Louis Napoléon Bonaparte proclamé président de la République prête serment à la Constitution.

1848–1852, la République introuvable

Dossier : ExpressionsMagazine N°557 Septembre 2000Par Gérard PILÉ (41)

Les législatives de mai 1849

Les législatives de mai 1849

La sit­u­a­tion poli­tique après cette élec­tion restait encore indé­cise et con­fuse avant la deux­ième manche : celle des élec­tions lég­isla­tives prévue le 13 mai 1849. Les ” démoc. soc. ” ou démoc­rates soci­aux, éti­quette sous laque­lle se présen­tait la coali­tion de gauche et d’ex­trême gauche, cette fois déployée en ordre de bataille, avaient demandé en vain le report de son échéance pour gag­n­er à leur cause une large frac­tion de l’opin­ion, surtout dans l’élec­torat des cam­pagnes : des écrivains pop­u­laires, comme Pierre Ler­oux, Félix Pyat, Eugène Sue, Agri­col Perdigu­ier (A 1)…, ne s’é­taient-ils pas ouverte­ment pronon­cés en leur faveur. 


Louis Napoléon Bona­parte proclamé prési­dent de la République prête ser­ment à la Con­sti­tu­tion. © COLLECTION VIOLLET

Même si un tiers du corps élec­toral allait s’ab­stenir, la com­péti­tion s’avérait cette fois beau­coup plus ouverte et disputée. 

Face au bloc des droites coal­isées dans le ” par­ti de l’Or­dre ” enl­e­vant 65 % des sièges avec 52 % des voix, la gauche n’en obte­nait que 24 % mais avec les 36 % des voix (résul­tats approx­i­mat­ifs en rai­son du mode de scrutin, de liste et des ambiguïtés d’étiquettes). 

Comme le lais­sait prévoir la cuisante défaite de Cavaignac aux prési­den­tielles les répub­li­cains (A 2) plongeaient de nou­veau : 11 % des sièges avec 12 % des voix, défaite aggravée par l’hé­catombe de leurs lead­ers his­toriques, Lamar­tine, Gar­nier-Pagès, Mar­rast, Marie, tous bat­tus, dis­parais­sant dans la trappe de l’histoire. 

Man­i­feste­ment les suf­frages se détour­naient d’une république si peu frater­nelle et impuis­sante sauf à écras­er le peu­ple de Paris. 

À l’op­posé Ledru-Rollin, dénon­ci­a­teur indigné de ses excès, passé après juin dans l’op­po­si­tion social­iste, avait été tri­om­phale­ment élu dans 5 départe­ments (à la faveur du mode de scrutin de liste). Quelle belle revanche sur son piètre score aux prési­den­tielles de décem­bre, pour ce riche et ambitieux avo­cat, propul­sé en un jour ténor et leader de l’op­po­si­tion parlementaire ! 

Requin­qué par ce bon score, celle-ci ne doutait plus d’une vic­toire future avec les pro­grès de l’in­struc­tion éclairant mieux les masses. 

Il fal­lait pour­tant se ren­dre à l’év­i­dence : en dépit des spec­tac­u­laires avancées social­istes, l’élec­torat resté sous le choc des événe­ments de juin 1848 s’é­tait net­te­ment pronon­cé en faveur du ” par­ti de l’Or­dre ” et tout compte fait, la nou­velle Assem­blée, com­posée en majorité d’or­léanistes et de légitimistes, n’é­tait plus répub­li­caine que de nom, puisqu’il suff­i­sait à ces deux groupes de s’en­ten­dre pour rétablir la monar­chie le moment venu. Non rééli­gi­ble Louis Napoléon ne dis­po­sait d’au­cun recours con­sti­tu­tion­nel pour s’y oppos­er le cas échéant. La pru­dence, son manque d’ex­péri­ence des affaires l’inci­taient donc à coopér­er avec l’Assem­blée, à y choisir ses min­istres, à chercher à répon­dre aux attentes de l’opinion. 

L’expédition de Rome

Pré­cisé­ment le pape Pie IX venait d’être chas­sé de Rome par Mazz­i­ni qui y avait proclamé la république. 

Louis Napoléon, en accord avec l’Assem­blée, déci­da d’y envoy­er un corps expédi­tion­naire de 7 000 hommes sous le com­man­de­ment de Oudinot, avec la mis­sion de remet­tre le pape, réfugié au roy­aume de Naples, en pos­ses­sion de ses États et l’y main­tenir. Quelle méta­mor­phose si l’on songe à l’ex-car­bonaro con­spir­ant en Romagne (alors État pon­tif­i­cal). En réal­ité l’ex­pédi­tion de Rome était en phase avec le reflux qua­si général en Europe (comme nous le ver­rons dans le prochain arti­cle) des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires réprimés un peu partout par la con­tre-offen­sive vic­to­rieuse des forces conservatrices. 

Pro­tecteur inat­ten­du du Vat­i­can, Louis Napoléon gag­nait ain­si, au prix d’un effort mil­i­taire mesuré, la con­fi­ance de l’opin­ion catholique, encore réservée à son égard, effaçant sur ce point sen­si­ble les préven­tions et les sou­venirs lais­sés par son oncle. 

Cet épisode inau­gur­al va se révéler un acte poli­tique d’une grand portée non seule­ment au plan intérieur pour l’avenir poli­tique de Louis Napoléon mais aus­si à plus long terme au plan inter­na­tion­al en révélant a con­trario les con­tra­dic­tions et la marge de manœu­vre étroite de la poli­tique étrangère du futur empereur. 

Que la République française étouffe au berceau cette autre république, sa petite sœur transalpine, fraîche­ment proclamée, ne pou­vait man­quer de sus­citer les véhé­mentes protes­ta­tions des répub­li­cains et surtout des mon­tag­nards de l’Assem­blée. Ces derniers, à l’in­sti­ga­tion de Ledru-Rollin, déposèrent sur son bureau, le 11 juin 1849, un acte d’ac­cu­sa­tion en règle con­tre le min­istère au pré­texte de ” vio­la­tion de l’ar­ti­cle V du préam­bule de la Constitution “. 

