Vive l’École polytechnique : le destin de Robert Dautray (49)

Dossier : ExpressionsMagazine N°626 Juin/Juillet 2007
Par Bernard ESAMBERT (54)

Vive l’É­cole poly­tech­nique qui per­met à des des­tins comme celui de Robert Dau­tray (49) de s’ac­com­plir. Nous étions quelques-uns à con­naître une légende que nous nous racon­tions sous le bois­seau avec recueille­ment : celle d’un berg­er qui avec la com­plic­ité de quelques enseignants inté­gr­erait suc­ces­sive­ment, en qual­ité de major, les Arts et Métiers et l’X, pour décou­vrir quelques années plus tard les mys­tères de la bombe H. Bref, une très belle his­toire d’as­censeur social, exem­plaire par la dénivelée qu’elle aurait fait franchir en quelques petites décen­nies à un gamin que tout con­damnait à une car­rière anonyme. 

Cette légende s’est faite verbe dans l’ou­vrage que Robert Dau­tray a fait paraître chez Odile Jacob : Mémoires (Du Vél d’Hiv à la bombe H). Et la réal­ité est encore une fois plus belle que la légende. L’au­teur y racon­te son enfance et son ado­les­cence dans cette France occupée puis libérée d’une oppres­sion dont il fail­lit être une bien jeune vic­time. Ce livre ne doit pas se lire comme un des­tin d’homme ayant eu au départ tous les hand­i­caps, mais comme un hymne d’amour à des par­ents et à une nation qui fera de lui un Français de cœur, d’e­sprit et de rai­son. Qu’on en juge. 

Men­acé par les rafles dès 1941, car fils de deux par­ents immi­grés, Robert Dau­tray attein­dra, grâce à sa mère, la zone libre où il trou­vera la paix de la nature pen­dant que son père, resté à Paris, sera déporté et dis­paraî­tra à Auschwitz. Et il est dif­fi­cile de ne pas se laiss­er sub­merg­er par l’é­mo­tion, en lisant le réc­it de cette famille détru­ite par la cru­auté d’une époque où rég­nait la folie du nazisme. Par la grâce d’une famille mérid­ionale, le jeune Robert devient un berg­er qui appré­cie son nou­v­el envi­ron­nement, ce qui nous vaut quelques très belles pages sur la terre du trou­peau et le ciel des astres, où perce la curiosité de celui chez qui naît une pas­sion qui ori­en­tera bien plus tard un nou­veau développe­ment de sa carrière. 

C’est alors que com­mence le sec­ond livre de l’ou­vrage, qui en com­porte plusieurs, sur l’amour de la sci­ence. Ou plutôt l’amour de la sci­ence et de la tech­nolo­gie, tant les deux sont intime­ment liées dans l’e­sprit de l’auteur. 

Robert Dau­tray pré­pare les Arts et Métiers dont il passe, en blouse bleue, bril­lam­ment le con­cours en audi­teur libre. Il y apprend les savoirs et les savoir-faire pour fab­ri­quer des machines et des char­p­entes, et surtout il décou­vre le milieu des com­pagnons et de la fra­ter­nité du tra­vail. Peu de temps après, sous la pres­sion de l’un de ses pro­fesseurs, il intè­gre l’X, dont il igno­rait l’ex­is­tence quelques mois aupar­a­vant, où ses nou­veaux condis­ci­ples le frap­pent par leur cul­ture, qu’il ne met pas longtemps à égaler. Ses pro­fesseurs lui ouvrent les portes de la Sci­ence, et guidé par ses maîtres, il com­mence à soulever un coin du voile, selon l’ex­pres­sion d’E­in­stein. Dès lors, la sci­ence accom­pa­g­née de la tech­nique (qu’il a appris à con­juguer grâce à sa dou­ble for­ma­tion) devient une com­pagne exigeante dont il faut sur­veiller les usages dévoyés. C’est ain­si qu’il plaidera plus tard avec vigueur pour un ren­force­ment des moyens et des pou­voirs de l’AIEA, et en faveur d’un puis­sant effort de recherche sur l’ef­fet de serre. 

À sa sor­tie de l’X, il se fait détach­er très rapi­de­ment du Corps des Mines dont il appré­cie la taille humaine, pour entr­er dans le nucléaire où il défini­ra les con­cepts du con­trôle-com­mande et de la sta­bil­ité des chaudières nucléaires. Un pre­mier suc­cès appelant des tâch­es plus com­plex­es, il se voit chargé d’établir le cahi­er des charges sci­en­tifiques du pre­mier réac­teur à haut flux de neu­trons, puis de le con­stru­ire. C’est alors que dans l’an­ticham­bre de la DAM sous la pres­sion d’un ardent patri­o­tisme, il com­mence à étudi­er la théorie de la bombe ther­monu­cléaire pour pren­dre ensuite les rênes sci­en­tifiques de ce programme. 

