis Napo­léon Bona­parte pro­cla­mé pré­sident de la Répu­blique prête ser­ment à la Consti­tu­tion. © COLLECTION VIOLLET

Même si un tiers du corps élec­to­ral allait s’abs­te­nir, la com­pé­ti­tion s’a­vé­rait cette fois beau­coup plus ouverte et disputée. 

Face au bloc des droites coa­li­sées dans le » par­ti de l’Ordre » enle­vant 65 % des sièges avec 52 % des voix, la gauche n’en obte­nait que 24 % mais avec les 36 % des voix (résul­tats approxi­ma­tifs en rai­son du mode de scru­tin, de liste et des ambi­guï­tés d’étiquettes). 

Comme le lais­sait pré­voir la cui­sante défaite de Cavai­gnac aux pré­si­den­tielles les répu­bli­cains (A 2) plon­geaient de nou­veau : 11 % des sièges avec 12 % des voix, défaite aggra­vée par l’hé­ca­tombe de leurs lea­ders his­to­riques, Lamar­tine, Gar­nier-Pagès, Mar­rast, Marie, tous bat­tus, dis­pa­rais­sant dans la trappe de l’histoire. 

Mani­fes­te­ment les suf­frages se détour­naient d’une répu­blique si peu fra­ter­nelle et impuis­sante sauf à écra­ser le peuple de Paris. 

À l’op­po­sé Ledru-Rol­lin, dénon­cia­teur indi­gné de ses excès, pas­sé après juin dans l’op­po­si­tion socia­liste, avait été triom­pha­le­ment élu dans 5 dépar­te­ments (à la faveur du mode de scru­tin de liste). Quelle belle revanche sur son piètre score aux pré­si­den­tielles de décembre, pour ce riche et ambi­tieux avo­cat, pro­pul­sé en un jour ténor et lea­der de l’op­po­si­tion parlementaire ! 

Requin­qué par ce bon score, celle-ci ne dou­tait plus d’une vic­toire future avec les pro­grès de l’ins­truc­tion éclai­rant mieux les masses. 

Il fal­lait pour­tant se rendre à l’é­vi­dence : en dépit des spec­ta­cu­laires avan­cées socia­listes, l’é­lec­to­rat res­té sous le choc des évé­ne­ments de juin 1848 s’é­tait net­te­ment pro­non­cé en faveur du » par­ti de l’Ordre » et tout compte fait, la nou­velle Assem­blée, com­po­sée en majo­ri­té d’or­léa­nistes et de légi­ti­mistes, n’é­tait plus répu­bli­caine que de nom, puis­qu’il suf­fi­sait à ces deux groupes de s’en­tendre pour réta­blir la monar­chie le moment venu. Non rééli­gible Louis Napo­léon ne dis­po­sait d’au­cun recours consti­tu­tion­nel pour s’y oppo­ser le cas échéant. La pru­dence, son manque d’ex­pé­rience des affaires l’in­ci­taient donc à coopé­rer avec l’As­sem­blée, à y choi­sir ses ministres, à cher­cher à répondre aux attentes de l’opinion. 

L’expédition de Rome

Pré­ci­sé­ment le pape Pie IX venait d’être chas­sé de Rome par Maz­zi­ni qui y avait pro­cla­mé la république. 

Louis Napo­léon, en accord avec l’As­sem­blée, déci­da d’y envoyer un corps expé­di­tion­naire de 7 000 hommes sous le com­man­de­ment de Oudi­not, avec la mis­sion de remettre le pape, réfu­gié au royaume de Naples, en pos­ses­sion de ses États et l’y main­te­nir. Quelle méta­mor­phose si l’on songe à l’ex-car­bo­na­ro conspi­rant en Romagne (alors État pon­ti­fi­cal). En réa­li­té l’ex­pé­di­tion de Rome était en phase avec le reflux qua­si géné­ral en Europe (comme nous le ver­rons dans le pro­chain article) des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires répri­més un peu par­tout par la contre-offen­sive vic­to­rieuse des forces conservatrices. 

Pro­tec­teur inat­ten­du du Vati­can, Louis Napo­léon gagnait ain­si, au prix d’un effort mili­taire mesu­ré, la confiance de l’o­pi­nion catho­lique, encore réser­vée à son égard, effa­çant sur ce point sen­sible les pré­ven­tions et les sou­ve­nirs lais­sés par son oncle. 

Cet épi­sode inau­gu­ral va se révé­ler un acte poli­tique d’une grand por­tée non seule­ment au plan inté­rieur pour l’a­ve­nir poli­tique de Louis Napo­léon mais aus­si à plus long terme au plan inter­na­tio­nal en révé­lant a contra­rio les contra­dic­tions et la marge de manœuvre étroite de la poli­tique étran­gère du futur empereur. 

Que la Répu­blique fran­çaise étouffe au ber­ceau cette autre répu­blique, sa petite sœur trans­al­pine, fraî­che­ment pro­cla­mée, ne pou­vait man­quer de sus­ci­ter les véhé­mentes pro­tes­ta­tions des répu­bli­cains et sur­tout des mon­ta­gnards de l’As­sem­blée. Ces der­niers, à l’ins­ti­ga­tion de Ledru-Rol­lin, dépo­sèrent sur son bureau, le 11 juin 1849, un acte d’ac­cu­sa­tion en règle contre le minis­tère au pré­texte de » vio­la­tion de l’ar­ticle V du pré­am­bule de la Constitution « . 

Manifestation à Paris en 1849, sévèrement réprimée

Débou­tés, ils en appe­lèrent au peuple par voie de pla­cards met­tant hors la loi le gou­ver­ne­ment, et appe­lant garde natio­nale et armée à » défendre la Consti­tu­tion « . À l’ap­pui de cette pro­cla­ma­tion et pas­sant à l’in­ti­mi­da­tion, ils orga­ni­sèrent une grande mani­fes­ta­tion popu­laire. Mal leur en prit, elle fut promp­te­ment dis­per­sée par Chan­gar­nier, gou­ver­neur mili­taire de Paris aus­si­tôt mis en état de siège. 

Des mesures d’ex­cep­tion étaient prises contre la presse, contre les légions sus­pectes de la Garde natio­nale, et des man­dats d’ar­res­ta­tion lan­cés contre Ledru-Rol­lin et 36 dépu­tés com­pro­mis (il réus­sit avec quelques-uns à fuir et gagner Londres y rejoindre Louis Blanc). 