Manifestation à Paris en 1849, sévèrement réprimée

Déboutés, ils en appelèrent au peu­ple par voie de plac­ards met­tant hors la loi le gou­verne­ment, et appelant garde nationale et armée à ” défendre la Con­sti­tu­tion “. À l’ap­pui de cette procla­ma­tion et pas­sant à l’in­tim­i­da­tion, ils organ­isèrent une grande man­i­fes­ta­tion pop­u­laire. Mal leur en prit, elle fut prompte­ment dis­per­sée par Changar­nier, gou­verneur mil­i­taire de Paris aus­sitôt mis en état de siège. 

Des mesures d’ex­cep­tion étaient pris­es con­tre la presse, con­tre les légions sus­pectes de la Garde nationale, et des man­dats d’ar­resta­tion lancés con­tre Ledru-Rollin et 36 députés com­pro­mis (il réus­sit avec quelques-uns à fuir et gag­n­er Lon­dres y rejoin­dre Louis Blanc). 

Les Parisiens dans leur grand majorité (y com­pris par­mi les sym­pa­thisants social­istes) s’é­taient désol­i­darisés et même indignés de cette dernière et vaine ten­ta­tive insur­rec­tion­nelle et en avaient stig­ma­tisé les fauteurs. 

Que con­clure d’un fias­co aus­si prévis­i­ble sinon qu’il révélait les illu­sions, l’im­pré­pa­ra­tion à leur rôle, en un mot l’im­ma­tu­rité poli­tique des dirigeants de l’ex­trême gauche. Le mes­sage des deux derniers scruti­ns était pour­tant clair : l’élec­torat du pays se déchargeait à la fois (comme si deux pré­cau­tions valaient mieux qu’une) sur un Bona­parte et sur ses nota­bles, du soin de ter­min­er une révo­lu­tion, non de la recom­mencer, et les ” forces de l’or­dre ” civiles et mil­i­taires étaient cette fois vigilantes. 

Ce refus des réal­ités allait coûter cher à l’op­po­si­tion, décon­sid­ér­er ses dirigeants, tel Ledru-Rollin aus­si vite tombé qu’élevé sur un pavois, décourager les ” mil­i­tants ” jusqu’à sus­pendre, pen­dant vingt-deux ans jusqu’à la com­mune de 1871, le poids poli­tique des mass­es parisiennes. 

Cette éclipse de la men­ace à gauche, resser­rant l’éven­tail des forces poli­tiques, lais­sait le ” par­ti de l’Or­dre ” face à lui-même, à ses sol­i­dar­ités, mais aus­si à ses divisions. 

La tentation monarchique

Atte­lage bien sin­guli­er que celui d’une république avec, d’un côté un prési­dent doté de pou­voirs aus­si éten­dus qu’éphémères, de l’autre une assem­blée ” monar­chisante “. Si nous savons le ver­dict final de l’his­toire : ni république, ni monar­chie, le dilemme qui se pro­file ne fig­ure pas pour l’heure au cal­en­dri­er des débats de l’Assem­blée sauf à agiter les esprits dans ses coulisses. 

Ce moment cru­cial d’hési­ta­tion, de bal­ance­ment de notre his­toire, mérite que l’on s’y arrête un peu et cherche à com­pren­dre ce qui s’est passé. 

Sur les bancs de l’Assem­blée : deux familles monar­chistes, deux cul­tures, l’an­ci­enne et la nou­velle, séparées par toute l’é­pais­seur de l’his­toire qui les a jetées dans des camps opposés. Leurs grilles de lec­ture de 1789, 1815, 1830 sont inc­on­cil­i­ables : les légitimistes rejet­tent la Révo­lu­tion, les orléanistes s’en récla­ment, syn­thèse apparem­ment impos­si­ble… mais que pèsent ces diver­gences idéologiques sur le passé, face aux con­ver­gences sin­gulières du présent, car jamais, depuis 1815, les cir­con­stances n’ont été aus­si prop­ices à la solu­tion monarchiste : 

  • l’Assem­blée y est favorable, 
  • le prince-prési­dent est encore isolé et c’est à peine si un par­ti bona­partiste com­mence à se constituer, 
  • enfin une solu­tion de com­pro­mis entre les deux branch­es royales s’échafaude d’elle-même puisque Hen­ri, comte de Cham­bord (fils posthume du duc de Berry assas­s­iné en 1820 et dernier des Bour­bons depuis la dis­pari­tion en 1844 du duc d’An­goulême) n’a pas d’héritier. 


Man­i­feste­ment, con­jonc­ture et con­jonc­tion d’in­térêts se font com­plices de la cause monar­chiste, sug­gérant implicite­ment la con­clu­sion d’un pacte en bonne et due forme entre les deux familles, assor­ti de la remise au four­reau des épées. 

Si sur­prenant que cela puisse paraître, ce par­ti monar­chiste hybride ne va pas réus­sir à décider quel pied, légitimiste ou orléaniste, il va met­tre devant l’autre : tel est le poids des rancœurs accu­mulées, des méfi­ances récipro­ques, de leur aveu­gle­ment poli­tique qu’ils ne réus­sis­sent pas à s’en­ten­dre sinon à atten­dre… que Louis Napoléon prenant les devants les largue sur les bas-côtés de la route du pouvoir. 

Par­mi les raisons latentes de cet échec, la prin­ci­pale nous sem­ble l’ab­sence d’un pro­tag­o­niste, d’un con­cil­i­a­teur avisé qui ne soit lige d’un prince ou d’un autre, dis­posant d’un crédit suff­isant pour être écouté et ajou­tons… vig­i­lant face aux manœu­vres de Louis Napoléon. 

Or que voyons-nous alentour ? 

Les orléanistes, Bar­rot, Broglie, et surtout Thiers qui s’y emploie en sous-main, caressent l’am­bi­tion de présen­ter à l’échéance prési­den­tielle de 1852 la can­di­da­ture d’un prince d’Or­léans, mais il faut d’i­ci là abolir la loi d’ex­il de 1848 les frap­pant. L’af­faire traîne (A 3). 

Lithographie d’Amédée Charpentier, d’après Compte-Calix.
Lith­o­gra­phie d’Amédée Char­p­en­tier, d’après Compte-Calix.
© COLLECTION VIOLLET

Tenue à l’é­cart de la scène poli­tique sous la monar­chie de Juil­let, reléguée dans ses châteaux (où elle s’est con­sacrée à ses intérêts pat­ri­mo­ni­aux), la noblesse légitimiste exerce une influ­ence locale impor­tante notam­ment dans l’Ouest mais ne con­stitue pas à l’Assem­blée un groupe aus­si nom­breux et act­if que les orléanistes, dis­ons qu’elle a poli­tique­ment cédé du ter­rain et per­du un peu la main. 

