De Bernanos à Camus

Dossier : ExpressionsMagazine N°549 Novembre 1999Par Gérard PILÉ (41)

Si Bernanos est un enfant de son siè­cle, blessé en pro­fondeur par la bar­barie et le déchaîne­ment des forces meur­trières, il en va de même pour Camus souf­frant d’un douloureux éton­nement devant la puis­sance du mal sur la terre. En quête pathé­tique de sens, il jette sur la lib­erté humaine un autre regard, celui d’un agnos­tique (A1) s’in­ter­ro­geant sur le sens de sa vie, lut­tant pour dépass­er l’équili­bre impos­si­ble entre le sen­ti­ment de l’ab­surde et la révolte con­tre le non-sens :

J’ai vécu le nihilisme, la con­tra­dic­tion, la vio­lence mais dans le même temps, j’ai salué le pou­voir de créer et l’hon­neur de vivre…
Accepter l’ab­sur­dité de tout ce qui nous entoure est une étape, une expéri­ence néces­saire, ce ne doit pas devenir une impasse.
Elle sus­cite une révolte qui peut être féconde…

Si Camus doit d’abord sa célébrité à ses romans et ses drames (L’É­tranger, La Peste…, Caligu­la, Les Justes), sa for­ma­tion philosophique et ses goûts en font aus­si (dans une mesure essen­tielle à nos yeux) un essay­iste d’a­vant-garde, puisant méthodique­ment aux sources uni­verselles du savoir une approche des prob­lèmes de son temps, dans des reg­istres et une écri­t­ure qui lui sont pro­pres. Ses pre­mières réflex­ions lui inspirent Le Mythe de Sisyphe (1942), sorte de manuel du non-sens, déblayant le ter­rain, en pro­logue à une fresque ultérieure magis­trale : L’Homme révolté (1951), vaste panora­ma his­torique dégageant notam­ment les liens étroits entre les errances con­tem­po­raines et les divers­es ten­ta­tives idéologiques au XIXe siè­cle de “renat­u­ral­i­sa­tion” de l’homme en réponse à ce qu’on a appelé “la mort de Dieu” : hégélian­isme, marx­isme, nietzschéisme.

En défini­tive, les deux écrivains, par des chem­ine­ments dif­férents, font un même diag­nos­tic, mènent un même com­bat, s’élèvent l’un et l’autre à la Libéra­tion con­tre la vision manichéenne pré­valant à l’époque, opposant le marx­isme inter­na­tion­al­iste pré­ten­du “libéra­teur” aux dic­tatures nation­al­istes alors anéanties. Camus n’hésite pas à dénon­cer leur étroite par­en­té idéologique comme leur com­plic­ité historique.

L’op­tion poli­tique prise par Camus est désor­mais claire.

Entre la jus­tice incar­née par l’URSS et la lib­erté incar­née par l’Oc­ci­dent, je choi­sis la lib­erté car même si la jus­tice n’est pas réal­isée, la lib­erté préserve le pou­voir de protes­ta­tion con­tre l’in­jus­tice et sauve la communication.

L’Homme révolté déclenche une vio­lente polémique à droite et surtout à gauche où il essuie les foudres de Jean-Paul Sartre pour qui l’ex­is­tence du bloc sovié­tique est une néces­sité de la stratégie révo­lu­tion­naire. D’ailleurs Camus n’avait-il pas déjà écrit dans Le Mythe de Sisyphe que l’ex­is­ten­tial­isme était un sui­cide philosophique, qu’il aboutis­sait en défini­tive à une théolo­gie sans dieu et une sco­las­tique dont il était inévitable qu’elle finisse par jus­ti­fi­er des régimes d’inquisition.

Sig­nalons incidem­ment que Gün­ter Grass (l’au­teur alle­mand bien con­nu de Le Tam­bour et dernier Nobel de lit­téra­ture) avait, de son pro­pre aveu, été très mar­qué dans sa jeunesse par la polémique entre Sartre et Camus, vouant à ce dernier une par­ti­c­ulière admiration.