Les Pari­siens dans leur grand majo­ri­té (y com­pris par­mi les sym­pa­thi­sants socia­listes) s’é­taient déso­li­da­ri­sés et même indi­gnés de cette der­nière et vaine ten­ta­tive insur­rec­tion­nelle et en avaient stig­ma­ti­sé les fauteurs. 

Que conclure d’un fias­co aus­si pré­vi­sible sinon qu’il révé­lait les illu­sions, l’im­pré­pa­ra­tion à leur rôle, en un mot l’im­ma­tu­ri­té poli­tique des diri­geants de l’ex­trême gauche. Le mes­sage des deux der­niers scru­tins était pour­tant clair : l’é­lec­to­rat du pays se déchar­geait à la fois (comme si deux pré­cau­tions valaient mieux qu’une) sur un Bona­parte et sur ses notables, du soin de ter­mi­ner une révo­lu­tion, non de la recom­men­cer, et les » forces de l’ordre » civiles et mili­taires étaient cette fois vigilantes. 

Ce refus des réa­li­tés allait coû­ter cher à l’op­po­si­tion, décon­si­dé­rer ses diri­geants, tel Ledru-Rol­lin aus­si vite tom­bé qu’é­le­vé sur un pavois, décou­ra­ger les » mili­tants » jus­qu’à sus­pendre, pen­dant vingt-deux ans jus­qu’à la com­mune de 1871, le poids poli­tique des masses parisiennes. 

Cette éclipse de la menace à gauche, res­ser­rant l’é­ven­tail des forces poli­tiques, lais­sait le » par­ti de l’Ordre » face à lui-même, à ses soli­da­ri­tés, mais aus­si à ses divisions. 

La tentation monarchique

Atte­lage bien sin­gu­lier que celui d’une répu­blique avec, d’un côté un pré­sident doté de pou­voirs aus­si éten­dus qu’é­phé­mères, de l’autre une assem­blée » monar­chi­sante « . Si nous savons le ver­dict final de l’his­toire : ni répu­blique, ni monar­chie, le dilemme qui se pro­file ne figure pas pour l’heure au calen­drier des débats de l’As­sem­blée sauf à agi­ter les esprits dans ses coulisses. 

Ce moment cru­cial d’hé­si­ta­tion, de balan­ce­ment de notre his­toire, mérite que l’on s’y arrête un peu et cherche à com­prendre ce qui s’est passé. 

Sur les bancs de l’As­sem­blée : deux familles monar­chistes, deux cultures, l’an­cienne et la nou­velle, sépa­rées par toute l’é­pais­seur de l’his­toire qui les a jetées dans des camps oppo­sés. Leurs grilles de lec­ture de 1789, 1815, 1830 sont incon­ci­liables : les légi­ti­mistes rejettent la Révo­lu­tion, les orléa­nistes s’en réclament, syn­thèse appa­rem­ment impos­sible… mais que pèsent ces diver­gences idéo­lo­giques sur le pas­sé, face aux conver­gences sin­gu­lières du pré­sent, car jamais, depuis 1815, les cir­cons­tances n’ont été aus­si pro­pices à la solu­tion monarchiste : 

  • l’As­sem­blée y est favorable, 
  • le prince-pré­sident est encore iso­lé et c’est à peine si un par­ti bona­par­tiste com­mence à se constituer, 
  • enfin une solu­tion de com­pro­mis entre les deux branches royales s’é­cha­faude d’elle-même puisque Hen­ri, comte de Cham­bord (fils post­hume du duc de Ber­ry assas­si­né en 1820 et der­nier des Bour­bons depuis la dis­pa­ri­tion en 1844 du duc d’An­gou­lême) n’a pas d’héritier. 


Mani­fes­te­ment, conjonc­ture et conjonc­tion d’in­té­rêts se font com­plices de la cause monar­chiste, sug­gé­rant impli­ci­te­ment la conclu­sion d’un pacte en bonne et due forme entre les deux familles, assor­ti de la remise au four­reau des épées. 

Si sur­pre­nant que cela puisse paraître, ce par­ti monar­chiste hybride ne va pas réus­sir à déci­der quel pied, légi­ti­miste ou orléa­niste, il va mettre devant l’autre : tel est le poids des ran­cœurs accu­mu­lées, des méfiances réci­proques, de leur aveu­gle­ment poli­tique qu’ils ne réus­sissent pas à s’en­tendre sinon à attendre… que Louis Napo­léon pre­nant les devants les largue sur les bas-côtés de la route du pouvoir. 

Par­mi les rai­sons latentes de cet échec, la prin­ci­pale nous semble l’ab­sence d’un pro­ta­go­niste, d’un conci­lia­teur avi­sé qui ne soit lige d’un prince ou d’un autre, dis­po­sant d’un cré­dit suf­fi­sant pour être écou­té et ajou­tons… vigi­lant face aux manœuvres de Louis Napoléon. 

Or que voyons-nous alentour ? 

Les orléa­nistes, Bar­rot, Bro­glie, et sur­tout Thiers qui s’y emploie en sous-main, caressent l’am­bi­tion de pré­sen­ter à l’é­chéance pré­si­den­tielle de 1852 la can­di­da­ture d’un prince d’Or­léans, mais il faut d’i­ci là abo­lir la loi d’exil de 1848 les frap­pant. L’af­faire traîne (A 3). 

Lithographie d’Amédée Charpentier, d’après Compte-Calix.
Litho­gra­phie d’Amédée Char­pen­tier, d’après Compte-Calix.
© COLLECTION VIOLLET

Tenue à l’é­cart de la scène poli­tique sous la monar­chie de Juillet, relé­guée dans ses châ­teaux (où elle s’est consa­crée à ses inté­rêts patri­mo­niaux), la noblesse légi­ti­miste exerce une influence locale impor­tante notam­ment dans l’Ouest mais ne consti­tue pas à l’As­sem­blée un groupe aus­si nom­breux et actif que les orléa­nistes, disons qu’elle a poli­ti­que­ment cédé du ter­rain et per­du un peu la main. 

Son repré­sen­tant le plus en vue est alors le comte de Fal­loux, dépu­té de l’ar­ron­dis­se­ment de Segré, roya­liste de cœur, ral­lié par oppor­tu­ni­té à la IIe Répu­blique. Il s’est vu confier par Louis Napo­léon le por­te­feuille de l’Ins­truc­tion publique, objet de tous ses soins en vue de la grande réforme à laquelle il va atta­cher son nom (voir plus loin). 