Son représen­tant le plus en vue est alors le comte de Fal­loux, député de l’ar­rondisse­ment de Seg­ré, roy­al­iste de cœur, ral­lié par oppor­tu­nité à la IIe République. Il s’est vu con­fi­er par Louis Napoléon le porte­feuille de l’In­struc­tion publique, objet de tous ses soins en vue de la grande réforme à laque­lle il va attach­er son nom (voir plus loin). 

Or Fal­loux, ” député de l’Église ” comme on va l’ap­pel­er, fait par­tie de ces légitimistes, avant tout catholiques, milieu que Louis Napoléon cherche à se con­cili­er. Pourquoi dans ces con­di­tions don­ner pri­or­ité à une restau­ra­tion monarchique ? 

Le coup d’É­tat du 2 décem­bre 1851 n’en va pas moins le rejeter dans l’op­po­si­tion. À l’in­verse de Mon­talem­bert et de Louis Veuil­lot, autres lead­ers catholiques, qui l’ap­prou­veront. Rap­pelons que Fal­loux instru­it par l’ex­péri­ence fera tout son pos­si­ble mais en vain pour con­cili­er orléanistes et légitimistes après la défaite de 1870 quand une con­jonc­ture com­pa­ra­ble, mais moins favor­able, se présen­tera de nouveau. 

On ne saurait en dernière analyse omet­tre ici d’in­ter­roger un témoin aus­si aver­ti et digne de foi que Toc­queville alors min­istre des Affaires étrangères après les lég­isla­tives de mai 1849. 

Il est déjà peu à l’aise avec la ” ques­tion romaine ” sachant tout com­pro­mis impos­si­ble tant le con­flit s’est rad­i­cal­isé de part et d’autre. Au fond de lui-même, il ne croit guère en l’avenir du pou­voir tem­porel de la papauté sur ” ses États ” qu’il n’est pas loin de juger à con­tre-courant de l’his­toire (Louis Napoléon juge de même mais chez lui les mobiles tac­tiques pri­ment). N’en irait-il pas de même, fût-ce pour d’autres raisons, de l’avenir de la monar­chie en France ? Toc­queville est écartelé entre sa fidél­ité monar­chique et sa lucid­ité d’his­to­rien qui a com­pris l’im­mense portée de 1789 et est fasciné par l’ex­em­ple des États-Unis. Il se mon­tre réservé envers les deux fac­tions, évite de pren­dre par­ti même s’il ne peut souf­frir Thiers, ce ” manipulateur “. 

Ses ” sou­venirs ” révéleront bien­tôt ses véri­ta­bles dis­po­si­tions d’e­sprit à ce moment : 

” Je voulais la main­tenir (il s’ag­it de la République) parce que je ne voy­ais rien de prêt ni de bon à met­tre à la place. ”

Ce sen­ti­ment ne serait-il pas à l’im­age de celui plus ou moins dif­fus dans la France pro­fonde plutôt encline à s’ab­stenir à ce ren­dez-vous de l’his­toire : ces princes en exil que l’on ne con­naît guère ne sont déjà plus des per­son­nal­ités par­lant au cœur et à la rai­son des Français. 

La liberté de l’enseignement, La loi Falloux

On ne saurait sur­v­ol­er cette brève et fatidique péri­ode où notre his­toire tourne sur ses gonds, sans évo­quer une réforme appelée à sec­ouer en pro­fondeur la vie poli­tique intérieure française à la fin du siè­cle et à l’orée du suiv­ant. La dif­fi­cile muta­tion vécue par la société française ne pou­vait man­quer de rejail­lir sur l’Église catholique. Le temps est révolu où cette dernière pou­vait s’ap­puy­er sur la monar­chie et cul­tiv­er son gal­li­can­isme. Son dra­ma­tique trib­ut à la Révo­lu­tion l’a pro­fondé­ment mar­quée et fait pren­dre con­science de son isole­ment. Prudem­ment, elle s’est accom­mod­ée, sans plus, de la monar­chie de Juil­let : le roi et ses min­istres, fidèles à la cul­ture voltairi­enne de leur jeunesse, volon­tiers anti­cléri­caux comme Thiers, acceptent l’Église en fonc­tion de l’idée qu’il faut une reli­gion au peu­ple pour le main­tenir dans la patience et l’obéissance. 

Il faut bien voir que la Révo­lu­tion de 1848 avec ses vio­lences n’avait pas eu de car­ac­tère antire­ligieux, peut-être même à l’in­verse espérait-on vague­ment que l’on trou­verait dans l’Église un recours, un arbitre. 

Cette dernière avait eu son mar­tyr Mon­seigneur Affre et de mod­estes prêtres avaient été acclamés au nom du ” Pro­lé­taire Jésus “. Sans forcer la note, on peut dire que l’an­ti­cléri­cal­isme bat­tait en retraite et l’Église de France, bien que divisée, attendait une occa­sion oppor­tune pour recon­quérir l’opin­ion (A 4). 

Nouveau projet d'urne électorale à l'usage du peuple français
La démoc­ra­tie poli­tique a bien du mal alors à pouss­er en terre française. Nos com­pa­tri­otes vivent dans la han­tise de la guerre civile et la peur des “ partageux ”. Sans illu­sions sur le sérieux du jeu poli­tique, ils se réfugient volon­tiers dans la déri­sion. © COLLECTION VIOLLET

La grande idée du comte de Mon­talem­bert est la lib­erté de l’en­seigne­ment pour laque­lle il milite depuis 1831 d’abord dans L’Avenir, ensuite à la Cham­bre où il s’im­pose comme le chef de file des catholiques libéraux tout en appelant dans L’U­nivers à la con­sti­tu­tion d’un par­ti ” catholique avant tout “. Réélu en 1849 député du Doubs, affil­ié au par­ti de l’Or­dre, il sou­tient le pro­jet de loi sur la lib­erté d’en­seigne­ment, pré­paré par le min­istre de l’In­struc­tion publique Falloux. 

Thiers l’ap­puie, voy­ant en elle un moyen de faire échec à la pro­pa­gande insi­dieuse en faveur des idées social­istes dont il juge les insti­tu­teurs respon­s­ables à la base. 