Nous avons été frap­pés par la com­plé­men­tar­ité des écrits de Bernanos et Camus. S’en­richissant mutuelle­ment, ils représen­tent (à nos yeux du moins) ce que la pen­sée française a offert de mieux au monde vers le milieu de ce siè­cle. C’est pourquoi, au risque d’alour­dir un exposé déjà long, on a pris le par­ti d’y adjoin­dre quelques extraits de L’Homme révolté, texte majeur dévelop­pant une réflex­ion très ferme et argu­men­tée sur le sujet. Entre lib­erté et révolte se répon­dant l’une à l’autre, l’in­ter­dépen­dance est étroite : Bernanos avait de son côté vécu douloureuse­ment les ten­sions et dilemmes posés à une con­science chré­ti­enne par l’e­sprit de révolte, inhérent à sa nature, en com­pre­nait toutes les man­i­fes­ta­tions, les réac­tions instinc­tives comme les excès et dérives : fasciné par la per­son­nal­ité de Luther, il lui avait con­sacré quelques pages admirables de péné­tra­tion psy­chologique et de fra­ter­nité humaine.

Quelques mises au point

1) Il importe de remar­quer que Camus (comme Bernanos, par­lant de ces “grands Alle­mands”) se garde de faire de Hegel et Marx les boucs émis­saires des folles expéri­ences total­i­taires. Ils n’au­raient sans doute pas désavoué le juge­ment de Simone Weil (dans Oppres­sion et Lib­erté) :

Marx le pre­mier et sauf erreur le seul… a eu la dou­ble pen­sée de pren­dre la société comme fait humain fon­da­men­tal et d’y étudi­er comme le physi­cien dans la matière, les rap­ports de forces. C’est là une idée de génie, ce n’est pas une doctrine.

Ces derniers mots éton­nam­ment justes vont à l’essen­tiel d’une cri­tique sim­ple­ment formelle de la pen­sée de Marx. Visant le savoir absolu à par­tir d’un con­stat d’or­dre relatif : (Le Cap­i­tal est avant tout un mar­ty­rologe de la con­di­tion ouvrière), elle fait fi de la mod­estie et des exi­gences cri­tiques req­ui­s­es par toute quête sci­en­tifique. L’er­reur man­i­feste des suc­cesseurs de Marx est de s’être bornés à dog­ma­tis­er une pen­sée qui n’é­tait à tout pren­dre, sous son masque pseu­do-sci­en­tifique, qu’un sin­guli­er cock­tail entre :

  • d’un côté la révolte con­tre l’asservisse­ment, la volon­té de ratio­nal­ité et de jus­tice socio-économique (légitimes en soi),
  • de l’autre l’athéisme jugé une évi­dence absolue — le pro­grès automa­tique par le développe­ment des forces de pro­duc­tion, l’ex­al­ta­tion démi­urgique de la sci­ence et de la tech­nique, autant d’emprunts à la mytholo­gie du XIXe siècle.


S’il est vrai que les idéolo­gies sont com­muné­ment portées à se décern­er le label “sci­en­tifique”, de se présen­ter comme telles pour séduire et con­va­in­cre les mass­es, la palme de cette pré­ten­tion revient sans con­teste au marx­isme, toutes chapelles con­fon­dues. Sait-on que la pub­li­ca­tion des œuvres com­plètes de Marx en URSS a dû être inter­rompue dans les années 1930 pour diver­gences et con­tra­dic­tions fla­grantes non seule­ment avec le cours de l’his­toire mais surtout avec l’ortho­dox­ie de la doc­trine alors enseignée ?

2) Répon­dons par ailleurs à l’ob­jec­tion suivante :

Pourquoi tant nous attarder sur les orig­ines et l’e­sprit des total­i­tarismes mod­ernes ayant jeté l’om­bre du déshon­neur sur notre siè­cle, lequel, fort heureuse­ment, paraît s’en être vac­ciné ? Un sage proverbe (chi­nois sans doute) ne dit-il pas que : Pour mieux con­stru­ire l’avenir, il faut oubli­er le passé ?

Sans doute est-ce néces­saire pour ren­dre pos­si­bles les réc­on­cil­i­a­tions, mais ne dis­pense pas du devoir de pru­dence con­sis­tant à en tir­er les leçons. Con­traire­ment à un préjugé assez com­mun le réex­a­m­en du passé provoque l’avenir à se construire.

Ne s’ag­it-il pas tout d’abord de déjouer les manip­u­la­tions et dénon­cer les con­tre­sens d’in­ter­pré­ta­tion pour mieux exercer ensuite la vig­i­lance face à d’éventuels retours plus ou moins insidieux.