Or Fal­loux, » dépu­té de l’É­glise » comme on va l’ap­pe­ler, fait par­tie de ces légi­ti­mistes, avant tout catho­liques, milieu que Louis Napo­léon cherche à se conci­lier. Pour­quoi dans ces condi­tions don­ner prio­ri­té à une res­tau­ra­tion monarchique ? 

Le coup d’É­tat du 2 décembre 1851 n’en va pas moins le reje­ter dans l’op­po­si­tion. À l’in­verse de Mon­ta­lem­bert et de Louis Veuillot, autres lea­ders catho­liques, qui l’ap­prou­ve­ront. Rap­pe­lons que Fal­loux ins­truit par l’ex­pé­rience fera tout son pos­sible mais en vain pour conci­lier orléa­nistes et légi­ti­mistes après la défaite de 1870 quand une conjonc­ture com­pa­rable, mais moins favo­rable, se pré­sen­te­ra de nouveau. 

On ne sau­rait en der­nière ana­lyse omettre ici d’in­ter­ro­ger un témoin aus­si aver­ti et digne de foi que Toc­que­ville alors ministre des Affaires étran­gères après les légis­la­tives de mai 1849. 

Il est déjà peu à l’aise avec la » ques­tion romaine » sachant tout com­pro­mis impos­sible tant le conflit s’est radi­ca­li­sé de part et d’autre. Au fond de lui-même, il ne croit guère en l’a­ve­nir du pou­voir tem­po­rel de la papau­té sur » ses États » qu’il n’est pas loin de juger à contre-cou­rant de l’his­toire (Louis Napo­léon juge de même mais chez lui les mobiles tac­tiques priment). N’en irait-il pas de même, fût-ce pour d’autres rai­sons, de l’a­ve­nir de la monar­chie en France ? Toc­que­ville est écar­te­lé entre sa fidé­li­té monar­chique et sa luci­di­té d’his­to­rien qui a com­pris l’im­mense por­tée de 1789 et est fas­ci­né par l’exemple des États-Unis. Il se montre réser­vé envers les deux fac­tions, évite de prendre par­ti même s’il ne peut souf­frir Thiers, ce » manipulateur « . 

Ses » sou­ve­nirs » révé­le­ront bien­tôt ses véri­tables dis­po­si­tions d’es­prit à ce moment : 

 » Je vou­lais la main­te­nir (il s’a­git de la Répu­blique) parce que je ne voyais rien de prêt ni de bon à mettre à la place. »

Ce sen­ti­ment ne serait-il pas à l’i­mage de celui plus ou moins dif­fus dans la France pro­fonde plu­tôt encline à s’abs­te­nir à ce ren­dez-vous de l’his­toire : ces princes en exil que l’on ne connaît guère ne sont déjà plus des per­son­na­li­tés par­lant au cœur et à la rai­son des Français. 

La liberté de l’enseignement, La loi Falloux

On ne sau­rait sur­vo­ler cette brève et fati­dique période où notre his­toire tourne sur ses gonds, sans évo­quer une réforme appe­lée à secouer en pro­fon­deur la vie poli­tique inté­rieure fran­çaise à la fin du siècle et à l’o­rée du sui­vant. La dif­fi­cile muta­tion vécue par la socié­té fran­çaise ne pou­vait man­quer de rejaillir sur l’É­glise catho­lique. Le temps est révo­lu où cette der­nière pou­vait s’ap­puyer sur la monar­chie et culti­ver son gal­li­ca­nisme. Son dra­ma­tique tri­but à la Révo­lu­tion l’a pro­fon­dé­ment mar­quée et fait prendre conscience de son iso­le­ment. Pru­dem­ment, elle s’est accom­mo­dée, sans plus, de la monar­chie de Juillet : le roi et ses ministres, fidèles à la culture vol­tai­rienne de leur jeu­nesse, volon­tiers anti­clé­ri­caux comme Thiers, acceptent l’É­glise en fonc­tion de l’i­dée qu’il faut une reli­gion au peuple pour le main­te­nir dans la patience et l’obéissance. 

Il faut bien voir que la Révo­lu­tion de 1848 avec ses vio­lences n’a­vait pas eu de carac­tère anti­re­li­gieux, peut-être même à l’in­verse espé­rait-on vague­ment que l’on trou­ve­rait dans l’É­glise un recours, un arbitre. 

Cette der­nière avait eu son mar­tyr Mon­sei­gneur Affre et de modestes prêtres avaient été accla­més au nom du » Pro­lé­taire Jésus « . Sans for­cer la note, on peut dire que l’an­ti­clé­ri­ca­lisme bat­tait en retraite et l’É­glise de France, bien que divi­sée, atten­dait une occa­sion oppor­tune pour recon­qué­rir l’o­pi­nion (A 4). 

Nouveau projet d'urne électorale à l'usage du peuple français
La démo­cra­tie poli­tique a bien du mal alors à pous­ser en terre fran­çaise. Nos com­pa­triotes vivent dans la han­tise de la guerre civile et la peur des “ par­ta­geux ”. Sans illu­sions sur le sérieux du jeu poli­tique, ils se réfu­gient volon­tiers dans la déri­sion. © COLLECTION VIOLLET

La grande idée du comte de Mon­ta­lem­bert est la liber­té de l’en­sei­gne­ment pour laquelle il milite depuis 1831 d’a­bord dans L’A­ve­nir, ensuite à la Chambre où il s’im­pose comme le chef de file des catho­liques libé­raux tout en appe­lant dans L’U­ni­vers à la consti­tu­tion d’un par­ti  » catho­lique avant tout « . Réélu en 1849 dépu­té du Doubs, affi­lié au par­ti de l’Ordre, il sou­tient le pro­jet de loi sur la liber­té d’en­sei­gne­ment, pré­pa­ré par le ministre de l’Ins­truc­tion publique Falloux. 

Thiers l’ap­puie, voyant en elle un moyen de faire échec à la pro­pa­gande insi­dieuse en faveur des idées socia­listes dont il juge les ins­ti­tu­teurs res­pon­sables à la base. 

Thiers fait d’a­bord voter en jan­vier 1850 une loi auto­ri­sant tout congré­ga­niste à deve­nir ins­ti­tu­teur et don­nant aux pré­fets la haute main sur l’enseignement. 

C’est en mars le tour de la loi Fal­loux qui ouvre l’en­sei­gne­ment supé­rieur à l’É­glise, habi­li­tée désor­mais à ouvrir ses propres éta­blis­se­ments, délé­guant aux évêques des pou­voirs sur leur ges­tion, mais réser­vant à l’U­ni­ver­si­té la col­la­tion des diplômes. 