Thiers fait d’abord vot­er en jan­vi­er 1850 une loi autorisant tout con­gré­gan­iste à devenir insti­tu­teur et don­nant aux préfets la haute main sur l’enseignement. 

C’est en mars le tour de la loi Fal­loux qui ouvre l’en­seigne­ment supérieur à l’Église, habil­itée désor­mais à ouvrir ses pro­pres étab­lisse­ments, déléguant aux évêques des pou­voirs sur leur ges­tion, mais réser­vant à l’U­ni­ver­sité la col­la­tion des diplômes. 

Si, met­tant à prof­it un cli­mat poli­tique prop­ice, le lob­by par­lemen­taire de l’Église gagne ain­si sa cause, peut-on dire qu’elle gagne au plan de son indépen­dance ? Sans doute dans l’im­mé­di­at mais par la suite ? 

On ne saurait entr­er ici dans une polémique sur un sujet aus­si sul­fureux de la mémoire col­lec­tive française, dont les séquelles ne sont pas encore aujour­d’hui totale­ment effacées. On sait, en effet, que nulle part chez nos voisins européens, ” l’en­jeu de l’é­cole “, cette spé­ci­ficité bien française, ne va déchaîn­er autant de pas­sions poli­tiques, ce qui soulève la ques­tion : avons-nous à don­ner ou recevoir sur ce sujet des leçons de démocratie ? 

Con­tentons-nous de sim­ples observations. 

Rap­pelons d’abord le pro­pos d’un his­to­rien français con­tem­po­rain, François Furet, pré­maturé­ment dis­paru, ana­lyste per­spi­cace de la Révo­lu­tion française : 

” La laïc­ité, dra­peau du com­bat répub­li­cain donne aux affron­te­ments poli­tiques français déjà sur­in­vestis d’idées et de philoso­phie, la sig­ni­fi­ca­tion sup­plé­men­taire d’une guerre de religion. ”

On sait tout le con­fu­sion­nisme, dû aux charges sym­bol­iques des mots comme les amal­games qui s’opèrent, par exem­ple entre le ” laï­cisme “, laï­ci­sa­tion des insti­tu­tions et la ” laïc­ité ” qui veut exclure les Églis­es de l’or­gan­i­sa­tion de l’enseignement. 

Il faut aus­si bien voir que l’Église lie en l’oc­cur­rence son sort au ” par­ti de l’Or­dre “, ensuite au Sec­ond Empire, deux con­cep­tions poli­tiques dif­férentes certes mais con­ser­va­tri­ces cha­cune à sa manière. 

Le lob­by par­lemen­taire catholique suiv­ant ses fig­ures de proue que sont Mon­talem­bert et Louis Veuil­lot va approu­ver osten­si­ble­ment le coup d’É­tat du 2 décem­bre et se ral­li­er par la suite au nou­v­el empereur, une imprévoy­ance que l’Église va pay­er très cher plus tard quand le Sec­ond Empire s’ef­fon­dr­era, que l’opin­ion publique se met­tra à abhor­rer celui à qui elle s’é­tait donnée. 

Cette dérive cléri­cale du con­ser­vatisme (ou l’in­verse si l’on préfère) va don­ner con­sis­tance à un principe d’équiv­a­lence : cléri­cal­isme = con­ser­vatisme, ser­vant de pré­texte à une con­tre-offen­sive sans mesure ni mer­ci à la fin du siè­cle, menée par les adver­saires de l’Église. 

LA ” PURGE ” du CORPS ÉLECTORAL

En mai 1850, des élec­tions par­tielles à Paris (il faut pour­voir au rem­place­ment des députés, chas­sés un an aupar­a­vant) ont ren­voyé siéger à l’Assem­blée des ” députés rouges “. Du haut de la tri­bune Thiers ful­mine con­tre ” la vile mul­ti­tude “, le tumulte est à son comble quand le débat s’en­gage sur le pro­jet de loi qu’il a con­coc­té : sub­or­don­ner désor­mais le droit de vote à un min­i­mum de trois années de rési­dence dans la même com­mune (attestées par l’in­scrip­tion au rôle de la taxe per­son­nelle). Le texte passe. 

Par ce biais, on rayait des listes les deux tiers de l’élec­torat ouvri­er du sim­ple fait de la mobil­ité de l’of­fre de travail. 

Gar­di­en de la Con­sti­tu­tion, ten­ant sa légitim­ité du suf­frage uni­versel, Louis Napoléon avait plus d’une rai­son de dénon­cer cette machi­na­tion, il s’en garde cependant. 

D’une part, cette atteinte arbi­traire aux droits civiques n’indigne pas out­re mesure l’opin­ion bour­geoise, secrète­ment inhibée par sa peur de la démoc­ra­tie politique. 

De l’autre, il entend canalis­er à son prof­it le mécon­tente­ment légitime sus­cité par une mesure à la fois cynique et inique. Cette mal­adresse, dont le dis­crédit rejail­lit sur l’Assem­blée, sert plutôt ses des­seins le jour où il va lui deman­der d’a­mender la Con­sti­tu­tion sur l’ar­ti­cle le faisant non rééligible. 

Il signe donc, tout en faisant bien con­naître, par ses relais dans l’opin­ion, qu’il dés­ap­prou­ve et n’en­dosse pas la responsabilité. 

Louis Napoléon com­mence à pren­dre ses dis­tances avec l’Assem­blée, à s’en­tour­er de min­istres à sa dévotion. 

Il entre enfin en cam­pagne et fait son ” tour de France ” dès sep­tem­bre 1850 pour se faire mieux con­naître, dis­crédi­tant l’Assem­blée, flat­tant le peu­ple afin de s’im­pos­er le moment venu. 

Genèse (petite histoire) d’un coup d’État

Pour échap­per à la monot­o­nie, au déficit d’at­ten­tion guet­tant tout chem­ine­ment un peu long ou sin­ueux essayons de bien l’éclairer. 

Decrets de Louis-Napoléon Bonaparte S’il exis­tait un quel­conque guide ini­ti­a­tique à l’art du coup d’É­tat (allant du vul­gaire pro­nun­ci­amien­to mil­i­taire, à sa pra­tique savante), celui qui se pro­file à présent serait à coup sûr un incon­tourn­able cas d’é­cole. Ajou­tons que s’il est un domaine au moins où ” Napoléon le Petit ” (Vic­tor Hugo) don­nerait des leçons de tac­tique au ” Grand “, c’est bien dans le mon­tage d’un coup d’É­tat : celui du 2 décem­bre 1851, son pro­pre 18 Brumaire. 