La réus­site de la cam­pagne d’es­sai de 1968 lui per­me­t­tra, écrit-il avec mod­estie, d’éprou­ver la sat­is­fac­tion de celui qui a su coor­don­ner de nom­breuses équipes pour dot­er notre pays de la bombe H. Dès lors les étapes s’en­chaî­nent : minia­tur­i­sa­tion des armes nucléaires, direc­tion sci­en­tifique de la DAM, puis du CEA ; Haut-Com­mis­sari­at à l’Én­ergie atom­ique, tan­dis qu’il déchiffre la stratégie sci­en­tifique des lasers, des machines à cal­culer, du spa­tial ; qu’il décline les math­é­ma­tiques util­isées avec une incroy­able adapt­abil­ité pour exprimer la physique fon­da­men­tale (domaine dans lequel il écrira avec J.-L. Lions une somme qui sert de brévi­aire aux physi­ciens des particules). 

L’A­cadémie des sci­ences lui ouvre ses portes, la vieille dame du quai Con­ti lui ayant organ­isé une élec­tion de maréchal. Il s’in­téresse aux déchets nucléaires, à l’ef­fet de serre bien avant d’autres. Nous créerons ensem­ble vers la fin des années qua­tre-vingt des DEA sur ce thème, quand je dévelop­perai une école doc­tor­ale à l’É­cole polytechnique. 

J’au­rai une autre occa­sion de mesur­er toute la palette des con­nais­sances sci­en­tifiques de l’au­teur quand, prési­dent du Con­seil d’ad­min­is­tra­tion de notre École, j’in­tro­duirai la biolo­gie dans le tronc com­mun des études. C’est à Robert Dau­tray que je deman­derai de super­vis­er la réduc­tion du vol­ume des autres enseigne­ments sci­en­tifiques, afin de faire de la place à cette nou­velle discipline. 

Le troisième livre réside dans les notes de l’au­teur. Elles lui sont de toute évi­dence chères dans le but de pré­cis­er sa pen­sée sur de nom­breux points, et com­por­tent de nom­breuses anec­dotes. Elles for­ment à elles seules un ouvrage qui mérite lec­ture et relec­ture. Un exem­ple par­mi d’autres : un lecteur atten­tif y trou­vera l’indi­ca­tion essen­tielle en physique quan­tique que notre monde est fait de proces­sus et non pas de « choses ». De proces­sus qui décrivent toutes les évo­lu­tions pos­si­bles et expri­ment toutes les pro­priétés d’un atome, d’une particule. 

Mais le qua­trième et prin­ci­pal livre est tout autre. Il décrit les con­vic­tions d’un homme qui ne se réduit pas à une car­rière. Pour l’au­teur, le rôle que l’on tient dans la vie est fait d’amour des autres, de leur ren­con­tre, de l’élan, de l’én­ergie avec lesquels on respecte la dig­nité d’un être humain quel qu’il soit ; de lucid­ité pour com­pren­dre et saisir la main que l’on vous tend. C’est à l’X que ses pro­fesseurs et ses cama­rades le révélèrent ain­si à lui-même. Mais cette dernière par­tie est aus­si un hymne à une nation, la France qui, par ses valeurs offertes à l’in­tel­li­gence et à la sen­si­bil­ité des hommes, a su sus­citer chez lui un amour, une pas­sion, qui valent bien toutes les lois du sol et du sang. L’X en est pour lui une éma­na­tion qu’il con­vient de respecter. Il appar­tien­dra à d’autres de dire ce qu’il doit en tant que « gadz’arts » à une autre grande école d’ingénieurs. 

On aura com­pris qu’il faut impéra­tive­ment lire ce réc­it de celui qui a eu notam­ment la respon­s­abil­ité de la sci­ence dans le domaine nucléaire tout en restant pro­fondé­ment humain.

Commentaire

Ajouter un commentaire

Georges SANANESrépondre
15 octobre 2011 à 10 h 19 min

Patronyme
Bon­jour,
Pou­vez-vous m’indi­quer quand le nom DAUTRAY a rem­placé celui de KOUCHELEVITZ. (cf le livre de A. PEYREFITTE “Le mal français”
Cordialement
G.S.

Répondre