Si, met­tant à pro­fit un cli­mat poli­tique pro­pice, le lob­by par­le­men­taire de l’É­glise gagne ain­si sa cause, peut-on dire qu’elle gagne au plan de son indé­pen­dance ? Sans doute dans l’im­mé­diat mais par la suite ? 

On ne sau­rait entrer ici dans une polé­mique sur un sujet aus­si sul­fu­reux de la mémoire col­lec­tive fran­çaise, dont les séquelles ne sont pas encore aujourd’­hui tota­le­ment effa­cées. On sait, en effet, que nulle part chez nos voi­sins euro­péens,  » l’en­jeu de l’é­cole « , cette spé­ci­fi­ci­té bien fran­çaise, ne va déchaî­ner autant de pas­sions poli­tiques, ce qui sou­lève la ques­tion : avons-nous à don­ner ou rece­voir sur ce sujet des leçons de démocratie ? 

Conten­tons-nous de simples observations. 

Rap­pe­lons d’a­bord le pro­pos d’un his­to­rien fran­çais contem­po­rain, Fran­çois Furet, pré­ma­tu­ré­ment dis­pa­ru, ana­lyste pers­pi­cace de la Révo­lu­tion française : 

 » La laï­ci­té, dra­peau du com­bat répu­bli­cain donne aux affron­te­ments poli­tiques fran­çais déjà surin­ves­tis d’i­dées et de phi­lo­so­phie, la signi­fi­ca­tion sup­plé­men­taire d’une guerre de religion. »

On sait tout le confu­sion­nisme, dû aux charges sym­bo­liques des mots comme les amal­games qui s’o­pèrent, par exemple entre le » laï­cisme « , laï­ci­sa­tion des ins­ti­tu­tions et la » laï­ci­té » qui veut exclure les Églises de l’or­ga­ni­sa­tion de l’enseignement. 

Il faut aus­si bien voir que l’É­glise lie en l’oc­cur­rence son sort au » par­ti de l’Ordre « , ensuite au Second Empire, deux concep­tions poli­tiques dif­fé­rentes certes mais conser­va­trices cha­cune à sa manière. 

Le lob­by par­le­men­taire catho­lique sui­vant ses figures de proue que sont Mon­ta­lem­bert et Louis Veuillot va approu­ver osten­si­ble­ment le coup d’É­tat du 2 décembre et se ral­lier par la suite au nou­vel empe­reur, une impré­voyance que l’É­glise va payer très cher plus tard quand le Second Empire s’ef­fon­dre­ra, que l’o­pi­nion publique se met­tra à abhor­rer celui à qui elle s’é­tait donnée. 

Cette dérive clé­ri­cale du conser­va­tisme (ou l’in­verse si l’on pré­fère) va don­ner consis­tance à un prin­cipe d’é­qui­va­lence : clé­ri­ca­lisme = conser­va­tisme, ser­vant de pré­texte à une contre-offen­sive sans mesure ni mer­ci à la fin du siècle, menée par les adver­saires de l’Église. 

LA » PURGE » du CORPS ÉLECTORAL

En mai 1850, des élec­tions par­tielles à Paris (il faut pour­voir au rem­pla­ce­ment des dépu­tés, chas­sés un an aupa­ra­vant) ont ren­voyé sié­ger à l’As­sem­blée des » dépu­tés rouges « . Du haut de la tri­bune Thiers ful­mine contre  » la vile mul­ti­tude « , le tumulte est à son comble quand le débat s’en­gage sur le pro­jet de loi qu’il a concoc­té : subor­don­ner désor­mais le droit de vote à un mini­mum de trois années de rési­dence dans la même com­mune (attes­tées par l’ins­crip­tion au rôle de la taxe per­son­nelle). Le texte passe. 

Par ce biais, on rayait des listes les deux tiers de l’é­lec­to­rat ouvrier du simple fait de la mobi­li­té de l’offre de travail. 

Gar­dien de la Consti­tu­tion, tenant sa légi­ti­mi­té du suf­frage uni­ver­sel, Louis Napo­léon avait plus d’une rai­son de dénon­cer cette machi­na­tion, il s’en garde cependant. 

D’une part, cette atteinte arbi­traire aux droits civiques n’in­digne pas outre mesure l’o­pi­nion bour­geoise, secrè­te­ment inhi­bée par sa peur de la démo­cra­tie politique. 

De l’autre, il entend cana­li­ser à son pro­fit le mécon­ten­te­ment légi­time sus­ci­té par une mesure à la fois cynique et inique. Cette mal­adresse, dont le dis­cré­dit rejaillit sur l’As­sem­blée, sert plu­tôt ses des­seins le jour où il va lui deman­der d’a­men­der la Consti­tu­tion sur l’ar­ticle le fai­sant non rééligible. 

Il signe donc, tout en fai­sant bien connaître, par ses relais dans l’o­pi­nion, qu’il désap­prouve et n’en­dosse pas la responsabilité. 

Louis Napo­léon com­mence à prendre ses dis­tances avec l’As­sem­blée, à s’en­tou­rer de ministres à sa dévotion. 

Il entre enfin en cam­pagne et fait son » tour de France » dès sep­tembre 1850 pour se faire mieux connaître, dis­cré­di­tant l’As­sem­blée, flat­tant le peuple afin de s’im­po­ser le moment venu. 

Genèse (petite histoire) d’un coup d’État

Pour échap­per à la mono­to­nie, au défi­cit d’at­ten­tion guet­tant tout che­mi­ne­ment un peu long ou sinueux essayons de bien l’éclairer. 

Decrets de Louis-Napoléon Bonaparte S’il exis­tait un quel­conque guide ini­tia­tique à l’art du coup d’É­tat (allant du vul­gaire pro­nun­cia­mien­to mili­taire, à sa pra­tique savante), celui qui se pro­file à pré­sent serait à coup sûr un incon­tour­nable cas d’é­cole. Ajou­tons que s’il est un domaine au moins où » Napo­léon le Petit » (Vic­tor Hugo) don­ne­rait des leçons de tac­tique au » Grand « , c’est bien dans le mon­tage d’un coup d’É­tat : celui du 2 décembre 1851, son propre 18 Brumaire. 

Mal­heu­reu­se­ment, contrai­re­ment à ce der­nier, il ne se fera pas sans effu­sion de sang. 

Nous venons de voir que l’heure d’une confron­ta­tion approche, tout cela à cause d’un cer­tain article 45 d’une Consti­tu­tion bizar­re­ment ficelée. 