Mal­heureuse­ment, con­traire­ment à ce dernier, il ne se fera pas sans effu­sion de sang. 

Nous venons de voir que l’heure d’une con­fronta­tion approche, tout cela à cause d’un cer­tain arti­cle 45 d’une Con­sti­tu­tion bizarrement ficelée. 

Par expéri­ence, par con­vic­tion per­son­nelle (“ Il faut faire con­fi­ance au peu­ple, il est plus con­ser­va­teur que vous ”), Louis Napoléon estime avec rai­son que sa meilleure carte est dans le recours au suf­frage uni­versel où son nom éclipse ceux de ses con­cur­rents, mais on en est encore loin et la per­spec­tive est com­plète­ment inver­sée puisque, cette fois, le ” par­ti de l’Or­dre ” est devenu l’ad­ver­saire… retranché dans la légal­ité, et pou­vant même compter sur le loy­al­isme de l’armée. 

Cet obsta­cle en pre­mière ligne de mire doit être levé en pri­or­ité. Il est surtout per­son­nifié par Changar­nier, qui n’est pas un quel­conque général : auréolé de bril­lants états de ser­vice en Algérie, où il s’est lié au duc d’Au­male, ce répub­li­cain passé au monar­chisme ajoute à son com­man­de­ment de l’ar­mée de Paris et de la Garde nationale un man­dat de député, assez auda­cieux pour ne pas faire mys­tère d’être prêt s’il y a lieu, à bar­rer la route aux ambi­tions du prési­dent, lequel mène une active pro­pa­gande en sa faveur (aug­men­ta­tion des sol­des, déc­la­ra­tions : ” L’ar­mée est l’hon­neur du pays “, etc. Au camp de Sato­ry, on crie même ” Vive l’Empereur ”). 

Louis Napoléon, qui guette depuis plusieurs mois les faux pas de Changar­nier, saisit l’oc­ca­sion de le faire des­tituer de ses fonc­tions le 3 jan­vi­er 1851 par le min­istre de la Guerre, au pré­texte d’avoir pronon­cé (sans son autori­sa­tion régle­men­taire) un dis­cours jugé provo­ca­teur à l’Assemblée. 

À la suite de cet inci­dent, Thiers exhorte ses col­lègues à protester. 

” Si l’Assem­blée cède, il n’y aura qu’un pou­voir ” et il obtient de cette dernière un vote de défi­ance à 60 % des voix. Sig­nal d’aver­tisse­ment augu­rant mal du résul­tat du vote à venir sur la révi­sion de l’ar­ti­cle 45 qui fait l’ob­jet d’ac­tives trac­ta­tions entre le prési­dent et les lead­ers par­lemen­taires. Nom­bre de députés se sont ral­liés à la révi­sion, soit qu’ils la jugent raisonnable, soit plutôt qu’ils red­outent les con­séquences poli­tiques d’un refus pour l’avenir de l’Assem­blée et de leur car­rière politique. 

La cam­pagne pour la révi­sion se clôt le 17 juil­let sur un vote de refus : 446 ” pour “, 278 ” con­tre “, soit 60 % des voix alors qu’il en faudrait 75 % au terme de la Con­sti­tu­tion elle-même. 

On imag­ine aisé­ment le dilemme posé au prési­dent et à son con­seil restreint, il est d’ailleurs si trans­par­ent que l’on en débat dans les cer­cles politiques. 

Soit on attend l’échéance élec­torale, on passe out­re à la loi en avançant une can­di­da­ture, mais quelle sera la nou­velle Assem­blée, issue des lég­isla­tives d’avril 1852 ? 

Certes il y a en face des monar­chistes divisés espérant d’un côté comme de l’autre amélior­er leur score et être en meilleure sit­u­a­tion d’ar­bi­trage de leurs rival­ités. Le risque n’en existe pas moins que leur unité ne se réalise enfin face au dan­ger com­mun de Louis Napoléon “roulant” pour lui seul. 

Soit on prend les devants par un coup d’É­tat suivi d’une nou­velle Constitution. 

C’est finale­ment la sec­onde option qui pré­vaut à l’in­sti­ga­tion de Morny et de Persigny. 

D’i­ci là on s’emploie à met­tre à l’épreuve l’Assem­blée en lui deman­dant l’abo­li­tion de la loi restric­tive du suf­frage uni­versel où le jeu est gagnant : 

si elle refuse, elle se décon­sid­ère, si elle accepte, on en con­serve le mérite. Le vote a lieu le 13 novem­bre, c’est le refus mais à une très faible majorité, car beau­coup ont flairé le piège. Par ailleurs on s’ingénie à jus­ti­fi­er les mesures d’ex­cep­tion à venir, en leur don­nant un car­ac­tère salu­taire, même si ” la ficelle ” risque de paraître un peu grosse. 

Il règne en effet dans le pays une atmo­sphère de com­plot : ici et là le mil­i­tan­tisme poli­tique donne des signes de réveil : des ” démoc. soc. ” ont repris leur pro­pa­gande, font un tra­vail de sape dis­cret qui porte ses fruits dans beau­coup de petites com­munes, par le canal d’as­so­ci­a­tions plus ou moins secrètes et ram­i­fiées. En réal­ité ils ne font que pré­par­er à leur manière les élec­tions d’avril 1852. Une brochure inspirée par on ne sait qui (signée d’un cer­tain Romieu), inti­t­ulée Le spec­tre rouge de 1852 et cir­cu­lant de main en main dénonce le péril et apeure l’opin­ion accrédi­tant l’idée d’un com­plot dont un mes­sage prési­den­tiel vient à point con­firmer l’im­mi­nence. Pré­dic­tion juste, à cela près que le com­plot n’est pas celui annoncé. 

L’opération ” Rubicon ”

La date du coup d’É­tat (l’opéra­tion ” Rubi­con ”) a été fixée au jour anniver­saire de la bataille d’Auster­litz, comme du sacre de Napoléon et de Joséphine, c’est-à-dire le 2 décem­bre. Le coup d’É­tat a été fig­nolé en détail par un ” quar­teron ” de fidèles incon­di­tion­nels : Morny, le demi-frère, Per­signy, le chef de cab­i­net, Mau­pas, le préfet de police et enfin le général de Saint-Arnaud, min­istre de la Guerre depuis octobre. 