L’ex­em­ple et la leçon don­nés à cet égard par Bernanos et Camus ne doivent pas être per­dus. Ils avaient l’un et l’autre une per­cep­tion en pro­fondeur de l’his­toire, et savaient que les sit­u­a­tions de crise opéraient comme des révéla­teurs du meilleur et du pire dont les hommes étaient capa­bles. Ils savaient à quel point le présent étendait ses racines dans l’imag­i­naire du passé… Par-dessus tout, ils étaient vis­cérale­ment attachés à la sauve­g­arde salu­taire de larges espaces de lib­erté, de non-con­formisme, de résis­tance à une pen­sée unique, portée à faire le vide autour d’elle.

Il est peu con­testable que, dans leur pho­bie vis­cérale des lib­ertés, les total­i­tarismes ont cru et voulu résoudre des prob­lèmes immé­mo­ri­aux d’or­dre méta­physique et exis­ten­tiel, par la voie men­songère et bru­tale con­sis­tant d’abord à les nier, ensuite à les supprimer.

Suf­fit-il cepen­dant de voir claire­ment ce à quoi nous avons échap­pé, pour céder à la ten­ta­tion de class­er ces expéri­ences par­mi les essais mal­heureux, les ” acci­dents de par­cours ” de l’his­toire, au pré­texte que celle-ci ne se repro­duit jamais à l’i­den­tique. Il est en effet per­mis de douter que l’in­tel­li­gence de la réal­ité total­i­taire soit réductible à quelques idées sim­ples comme plusieurs essais his­toriques récents pour­raient le sug­gér­er, notamment :

— l’il­lu­sion d’une marche vers une société par­faite, sans class­es, dont la séduc­tion résiste mal à l’im­age des réal­ités, à la fatigue d’un dis­cours incan­ta­toire : un moment arrive où le patient espoir fait place à la déception ;

— la capac­ité éton­nante de survie des sys­tèmes poli­tiques met­tant en œuvre un appareil coerci­tif et de répres­sion d’une effi­cac­ité redoutable.

Ces expli­ca­tions n’a­joutent guère à ce qui est bien con­nu (A2) et même prophétisé depuis longtemps (pen­sons ici, par exem­ple, aux aver­tisse­ments d’Ayn Rand), lais­sent une impres­sion d’in­com­plé­tude, de crainte de franchir un autre seuil d’ex­pli­ca­tion : les symp­tômes clin­iques observés dans les sociétés total­i­taires ne cor­re­spondraient-ils pas à une forme vio­lente, suraiguë du mal rongeant depuis l’o­rig­ine l’âme humaine, révoltée con­tre le mys­tère d’iniq­ui­té pesant sur sa con­di­tion, à com­mencer par le scan­dale des inno­centes vic­times de la malig­nité humaine (phénomène non seule­ment uni­versel, mais par exten­sion cos­mique, si l’on pense aux mal­heureuses vic­times des cat­a­clysmes dits “naturels” provo­qués par une créa­tion elle-même en mal d’enfantement).

Écou­tons ici un instant Bernanos qui n’avait pas l’habi­tude de trav­e­s­tir ses convictions :

La force et la faib­lesse des dic­ta­teurs est d’avoir fait un pacte avec le dés­espoir des peu­ples… Ce pacte est pré­cisé­ment celui de Satan. Les peu­ples ont fait de leur dés­espoir un dieu et ils l’adorent… Le signe fatal c’est qu’on a traité M. Hitler comme un demi-dieu, que des mil­lions d’êtres se soient don­nés à lui corps et âmes, atten­dent de lui leur rédemption.

De son côté, mais après la guerre, un prélat polon­ais, Karol Wojty­la, le futur Jean-Paul II, dont on ne saurait met­tre en doute l’ex­péri­ence du com­mu­nisme, n’avait pas craint de dire qu’on ne pou­vait rien com­pren­dre à Karl Marx et Jean-Paul Sartre si on n’avait pas lu le IIIe chapitre de la Genèse sur la déchéance de l’homme dans le péché originel.

Lais­sons aux autorités religieuses leurs pro­pres “grilles de lec­ture” de l’his­toire diront cer­tains, mais que répon­dre à d’autres voix, celles-là bien laïques, avançant une expli­ca­tion ana­logue, quelque peu maquil­lée il est vrai. C’est ain­si que le pro­fesseur Alain Besançon (A3) s’in­téres­sant en sa qual­ité d’his­to­rien au phénomène total­i­taire, très frap­pé par la con­cor­dance de témoignages (ayant valeur à ses yeux de matéri­aux his­toriques), a été amené, au risque des rail­leries de ses con­frères, à avancer très sérieuse­ment l’hy­pothèse de la présence agis­sante dans le monde d’une tran­scen­dance néga­tive, autrement dit, n’ayons pas peur ici des mots, du “prince de ce monde”.