Par expé­rience, par convic­tion per­son­nelle (« Il faut faire confiance au peuple, il est plus conser­va­teur que vous »), Louis Napo­léon estime avec rai­son que sa meilleure carte est dans le recours au suf­frage uni­ver­sel où son nom éclipse ceux de ses concur­rents, mais on en est encore loin et la pers­pec­tive est com­plè­te­ment inver­sée puisque, cette fois, le » par­ti de l’Ordre » est deve­nu l’ad­ver­saire… retran­ché dans la léga­li­té, et pou­vant même comp­ter sur le loya­lisme de l’armée. 

Cet obs­tacle en pre­mière ligne de mire doit être levé en prio­ri­té. Il est sur­tout per­son­ni­fié par Chan­gar­nier, qui n’est pas un quel­conque géné­ral : auréo­lé de brillants états de ser­vice en Algé­rie, où il s’est lié au duc d’Au­male, ce répu­bli­cain pas­sé au monar­chisme ajoute à son com­man­de­ment de l’ar­mée de Paris et de la Garde natio­nale un man­dat de dépu­té, assez auda­cieux pour ne pas faire mys­tère d’être prêt s’il y a lieu, à bar­rer la route aux ambi­tions du pré­sident, lequel mène une active pro­pa­gande en sa faveur (aug­men­ta­tion des soldes, décla­ra­tions : » L’ar­mée est l’hon­neur du pays « , etc. Au camp de Sato­ry, on crie même » Vive l’Empereur »). 

Louis Napo­léon, qui guette depuis plu­sieurs mois les faux pas de Chan­gar­nier, sai­sit l’oc­ca­sion de le faire des­ti­tuer de ses fonc­tions le 3 jan­vier 1851 par le ministre de la Guerre, au pré­texte d’a­voir pro­non­cé (sans son auto­ri­sa­tion régle­men­taire) un dis­cours jugé pro­vo­ca­teur à l’Assemblée. 

À la suite de cet inci­dent, Thiers exhorte ses col­lègues à protester. 

 » Si l’As­sem­blée cède, il n’y aura qu’un pou­voir » et il obtient de cette der­nière un vote de défiance à 60 % des voix. Signal d’a­ver­tis­se­ment augu­rant mal du résul­tat du vote à venir sur la révi­sion de l’ar­ticle 45 qui fait l’ob­jet d’ac­tives trac­ta­tions entre le pré­sident et les lea­ders par­le­men­taires. Nombre de dépu­tés se sont ral­liés à la révi­sion, soit qu’ils la jugent rai­son­nable, soit plu­tôt qu’ils redoutent les consé­quences poli­tiques d’un refus pour l’a­ve­nir de l’As­sem­blée et de leur car­rière politique. 

La cam­pagne pour la révi­sion se clôt le 17 juillet sur un vote de refus : 446 » pour « , 278 » contre « , soit 60 % des voix alors qu’il en fau­drait 75 % au terme de la Consti­tu­tion elle-même. 

On ima­gine aisé­ment le dilemme posé au pré­sident et à son conseil res­treint, il est d’ailleurs si trans­pa­rent que l’on en débat dans les cercles politiques. 

Soit on attend l’é­chéance élec­to­rale, on passe outre à la loi en avan­çant une can­di­da­ture, mais quelle sera la nou­velle Assem­blée, issue des légis­la­tives d’a­vril 1852 ? 

Certes il y a en face des monar­chistes divi­sés espé­rant d’un côté comme de l’autre amé­lio­rer leur score et être en meilleure situa­tion d’ar­bi­trage de leurs riva­li­tés. Le risque n’en existe pas moins que leur uni­té ne se réa­lise enfin face au dan­ger com­mun de Louis Napo­léon « rou­lant » pour lui seul. 

Soit on prend les devants par un coup d’É­tat sui­vi d’une nou­velle Constitution. 

C’est fina­le­ment la seconde option qui pré­vaut à l’ins­ti­ga­tion de Mor­ny et de Persigny. 

D’i­ci là on s’emploie à mettre à l’é­preuve l’As­sem­blée en lui deman­dant l’a­bo­li­tion de la loi res­tric­tive du suf­frage uni­ver­sel où le jeu est gagnant : 

si elle refuse, elle se décon­si­dère, si elle accepte, on en conserve le mérite. Le vote a lieu le 13 novembre, c’est le refus mais à une très faible majo­ri­té, car beau­coup ont flai­ré le piège. Par ailleurs on s’in­gé­nie à jus­ti­fier les mesures d’ex­cep­tion à venir, en leur don­nant un carac­tère salu­taire, même si » la ficelle » risque de paraître un peu grosse. 

Il règne en effet dans le pays une atmo­sphère de com­plot : ici et là le mili­tan­tisme poli­tique donne des signes de réveil : des » démoc. soc. » ont repris leur pro­pa­gande, font un tra­vail de sape dis­cret qui porte ses fruits dans beau­coup de petites com­munes, par le canal d’as­so­cia­tions plus ou moins secrètes et rami­fiées. En réa­li­té ils ne font que pré­pa­rer à leur manière les élec­tions d’a­vril 1852. Une bro­chure ins­pi­rée par on ne sait qui (signée d’un cer­tain Romieu), inti­tu­lée Le spectre rouge de 1852 et cir­cu­lant de main en main dénonce le péril et apeure l’o­pi­nion accré­di­tant l’i­dée d’un com­plot dont un mes­sage pré­si­den­tiel vient à point confir­mer l’im­mi­nence. Pré­dic­tion juste, à cela près que le com­plot n’est pas celui annoncé. 

L’opération » Rubicon »

La date du coup d’É­tat (l’o­pé­ra­tion » Rubi­con ») a été fixée au jour anni­ver­saire de la bataille d’Aus­ter­litz, comme du sacre de Napo­léon et de José­phine, c’est-à-dire le 2 décembre. Le coup d’É­tat a été figno­lé en détail par un » quar­te­ron » de fidèles incon­di­tion­nels : Mor­ny, le demi-frère, Per­si­gny, le chef de cabi­net, Mau­pas, le pré­fet de police et enfin le géné­ral de Saint-Arnaud, ministre de la Guerre depuis octobre. 

Tôt ce matin-là, les Pari­siens éber­lués découvrent pla­car­dé » Un appel au peuple et aux sol­dats » assor­ti de deux décrets : 

  • le pre­mier dis­sout l’As­sem­blée, abroge la loi du 31 mai 1850, réta­blit le suf­frage uni­ver­sel, pro­clame l’é­tat de siège, 
  • le second appelle les Fran­çais à se pro­non­cer par plé­bis­cite sur la confiance à leur président. 