Tôt ce matin-là, les Parisiens éber­lués décou­vrent plac­ardé ” Un appel au peu­ple et aux sol­dats ” assor­ti de deux décrets : 

  • le pre­mier dis­sout l’Assem­blée, abroge la loi du 31 mai 1850, rétablit le suf­frage uni­versel, proclame l’é­tat de siège, 
  • le sec­ond appelle les Français à se pronon­cer par plébiscite sur la con­fi­ance à leur président. 


Une cen­taine d’op­posants notoires de divers bor­ds, entre autres : Thiers et des généraux osten­si­ble­ment répub­li­cains comme Cavaignac, Changar­nier, Lam­or­i­cière sont déjà sous les verrous. 

C’est en vain que 220 députés monar­chistes, accou­rus à la mairie du Xe mise à leur dis­po­si­tion par le maire, essaient de se réu­nir pour proclamer la déchéance du prince-prési­dent, ils n’ont d’autre alter­na­tive que de s’en­fuir ou d’être con­duits sous bonne escorte à la prison de Mazas. 

De leur côté, des répub­li­cains de gauche, emmenés par Jules Favre, Carnot, Vic­tor Schoelch­er (A 5), Vic­tor Hugo, Baudin…, impro­visent un comité de résis­tance et ten­tent de soulever Paris où se dressent bien­tôt quelques bar­ri­cades, là encore, ten­ta­tive vaine, lutte iné­gale : c’est sur l’une d’elles que, le 3 décem­bre au matin, Baudin se fait tuer (rue du Faubourg Saint-Antoine à l’an­gle de la rue De Cotte) dans des cir­con­stances mémorables. À un ouvri­er qui lui avait lancé : ” Croyez-vous que nous allons nous faire tuer pour vous con­serv­er vos 25 francs par jour ! ” il avait répon­du : “Restez encore un moment et vous ver­rez com­ment on meurt pour 25 francs par jour.

Épisode com­bi­en révéla­teur du sen­ti­ment de las­si­tude et de perte de con­fi­ance des ouvri­ers parisiens envers leurs lead­ers par­lemen­taires, et surtout las d’é­cop­er dans un com­bat per­du d’a­vance : la Garde nationale elle-même, soigneuse­ment épurée, placée sous les ordres des autorités mil­i­taires, ne reste-t-elle pas dans ses quartiers, prête à inter­venir au besoin ? 

Sen­tences et procla­ma­tions ” prési­den­tielles ” de Louis Napoléon

Louis-Napoléon Bonaparte” Il est temps que les bons se ras­surent et que les méchants tremblent. ” 
Procla­ma­tion du 13 juin 1849 

” Une Con­sti­tu­tion doit être faite unique­ment pour la nation à laque­lle on veut l’adapter, elle doit être comme un vête­ment qui, pour être bien fait, ne doit aller qu’à un seul homme. ” 

” Quels que soient les devoirs que le pays m’im­pose il me trou­vera décidé à suiv­re sa volonté. ” 
Dis­cours à Dijon du 11 juin 1851 

” La France a répon­du à l’ap­pel loy­al que je lui avais fait, elle a com­pris que je n’é­tais sor­ti de la légal­ité que pour l’y faire rentrer. ” 
Dis­cours devant l’Assem­blée con­sul­ta­tive, le 31 décem­bre 1851 

” Représen­tant à tant de titres la cause du peu­ple et la volon­té nationale, ce sera la nation qui en m’él­e­vant au trône, se couron­nera elle-même. ” 
Mes­sage au Sénat, le 4 novem­bre 1852 

L’ul­time soubre­saut de la résis­tance parisi­enne, le plus vio­lent, le plus trag­ique, se déroule le lende­main boule­vard Pois­son­nière où défile une colonne de man­i­fes­tants cla­mant bruyam­ment sa désapprobation. 

Elle est prise pour cible par la troupe qui ouvre un feu nour­ri, tire dans le tas sans som­ma­tion, ni faire le détail avec les nom­breux badauds présents. Le sol est jonché de tués et de blessés, prompte­ment enlevés. 

On ne saura jamais le nom­bre des vic­times, des cen­taines au dire des témoins, bilan autrement lourd en tout état de cause que celui de la fusil­lade sur­v­enue au même endroit, ayant don­né, on s’en sou­vient, le sig­nal du soulève­ment de févri­er 1848. 

Réponse offi­cielle à cette ques­tion désor­mais taboue : des sol­dats trop zélés ou apeurés par la foule ont out­repassé les con­signes, tuant ” quelques dizaines ” de pas­sants. En somme : un inci­dent regret­table, affaire classée. 

Notons par ailleurs ceci : 

les lead­ers du con­ser­vatisme libéral : Odilon Bar­rot, Broglie, Toc­queville, Fal­loux…, anciens min­istres ayant loyale­ment coopéré avec leur prési­dent, ont été incar­cérés près de huit jours pour avoir dés­ap­prou­vé le coup d’É­tat. Leur rup­ture avec le nou­veau pou­voir impér­i­al sera définitive. 

La résis­tance vio­lente va se pour­suiv­re en province touchant près de 40 % du ter­ri­toire, les ” forces de l’or­dre ” vont met­tre une semaine pour en venir à bout. En maints endroits du pour­tour du Mas­sif cen­tral, du Midi et du Sud-Est (comme à Clame­cy, Auch, Bédarieux, Béziers, Digne, Brig­noles…) des émeutes écla­tent canal­isant des mécon­tente­ments divers : répub­li­cains et démoc. soc. se retrou­vent côte à côte pour défendre la Con­sti­tu­tion, tout un petit peu­ple de paysans et d’ar­ti­sans mécon­tents du marasme économique ou de ” l’en­ter­re­ment de la ques­tion sociale ” grossis­sent leurs rangs. 

Il faut à la troupe le temps de gag­n­er les points chauds et de réprimer (bru­tale­ment) cette ” jacquerie “. Là encore, ce sera le lacon­isme offi­ciel sur le bilan humain de la répres­sion, cer­taine­ment très élevé, si on ajoute foi aux réc­its d’hor­reur col­portés. On soupçonne son ampleur à tra­vers les don­nées suivantes : 

32 départe­ments ont été mis en état de siège et 27 000 arresta­tions opérées, des com­mis­sions mixtes hâtive­ment con­sti­tuées (pré­fec­tures, par­quet et armée), après un tri som­maire par­mi les pris­on­niers, en expé­di­ent 10 000 en Algérie et 239 à Cayenne, y purg­er de lour­des peines de travaux forcés. 