Quel dis­cours vrai­ment sci­en­tifique peut-on hon­nête­ment tenir sur le mal et ses orig­ines ? Aucun. Alors, de grâce, ne reje­tons pas au moins l’idée d’une réal­ité “méta­physique” au-delà de ce qui nous est don­né de connaître.

N’est-il pas sin­guli­er que les “sci­ences humaines” n’aient pas encore vrai­ment tiré la leçon du fait que les sci­ences “dures” elles-mêmes se recon­nais­sent ultime­ment sub­jec­tives, savent qu’il y a dans le réel un élé­ment glob­al­isant qui leur est à jamais insai­siss­able… mais c’est là un tout autre sujet.

Hegel vu par Albert Camus dans L’Homme révolté

Camus insiste sur l’en­racin­e­ment de la pen­sée de Hegel dans notre pro­pre histoire.
Il se livre d’abord à une longue analyse de l’idéolo­gie poli­tique léguée par le XVIIIe siè­cle français, qui trou­ve son expres­sion la plus pure et utopique dans le Con­trat social de Rousseau, ébauche d’un livre de droit ne s’ap­puyant sur aucune don­née sociologique.
 
Ce nou­v­el évangile de la foi civile, aube d’une nou­velle reli­gion, n’est-il pas scan­dé par les mots “absolu”, “sacré”, “invi­o­lable”, “égal­ité” où “la per­son­ne poli­tique dev­enue sou­veraine y est définie comme une per­son­ne divine”.
C’est l’idée de volon­té générale qui a frap­pé Hegel. Il y a une cer­taine tran­scen­dance de celle-ci sur les volon­tés indi­vidu­elles et le fait de con­sid­ér­er l’É­tat comme volon­té est pour Hegel la grande décou­verte de Rousseau.
Hegel a vu claire­ment que la Révo­lu­tion française voulait délivr­er l’homme de l’ir­ra­tionnel et con­sid­érait que seule la rai­son uni­verselle était en mesure de rassem­bler les hommes…
Hegel a voulu con­tin­uer l’œu­vre de la Révo­lu­tion française en sup­p­ri­mant les caus­es de son échec, il a cru dis­cern­er que la Ter­reur (… “où les échafauds appa­rais­sent comme les autels de la rai­son”…) était con­tenue d’a­vance dans l’ab­strac­tion des principes jacobins.
… À la rai­son uni­verselle, mais abstraite de Saint-Just et Rousseau1, la pen­sée alle­mande a donc fini par sub­stituer une notion moins arti­fi­cielle mais aus­si plus ambiguë : l’u­ni­versel con­cret, la rai­son jusqu’i­ci planait au-dessus des phénomènes. La voici désor­mais incor­porée au fleuve des événe­ments his­toriques qu’elle éclaire en même temps qu’elle lui donne un corps.
… À la pre­mière étape de sa dialec­tique, Hegel affirme que la mort étant le lieu com­mun entre l’homme et l’an­i­mal c’est en l’ac­cep­tant et même en la voulant que le pre­mier se dis­tingue du sec­ond. L’homme est iden­ti­fié à la mort vio­lente, ce désir prim­i­tif et forcené qui se con­fond avec la volon­té d’être.
L’être qui cherche à obtenir la con­science hégéli­enne naît dans la gloire dure­ment acquise d’une volon­té col­lec­tive. L’his­toire entière des hommes n’est en tout cas qu’une longue lutte à mort pour la con­quête du pres­tige uni­versel et de la puis­sance absolue. Elle est par elle-même impérialiste…
Avec Hegel, philosophe napoléonien, com­mence le temps de l’efficacité.
Seuls un dieu ou un principe au-dessus du maître et de l’esclave pou­vaient s’in­ter­pos­er jusque-là et faire que l’his­toire des hommes ne se résume pas seule­ment à l’his­toire de leurs vic­toires et de leurs défaites.
L’ef­fort de Hegel, puis des hégéliens, a été au con­traire de détru­ire de plus en plus toute tran­scen­dance et toute nos­tal­gie de la tran­scen­dance. Bien qu’il y ait infin­i­ment plus chez Hegel que chez les hégéliens de gauche, qui finale­ment ont tri­om­phé de lui, il four­nit cepen­dant, au niveau de la dialec­tique du maître et de l’esclave, la jus­ti­fi­ca­tion déci­sive de l’e­sprit de puis­sance au XXe siè­cle : le vain­queur a tou­jours raison.