Une cen­taine d’op­po­sants notoires de divers bords, entre autres : Thiers et des géné­raux osten­si­ble­ment répu­bli­cains comme Cavai­gnac, Chan­gar­nier, Lamo­ri­cière sont déjà sous les verrous. 

C’est en vain que 220 dépu­tés monar­chistes, accou­rus à la mai­rie du Xe mise à leur dis­po­si­tion par le maire, essaient de se réunir pour pro­cla­mer la déchéance du prince-pré­sident, ils n’ont d’autre alter­na­tive que de s’en­fuir ou d’être conduits sous bonne escorte à la pri­son de Mazas. 

De leur côté, des répu­bli­cains de gauche, emme­nés par Jules Favre, Car­not, Vic­tor Schoel­cher (A 5), Vic­tor Hugo, Bau­din…, impro­visent un comi­té de résis­tance et tentent de sou­le­ver Paris où se dressent bien­tôt quelques bar­ri­cades, là encore, ten­ta­tive vaine, lutte inégale : c’est sur l’une d’elles que, le 3 décembre au matin, Bau­din se fait tuer (rue du Fau­bourg Saint-Antoine à l’angle de la rue De Cotte) dans des cir­cons­tances mémo­rables. À un ouvrier qui lui avait lan­cé : » Croyez-vous que nous allons nous faire tuer pour vous conser­ver vos 25 francs par jour ! » il avait répon­du : « Res­tez encore un moment et vous ver­rez com­ment on meurt pour 25 francs par jour.  »

Épi­sode com­bien révé­la­teur du sen­ti­ment de las­si­tude et de perte de confiance des ouvriers pari­siens envers leurs lea­ders par­le­men­taires, et sur­tout las d’é­co­per dans un com­bat per­du d’a­vance : la Garde natio­nale elle-même, soi­gneu­se­ment épu­rée, pla­cée sous les ordres des auto­ri­tés mili­taires, ne reste-t-elle pas dans ses quar­tiers, prête à inter­ve­nir au besoin ? 

Sen­tences et pro­cla­ma­tions » pré­si­den­tielles » de Louis Napoléon

Louis-Napoléon Bonaparte » Il est temps que les bons se ras­surent et que les méchants tremblent. » 
Pro­cla­ma­tion du 13 juin 1849 

» Une Consti­tu­tion doit être faite uni­que­ment pour la nation à laquelle on veut l’a­dap­ter, elle doit être comme un vête­ment qui, pour être bien fait, ne doit aller qu’à un seul homme. » 

» Quels que soient les devoirs que le pays m’im­pose il me trou­ve­ra déci­dé à suivre sa volonté. » 
Dis­cours à Dijon du 11 juin 1851 

» La France a répon­du à l’ap­pel loyal que je lui avais fait, elle a com­pris que je n’é­tais sor­ti de la léga­li­té que pour l’y faire rentrer. » 
Dis­cours devant l’As­sem­blée consul­ta­tive, le 31 décembre 1851 

» Repré­sen­tant à tant de titres la cause du peuple et la volon­té natio­nale, ce sera la nation qui en m’é­le­vant au trône, se cou­ron­ne­ra elle-même. » 
Mes­sage au Sénat, le 4 novembre 1852 

L’ul­time sou­bre­saut de la résis­tance pari­sienne, le plus violent, le plus tra­gique, se déroule le len­de­main bou­le­vard Pois­son­nière où défile une colonne de mani­fes­tants cla­mant bruyam­ment sa désapprobation. 

Elle est prise pour cible par la troupe qui ouvre un feu nour­ri, tire dans le tas sans som­ma­tion, ni faire le détail avec les nom­breux badauds pré­sents. Le sol est jon­ché de tués et de bles­sés, promp­te­ment enlevés. 

On ne sau­ra jamais le nombre des vic­times, des cen­taines au dire des témoins, bilan autre­ment lourd en tout état de cause que celui de la fusillade sur­ve­nue au même endroit, ayant don­né, on s’en sou­vient, le signal du sou­lè­ve­ment de février 1848. 

Réponse offi­cielle à cette ques­tion désor­mais taboue : des sol­dats trop zélés ou apeu­rés par la foule ont outre­pas­sé les consignes, tuant » quelques dizaines » de pas­sants. En somme : un inci­dent regret­table, affaire classée. 

Notons par ailleurs ceci : 

les lea­ders du conser­va­tisme libé­ral : Odi­lon Bar­rot, Bro­glie, Toc­que­ville, Fal­loux…, anciens ministres ayant loya­le­ment coopé­ré avec leur pré­sident, ont été incar­cé­rés près de huit jours pour avoir désap­prou­vé le coup d’É­tat. Leur rup­ture avec le nou­veau pou­voir impé­rial sera définitive. 

La résis­tance vio­lente va se pour­suivre en pro­vince tou­chant près de 40 % du ter­ri­toire, les » forces de l’ordre » vont mettre une semaine pour en venir à bout. En maints endroits du pour­tour du Mas­sif cen­tral, du Midi et du Sud-Est (comme à Cla­me­cy, Auch, Béda­rieux, Béziers, Digne, Bri­gnoles…) des émeutes éclatent cana­li­sant des mécon­ten­te­ments divers : répu­bli­cains et démoc. soc. se retrouvent côte à côte pour défendre la Consti­tu­tion, tout un petit peuple de pay­sans et d’ar­ti­sans mécon­tents du marasme éco­no­mique ou de » l’en­ter­re­ment de la ques­tion sociale » gros­sissent leurs rangs. 

Il faut à la troupe le temps de gagner les points chauds et de répri­mer (bru­ta­le­ment) cette » jac­que­rie « . Là encore, ce sera le laco­nisme offi­ciel sur le bilan humain de la répres­sion, cer­tai­ne­ment très éle­vé, si on ajoute foi aux récits d’hor­reur col­por­tés. On soup­çonne son ampleur à tra­vers les don­nées suivantes : 

32 dépar­te­ments ont été mis en état de siège et 27 000 arres­ta­tions opé­rées, des com­mis­sions mixtes hâti­ve­ment consti­tuées (pré­fec­tures, par­quet et armée), après un tri som­maire par­mi les pri­son­niers, en expé­dient 10 000 en Algé­rie et 239 à Cayenne, y pur­ger de lourdes peines de tra­vaux forcés. 