Au vu de ces chiffres il faut se ren­dre à l’év­i­dence : le bilan humain du coup d’É­tat du 2 décem­bre (si sou­vent jugé avec com­plai­sance) s’avère prob­a­ble­ment plus lourd encore que celui, tris­te­ment célèbre, de la répres­sion de juin 1848. 

Par­mi les échos de ces tristes journées que nous avons pu recueil­lir n’en retenons que deux sur des reg­istres com­bi­en différents ! 

Pour la femme oisive (?) qui con­tem­ple les événe­ments… quel que soit le résul­tat de la lutte, il y a l’hor­reur pro­fonde du sang ver­sé de part et d’autre et une sorte de dés­espoir à la vue de cette haine, de ces injures, de ces men­aces, de ces calom­nies, qui mon­tent vers le ciel comme un impur holo­causte, à la suite des con­vul­sions sociales.
George Sand, Nohant,
21 décem­bre 1851
(Pré­face de La Petite Fadette)

Mon­sieur le Préfet : vous venez de tra­vers­er quelques jours d’épreuve…, la guerre sociale qui devait éclater en 1852, vous avez dû la recon­naître à son car­ac­tère d’in­cendie et d’as­sas­si­nat. Si vous avez tri­om­phé des enne­mis de la société, c’est qu’ils ont été pris à l’im­pro­viste et que vous avez été sec­ondé par les hon­nêtes gens (sic). ”
(Let­tre cir­cu­laire adressée aux préfets par Morny,
fraîche­ment pro­mu min­istre de l’Intérieur). 

Épilogue

Le 21 décem­bre a lieu le plébiscite sur la propo­si­tion suiv­ante : ” Le peu­ple français veut le main­tien de l’au­torité de Louis Napoléon Bona­parte et lui délègue les pou­voirs néces­saires pour établir une Con­sti­tu­tion sur les bases pronon­cées par sa procla­ma­tion du 2 décem­bre.

On sait le résul­tat fab­uleux de ce référen­dum : ” Oui “, plus de 7 M, ” Non “, moins de 0,6 M. 

À ce ver­dict si con­sen­suel, quelques bémols cependant : 

  • Paris, “Oui” 45 % des inscrits, “Non” 30 %, nuls et absten­tions 25 % ; 
  • dans l’Ouest et dans le Midi, fort taux d’abstention ; 
  • nom­bre de votants, dés­in­for­més, apeurés par les rumeurs, ont ” gobé ” la thèse offi­cielle du com­plot con­tre l’É­tat et… com­bi­en d’apeurés, de résignés, de dés­abusés se sont portés instinc­tive­ment vers cette sor­tie de secours ? 

Le 14 jan­vi­er 1852, une Con­sti­tu­tion, inspirée de celle de l’an X (1802), voit le jour : elle donne le pou­voir pour dix ans à ce ” Prince de hasard ” (Toc­queville) et lui con­fie ” l’ini­tia­tive et la pro­mul­ga­tion des lois ” (pas moins !). 

La France sem­ble avoir été frap­pée d’une sorte d’hébé­tude, la lais­sant sans réac­tion. Com­ment le pour­rait-elle d’ailleurs ? Elle est anesthésiée : les jour­naux répub­li­cains ont dis­paru et pour plus de sûreté, dès jan­vi­er 1852, toute la presse, placée sous le con­trôle du min­istère de la Police, est soumise aux rigueurs de la cen­sure qui instau­re la ” pen­sée unique “. 

C’est sur ce ter­rain asep­tisé que se propage bien­tôt une active pro­pa­gande pour le rétab­lisse­ment de l’Em­pire, avec orches­tra­tion par les préfets de ” Vive l’Em­pereur ” au pas­sage de Louis Napoléon comme à Bor­deaux où il lance son solen­nel ” L’Em­pire, c’est la paix ” (tant à l’adresse des Français que de l’é­tranger). On con­naît la suite : le séna­tus-con­sulte des 21 et 22 novem­bre 1852 rétab­lis­sant la dig­nité impériale. 

Ain­si la France se livre de nou­veau à un Bona­parte, ce qui a peut-être inspiré à Toc­queville, spec­ta­teur dés­abusé de ces événe­ments, le com­men­taire célèbre : 

L’His­toire est une galerie de tableaux où il y a peu d’o­rig­in­aux et beau­coup de copies.

Le champ est main­tenant libre pour une nou­velle généra­tion d’hommes plus con­crets et entre­prenants qui vont faire sor­tir la France de sa léthargie économique, mal­heureuse­ment la grande messe impéri­ale, vic­time de ses erreurs poli­tiques et de son infat­u­a­tion, s’achèvera dix-huit ans plus tard sur le désas­tre de 1870. 

Prochain arti­cle (IIIe partie)
” Le print­emps des peuples ”

Annex­es

(A 1) On ne saurait s’é­ten­dre sur les des­tinées sin­gulières de ces divers acteurs.
Félix Pyat, avo­cat, jour­nal­iste, auteur de drames à suc­cès…, grand ami de Louis Blanc et de George Sand mais méprisé par Proud­hon avec qui il se bat en duel, est le prin­ci­pal rédac­teur du ” pro­gramme com­mun “. Réfugié à Lon­dres il y fait l’apolo­gie de l’at­ten­tat d’Orsi­ni con­tre Napoléon III et adhère en 1864 à l’In­ter­na­tionale social­iste. On le retrou­ve en 1871 au con­seil de la Com­mune et après son amnistie se fait élire député de Mar­seille en 1888.
À l’in­verse Agri­col Perdigu­ier, esprit généreux et paci­fique, est un exem­ple attachant de l’élite ouvrière de ce temps. Com­pagnon du devoir, lié à George Sand, il lui inspire Le Com­pagnon du tour de France. Auteur lui-même du Livre du com­pagnon­nage, menuisi­er émérite, il ouvre rue du Faubourg Saint-Antoine une école gra­tu­ite de dessin pour les ouvriers.
Sa dénon­ci­a­tion du coup d’É­tat lui vau­dra d’être incar­céré et pro­scrit. Il sem­ble que son com­bat pour la lim­i­ta­tion de la durée du tra­vail et l’amélio­ra­tion des con­di­tions de vie des ouvri­ers ait con­tribué à le ren­dre indésir­able en France. Il tombe dans un injuste oubli et meurt pau­vre­ment en 1875. 

