Souvenir polytechnicien

Dossier : ExpressionsMagazine N°540 Décembre 1998Par Gabriel PÉRIN (37)

C’é­tait au soir d’une action cap­i­tale. Un de mes cama­rades de salle et moi-même avions décidé de man­i­fester notre esprit d’indépen­dance et notre sens de la geste héroïque — dont aucun de nos cocons d’ailleurs ne doutait — en faisant le “bêta”. Choix opéra­tionnel : la fenêtre située der­rière l’am­phithéâtre de physique. Choix du temps : entre le mag­nan du soir et l’ex­tinc­tion des feux. Choix de l’u­ni­forme : vareuse d’in­térieur dont la par­tie gauche por­tant les bou­ton­nières est repliée sur sa lisière de façon à cacher les bou­tons dorés de la par­tie droite. (Cela n’é­tait pas très élé­gant mais le but était de pass­er inaperçu dans les rues et de se faire aus­si gris la nuit que les chats de Paris.)

Au départ l’exé­cu­tion révéla l’ex­cel­lence de notre for­ma­tion mil­i­taire car mon cama­rade et moi atter­rîmes en douceur au pied du mur d’as­saut et du tuyau qui, mal­gré un coude har­di sur une cor­niche, nous avait heureuse­ment indiqué la ver­ti­cale. Nous devions nous retrou­ver au même endroit une heure plus tard pour l’opéra­tion réciproque, le bêta étant par nature une trans­for­ma­tion réversible.

Ma folle équipée me con­duisit jusqu’à la place Saint-Augustin et je décidai, la soirée étant assez douce, de ren­tr­er par l’au­to­bus. On péné­trait en ce temps dans les bus parisiens par une plate-forme arrière ouverte à tous les vents et je choi­sis d’y rester, debout, en m’ap­puyant sur le garde-fou.

Je me sen­tais léger comme un col­légien faisant l’é­cole buis­son­nière quand tout à coup mon sang -, ain­si aurait dit Alphonse Allais -, ne fit pas dix tours, n’en fit par cinq, n’en fit pas deux ; mon sang ne fit qu’un tour… Le bus venait de s’ar­rêter et par­mi les voyageurs du flux mon­tant… — j’en trem­ble encore aujour­d’hui — par­mi les voyageurs du flux mon­tant… le général com­man­dant l’É­cole en civ­il, lui-même, en per­son­ne, en chair et en os… Je le recon­nus vite, bien qu’il ne portât pas son képi à feuilles de chêne, avec sa mous­tache pas très con­va­in­cante, son lorgnon, son air un peu bougon qui cachait en fait un car­ac­tère très ouvert et éminem­ment sympathique.

Je décidai aus­sitôt de descen­dre dès qu’il aurait pénétré, comme le devait sa dig­nité de général, vers les places assis­es de l’in­térieur. Mais non. Il fai­sait doux et le général choisit de rester sur la plate-forme, juste à côté de moi ou plutôt der­rière moi car je m’é­tais rejeté vers l’ex­térieur, lui tour­nant le dos et me plaquant autant que je le pou­vais sur la main courante.

Je le sen­tais tout proche. Je l’en­tendis tou­s­sot­er, fouiller ses poches pour en extraire ses tick­ets, puis tir­er son mou­choir et essuy­er ses ver­res. Soudain, pen­dant le par­cours le bus eut un petit prob­lème de cir­cu­la­tion et fit une embardée qui pro­je­ta les uns con­tre les autres les voyageurs de la plate-forme non appuyés au garde-fou. Alors le général me bous­cu­la assez vio­lem­ment… et me présen­ta ses excuses…

Sa présence près de moi avait fait naître en mon âme, depuis au moins deux sec­tions d’au­to­bus, des sen­ti­ments ardents de mili-fana. Et main­tenant ces excus­es si cour­tois­es, si civiles, à l’adresse d’un mau­vais garçon mal habil­lé, et qui n’en était pas digne, assez plouc pour rester cloué sur sa ram­barde, ne pou­vaient que porter mon ent­hou­si­asme jusqu’au délire. Je me sen­tis soudain comme en état d’ivresse, avec une envie folle de me retourn­er brusque­ment et de crier : “Chic au géné !”… Finale­ment je ne l’ai pas fait et je crois avoir eu rai­son car cela aurait plutôt com­pliqué les choses.

Il y avait dans cette sit­u­a­tion tous les élé­ments d’un drame voué à une issue fatale, c’est-à-dire quinze jours de soli­tude angois­sée dans un som­bre casert, sous les combles du Jof­fre. Heureuse­ment le ciel préféra le genre comédie qui finit bien. À l’ar­rivée dans le Quarti­er latin mon ange gar­di­en s’en­ten­dit avec celui du général pour insuf­fler à ce dernier une soif de Templier.

Il descen­dit brusque­ment boule­vard Saint-Michel en quête d’un verre de bière, ou plutôt, grandeur oblige, d’un verre de Man­darin. Ain­si me lais­sa-t-il maître du ter­rain ! Je pus descen­dre à mon tour en toute tran­quil­lité près de l’É­cole et retrou­ver mon cama­rade au pied du mur d’as­saut et du tuyau ver­ti­cal. Quelques min­utes plus tard nous étions tous deux à l’ap­pel du soir au garde-à-vous près de notre lit, en essayant, pour ne pas éveiller les soupçons de l’ad­ju­dant, de pren­dre un air aus­si hagard que celui de nos cocons qui venaient, en étude, d’ab­sorber cha­cun vingt pages de Platrier.

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