Au vu de ces chiffres il faut se rendre à l’é­vi­dence : le bilan humain du coup d’É­tat du 2 décembre (si sou­vent jugé avec com­plai­sance) s’a­vère pro­ba­ble­ment plus lourd encore que celui, tris­te­ment célèbre, de la répres­sion de juin 1848. 

Par­mi les échos de ces tristes jour­nées que nous avons pu recueillir n’en rete­nons que deux sur des registres com­bien différents ! 

» Pour la femme oisive (?) qui contemple les évé­ne­ments… quel que soit le résul­tat de la lutte, il y a l’hor­reur pro­fonde du sang ver­sé de part et d’autre et une sorte de déses­poir à la vue de cette haine, de ces injures, de ces menaces, de ces calom­nies, qui montent vers le ciel comme un impur holo­causte, à la suite des convul­sions sociales. »
George Sand, Nohant,
21 décembre 1851
(Pré­face de La Petite Fadette)

» Mon­sieur le Pré­fet : vous venez de tra­ver­ser quelques jours d’é­preuve…, la guerre sociale qui devait écla­ter en 1852, vous avez dû la recon­naître à son carac­tère d’in­cen­die et d’as­sas­si­nat. Si vous avez triom­phé des enne­mis de la socié­té, c’est qu’ils ont été pris à l’im­pro­viste et que vous avez été secon­dé par les hon­nêtes gens (sic). »
(Lettre cir­cu­laire adres­sée aux pré­fets par Morny,
fraî­che­ment pro­mu ministre de l’Intérieur). 

Épilogue

Le 21 décembre a lieu le plé­bis­cite sur la pro­po­si­tion sui­vante : » Le peuple fran­çais veut le main­tien de l’au­to­ri­té de Louis Napo­léon Bona­parte et lui délègue les pou­voirs néces­saires pour éta­blir une Consti­tu­tion sur les bases pro­non­cées par sa pro­cla­ma­tion du 2 décembre. »

On sait le résul­tat fabu­leux de ce réfé­ren­dum : » Oui « , plus de 7 M, » Non « , moins de 0,6 M. 

À ce ver­dict si consen­suel, quelques bémols cependant : 

  • Paris, « Oui » 45 % des ins­crits, « Non » 30 %, nuls et abs­ten­tions 25 % ; 
  • dans l’Ouest et dans le Midi, fort taux d’abstention ; 
  • nombre de votants, dés­in­for­més, apeu­rés par les rumeurs, ont » gobé » la thèse offi­cielle du com­plot contre l’É­tat et… com­bien d’a­peu­rés, de rési­gnés, de désa­bu­sés se sont por­tés ins­tinc­ti­ve­ment vers cette sor­tie de secours ? 

Le 14 jan­vier 1852, une Consti­tu­tion, ins­pi­rée de celle de l’an X (1802), voit le jour : elle donne le pou­voir pour dix ans à ce » Prince de hasard » (Toc­que­ville) et lui confie » l’i­ni­tia­tive et la pro­mul­ga­tion des lois » (pas moins !). 

La France semble avoir été frap­pée d’une sorte d’hé­bé­tude, la lais­sant sans réac­tion. Com­ment le pour­rait-elle d’ailleurs ? Elle est anes­thé­siée : les jour­naux répu­bli­cains ont dis­pa­ru et pour plus de sûre­té, dès jan­vier 1852, toute la presse, pla­cée sous le contrôle du minis­tère de la Police, est sou­mise aux rigueurs de la cen­sure qui ins­taure la » pen­sée unique « . 

C’est sur ce ter­rain asep­ti­sé que se pro­page bien­tôt une active pro­pa­gande pour le réta­blis­se­ment de l’Em­pire, avec orches­tra­tion par les pré­fets de » Vive l’Em­pe­reur » au pas­sage de Louis Napo­léon comme à Bor­deaux où il lance son solen­nel » L’Em­pire, c’est la paix » (tant à l’a­dresse des Fran­çais que de l’é­tran­ger). On connaît la suite : le séna­tus-consulte des 21 et 22 novembre 1852 réta­blis­sant la digni­té impériale. 

Ain­si la France se livre de nou­veau à un Bona­parte, ce qui a peut-être ins­pi­ré à Toc­que­ville, spec­ta­teur désa­bu­sé de ces évé­ne­ments, le com­men­taire célèbre : 

» L’His­toire est une gale­rie de tableaux où il y a peu d’o­ri­gi­naux et beau­coup de copies. »

Le champ est main­te­nant libre pour une nou­velle géné­ra­tion d’hommes plus concrets et entre­pre­nants qui vont faire sor­tir la France de sa léthar­gie éco­no­mique, mal­heu­reu­se­ment la grande messe impé­riale, vic­time de ses erreurs poli­tiques et de son infa­tua­tion, s’a­chè­ve­ra dix-huit ans plus tard sur le désastre de 1870. 

Pro­chain article (IIIe partie)
 » Le prin­temps des peuples »

Annexes

(A 1) On ne sau­rait s’é­tendre sur les des­ti­nées sin­gu­lières de ces divers acteurs.
Félix Pyat, avo­cat, jour­na­liste, auteur de drames à suc­cès…, grand ami de Louis Blanc et de George Sand mais mépri­sé par Prou­dhon avec qui il se bat en duel, est le prin­ci­pal rédac­teur du » pro­gramme com­mun « . Réfu­gié à Londres il y fait l’a­po­lo­gie de l’at­ten­tat d’Or­si­ni contre Napo­léon III et adhère en 1864 à l’In­ter­na­tio­nale socia­liste. On le retrouve en 1871 au conseil de la Com­mune et après son amnis­tie se fait élire dépu­té de Mar­seille en 1888.
À l’in­verse Agri­col Per­di­guier, esprit géné­reux et paci­fique, est un exemple atta­chant de l’é­lite ouvrière de ce temps. Com­pa­gnon du devoir, lié à George Sand, il lui ins­pire Le Com­pa­gnon du tour de France. Auteur lui-même du Livre du com­pa­gnon­nage, menui­sier émé­rite, il ouvre rue du Fau­bourg Saint-Antoine une école gra­tuite de des­sin pour les ouvriers.
Sa dénon­cia­tion du coup d’É­tat lui vau­dra d’être incar­cé­ré et pros­crit. Il semble que son com­bat pour la limi­ta­tion de la durée du tra­vail et l’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions de vie des ouvriers ait contri­bué à le rendre indé­si­rable en France. Il tombe dans un injuste oubli et meurt pau­vre­ment en 1875. 