(A 2) Le fos­sé entre répub­li­cains et social­istes, sans cesse élar­gi depuis les années 1830, étonne de prime abord puisque les uns et les autres se veu­lent soci­aux et laïcs (voire anti­cléri­caux) et récla­ment l’in­stau­ra­tion d’une société plus juste et égalitaire.
Si la ” lutte des class­es ” est dev­enue l’idée phare de l’é­conomie poli­tique, les pre­miers en ont une per­cep­tion plutôt sub­or­don­née à d’autres idéaux (“ lib­ertés répub­li­caines “, la ” nation “, ” l’or­dre intérieur ”), les sec­onds ne mis­ent plus en général que sur la voie vio­lente. Il s’en­suit que leurs atti­tudes diver­gent sur le mode de gou­verne­ment, d’ex­er­ci­ce de l’au­torité : les pre­miers en tien­nent pour un régime prési­den­tiel issu du suf­frage uni­versel et seule­ment respon­s­able devant lui alors que les sec­onds ont inscrit à leur pro­gramme une révi­sion de la Con­sti­tu­tion abolis­sant la fonc­tion prési­den­tielle au béné­fice d’un régime d’assem­blée déléguant ses pou­voirs à un exé­cu­tif col­lé­gial et c’est bien là où transparaît la nos­tal­gie d’un gou­verne­ment vrai­ment révolutionnaire.
Dis­ons sché­ma­tique­ment, pour se référ­er à la Révo­lu­tion française (tant dif­fèrent les con­textes poli­tiques et d’abord l’ab­sence de guerre ou men­aces aux fron­tières, de ” salut pub­lic ”) que les pre­miers rap­pelleraient plutôt les girondins par oppo­si­tion aux sec­onds se recon­nais­sant ouverte­ment comme les héri­tiers de la ” Mon­tagne ” avec toute la charge sym­bol­ique attachée à ce mot bien pro­pre à révéler des psychoses.
Com­ment ne pas s’é­ton­ner, pour en déplor­er les effets, de la place exces­sive, irra­tionnelle, tenue dans la mémoire col­lec­tive, par les sou­venirs de la Révo­lu­tion française aux­quels on touche ici à tra­vers deux générations.
Sou­venons-nous de Tocqueville :
” Le con­traste entre la bénig­nité des théories et la vio­lence des actes qui a été l’un des car­ac­tères les plus étranges de la Révo­lu­tion française, ne sur­pren­dra per­son­ne si l’on fait atten­tion que cette révo­lu­tion a été pré­parée par les class­es les plus civil­isées de la Nation et exé­cutée par les plus incultes et les plus rudes. ” (Avant-pro­pos de L’An­cien Régime et la Révo­lu­tion)

(A 3) Ajou­tons quelques détails sur ces événe­ments en marge de l’histoire.
La mort en août 1850 de Louis-Philippe très par­ti­san de la fusion n’avait pas arrangé les choses. Des deux côtés, des obsta­cles nou­veaux se dressent venant com­pli­quer sin­gulière­ment la tâche des négo­ci­a­teurs (prin­ci­pale­ment le duc de Noailles pour les légitimistes, de Broglie et Sal­vandy pour les orléanistes). Le comte de Cham­bord est caté­gorique­ment opposé à un pro­jet ” d’ap­pel au peu­ple ” comme ” impli­quant la néga­tion du grand principe nation­al de l’hérédité monar­chique “. Si les fils de Louis-Philippe, notam­ment Joinville, acceptent de recon­naître le comte de Cham­bord, en revanche la duchesse d’Or­léans, con­seil­lée par Thiers et des orléanistes comme Rémusat, refuse l’ef­face­ment de son fils. 

(A 4) Pré­cisons que des courants divers agi­tent alors l’Église et le milieu catholique français sur leurs rap­ports avec Rome et avec l’É­tat. Rap­pelons que Lamen­nais après sa rup­ture avec Rome en 1834, lâché par Lacor­daire et Mon­talem­bert (après de vains efforts pour l’en détourn­er) avait pour­suivi son com­bat, créé son pro­pre jour­nal, Le Peu­ple con­sti­tu­ant (saisi après la répres­sion de juin 1848), et après avoir opté pour les social­istes s’é­tait fait élire député.
Un autre prêtre influ­ent est l’ab­bé Dupan­loup, ex-pré­cep­teur des fils de Louis-Philippe (choix de la pieuse reine Amélie), con­nu aus­si pour avoir ramené, à la fin de sa vie en 1838, Tal­leyrand à la religion.
Ce catholique libéral bien que lié à Mon­talem­bert n’avait pas approu­vé toute sa cam­pagne pour la lib­erté de l’en­seigne­ment. Attaché à la tra­di­tion gal­li­cane, Dupan­loup restera très pop­u­laire. Admis en 1854 à l’A­cadémie française il sera élu député en 1871.
À l’in­verse un fort courant ultra­mon­tain tra­verse l’Église, ani­mé par la fougueuse per­son­nal­ité de Louis Veuil­lot dans son jour­nal L’Univers. 

(A 5) Réparons ici un oubli (du précé­dent arti­cle) con­cer­nant Vic­tor Schoelch­er, sous-secré­taire d’É­tat à la Marine dans le gou­verne­ment pro­vi­soire de févri­er 1848, célèbre pour avoir pré­paré le décret d’abo­li­tion de l’esclavage dans les colonies français­es, pro­mul­gué le 27 avril, suivi en novem­bre du décret faisant des anciens esclaves des citoyens à part entière de la IIe République.
Rap­pelons com­ment son ami Vic­tor Hugo ren­dra compte de l’événe­ment dans Choses vues :
” La procla­ma­tion de l’abo­li­tion de l’esclavage se fit à la Guade­loupe avec solen­nité. Au moment où le gou­verneur procla­mait l’é­gal­ité de la race blanche, de la race mulâtre et de la race noire, il n’y avait sur l’estrade que trois hommes, représen­tant pour ain­si dire les trois races : un blanc, le gou­verneur, un mulâtre qui lui tenait le para­sol et un nègre qui lui tenait son chapeau. ”

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