(A 2) Le fos­sé entre répu­bli­cains et socia­listes, sans cesse élar­gi depuis les années 1830, étonne de prime abord puisque les uns et les autres se veulent sociaux et laïcs (voire anti­clé­ri­caux) et réclament l’ins­tau­ra­tion d’une socié­té plus juste et égalitaire.
Si la » lutte des classes » est deve­nue l’i­dée phare de l’é­co­no­mie poli­tique, les pre­miers en ont une per­cep­tion plu­tôt subor­don­née à d’autres idéaux (« liber­tés répu­bli­caines « , la » nation « , » l’ordre inté­rieur »), les seconds ne misent plus en géné­ral que sur la voie vio­lente. Il s’en­suit que leurs atti­tudes divergent sur le mode de gou­ver­ne­ment, d’exer­cice de l’au­to­ri­té : les pre­miers en tiennent pour un régime pré­si­den­tiel issu du suf­frage uni­ver­sel et seule­ment res­pon­sable devant lui alors que les seconds ont ins­crit à leur pro­gramme une révi­sion de la Consti­tu­tion abo­lis­sant la fonc­tion pré­si­den­tielle au béné­fice d’un régime d’as­sem­blée délé­guant ses pou­voirs à un exé­cu­tif col­lé­gial et c’est bien là où trans­pa­raît la nos­tal­gie d’un gou­ver­ne­ment vrai­ment révolutionnaire.
Disons sché­ma­ti­que­ment, pour se réfé­rer à la Révo­lu­tion fran­çaise (tant dif­fèrent les contextes poli­tiques et d’a­bord l’ab­sence de guerre ou menaces aux fron­tières, de » salut public ») que les pre­miers rap­pel­le­raient plu­tôt les giron­dins par oppo­si­tion aux seconds se recon­nais­sant ouver­te­ment comme les héri­tiers de la » Mon­tagne » avec toute la charge sym­bo­lique atta­chée à ce mot bien propre à révé­ler des psychoses.
Com­ment ne pas s’é­ton­ner, pour en déplo­rer les effets, de la place exces­sive, irra­tion­nelle, tenue dans la mémoire col­lec­tive, par les sou­ve­nirs de la Révo­lu­tion fran­çaise aux­quels on touche ici à tra­vers deux générations.
Sou­ve­nons-nous de Tocqueville :
 » Le contraste entre la béni­gni­té des théo­ries et la vio­lence des actes qui a été l’un des carac­tères les plus étranges de la Révo­lu­tion fran­çaise, ne sur­pren­dra per­sonne si l’on fait atten­tion que cette révo­lu­tion a été pré­pa­rée par les classes les plus civi­li­sées de la Nation et exé­cu­tée par les plus incultes et les plus rudes. » (Avant-pro­pos de L’An­cien Régime et la Révo­lu­tion)

(A 3) Ajou­tons quelques détails sur ces évé­ne­ments en marge de l’histoire.
La mort en août 1850 de Louis-Phi­lippe très par­ti­san de la fusion n’a­vait pas arran­gé les choses. Des deux côtés, des obs­tacles nou­veaux se dressent venant com­pli­quer sin­gu­liè­re­ment la tâche des négo­cia­teurs (prin­ci­pa­le­ment le duc de Noailles pour les légi­ti­mistes, de Bro­glie et Sal­van­dy pour les orléa­nistes). Le comte de Cham­bord est caté­go­ri­que­ment oppo­sé à un pro­jet » d’ap­pel au peuple » comme » impli­quant la néga­tion du grand prin­cipe natio­nal de l’hé­ré­di­té monar­chique « . Si les fils de Louis-Phi­lippe, notam­ment Join­ville, acceptent de recon­naître le comte de Cham­bord, en revanche la duchesse d’Or­léans, conseillée par Thiers et des orléa­nistes comme Rému­sat, refuse l’ef­fa­ce­ment de son fils. 

(A 4) Pré­ci­sons que des cou­rants divers agitent alors l’É­glise et le milieu catho­lique fran­çais sur leurs rap­ports avec Rome et avec l’É­tat. Rap­pe­lons que Lamen­nais après sa rup­ture avec Rome en 1834, lâché par Lacor­daire et Mon­ta­lem­bert (après de vains efforts pour l’en détour­ner) avait pour­sui­vi son com­bat, créé son propre jour­nal, Le Peuple consti­tuant (sai­si après la répres­sion de juin 1848), et après avoir opté pour les socia­listes s’é­tait fait élire député.
Un autre prêtre influent est l’ab­bé Dupan­loup, ex-pré­cep­teur des fils de Louis-Phi­lippe (choix de la pieuse reine Amé­lie), connu aus­si pour avoir rame­né, à la fin de sa vie en 1838, Tal­ley­rand à la religion.
Ce catho­lique libé­ral bien que lié à Mon­ta­lem­bert n’a­vait pas approu­vé toute sa cam­pagne pour la liber­té de l’en­sei­gne­ment. Atta­ché à la tra­di­tion gal­li­cane, Dupan­loup res­te­ra très popu­laire. Admis en 1854 à l’A­ca­dé­mie fran­çaise il sera élu dépu­té en 1871.
À l’in­verse un fort cou­rant ultra­mon­tain tra­verse l’É­glise, ani­mé par la fou­gueuse per­son­na­li­té de Louis Veuillot dans son jour­nal L’Univers. 

(A 5) Répa­rons ici un oubli (du pré­cé­dent article) concer­nant Vic­tor Schoel­cher, sous-secré­taire d’É­tat à la Marine dans le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire de février 1848, célèbre pour avoir pré­pa­ré le décret d’a­bo­li­tion de l’es­cla­vage dans les colo­nies fran­çaises, pro­mul­gué le 27 avril, sui­vi en novembre du décret fai­sant des anciens esclaves des citoyens à part entière de la IIe République.
Rap­pe­lons com­ment son ami Vic­tor Hugo ren­dra compte de l’é­vé­ne­ment dans Choses vues :
 » La pro­cla­ma­tion de l’a­bo­li­tion de l’es­cla­vage se fit à la Gua­de­loupe avec solen­ni­té. Au moment où le gou­ver­neur pro­cla­mait l’é­ga­li­té de la race blanche, de la race mulâtre et de la race noire, il n’y avait sur l’es­trade que trois hommes, repré­sen­tant pour ain­si dire les trois races : un blanc, le gou­ver­neur, un mulâtre qui lui tenait le para­sol et un nègre qui lui tenait son chapeau. »

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