… Le vis­age de Hegel qui réap­pa­raît dans le com­mu­nisme russe a été remod­elé suc­ces­sive­ment par David Strauss, Bruno Bauer, Feuer­bach (A4), Marx…, lui seul nous intéresse ici puisque lui seul a pesé sur l’his­toire de notre temps. Si Niet­zsche et Hegel ser­vent d’al­i­bis aux maîtres de Dachau et de Kara­gan­da, cela ne con­damne pas toute leur philoso­phie mais cela laisse soupçon­ner qu’un aspect de leurs pen­sées ou de leur logique pou­vait men­er à ces ter­ri­bles confins.
… Les philosophes sont rarement lus avec intel­li­gence mais avec les pas­sions qui, elles, ne se réc­on­cilient pas…
Hegel n’a pu empêch­er ceux qui l’ont lu avec une angoisse qui n’é­tait pas méthodique, dans une Europe déjà déchirée par l’in­jus­tice, de se trou­ver jetés dans un monde sans inno­cence et sans principes, dans ce monde dont Hegel dit juste­ment qu’il est en lui-même un péché puisqu’il est séparé de l’e­sprit… Com­ment vivre alors, com­ment sup­port­er, quand l’ami­tié est pour la fin des temps, la seule issue est de créer la règle, les armes à la main. Ceux qui ont lu Hegel avec leur seule et ter­ri­ble pas­sion y ont puisé une philoso­phie du mépris et du dés­espoir se jugeant esclaves et seule­ment esclaves, liés par la mort au Maître absolu, au maître ter­restre par le fou­et. Cette philoso­phie de la mau­vaise con­science leur a appris seule­ment que tout esclave ne l’est que par le con­sen­te­ment et ne se libère que par un refus qui coïn­cide avec la mort.
Répon­dant au défi, les plus fiers d’en­tre eux se sont iden­ti­fiés tout entiers à ce refus et voués à la mort. Dire que la néga­tion est en elle-même un acte posi­tif jus­ti­fi­ait par avance toutes les sortes de néga­tion et annonçait le cri de Bak­ou­nine et Netchaïev (A5) : “Notre mis­sion est de détru­ire et non de construire.”
La vague fig­ure de Dieu qui chez Hegel se reflète dans “l’e­sprit du monde” ne sera pas dif­fi­cile à effac­er. De la for­mule ambiguë de Hegel “Dieu sans l’homme n’est pas plus que l’homme sans Dieu”, ses suc­cesseurs vont tir­er des con­séquences décisives…
… Le cynisme, la divin­i­sa­tion de l’his­toire et de la matière, la ter­reur indi­vidu­elle ou le crime d’É­tat, ces con­séquences démesurées vont alors naître toutes armées d’une équiv­oque con­cep­tion du monde qui remet à la seule his­toire le soin de pro­duire les valeurs et la vérité.
… Fonder la divinité sur l’His­toire est fonder para­doxale­ment une valeur absolue sur une con­nais­sance approximative.
Quelque chose d’éter­nelle­ment his­torique est une con­tra­dic­tion dans les termes…
Si rien ne peut se con­cevoir claire­ment avant que la vérité, à la fin des temps, ait été mise au jour, toute action est arbi­traire, la force finit par régn­er. “Si la vérité est incon­cev­able (s’écri­ait Hegel), il faut forg­er des con­cepts incon­cev­ables”… Mais pour être reçu, il (un tel con­cept) ne peut compter sur la per­sua­sion qui est de l’or­dre de la vérité, il doit finale­ment être imposé…
Une pareille pré­ten­tion ne peut entraîn­er que deux atti­tudes : ou la sus­pen­sion de toute affir­ma­tion jusqu’à l’ad­min­is­tra­tion de la preuve, ou l’af­fir­ma­tion de tout ce qui dans l’his­toire sem­ble voué au suc­cès, la force en pre­mier lieu… On ne com­prend pas la pen­sée révo­lu­tion­naire du XXe siè­cle, si on nég­lige le fait que, par une for­tune mal­heureuse, elle a puisé une grande par­tie de son inspi­ra­tion dans une philoso­phie de con­formisme et de l’op­por­tunisme. La vraie révolte n’est pas mise en cause par les per­ver­sions de cette pensée…
Rien ne peut décourager l’ap­pétit de divinité au cœur de l’homme… Après tout, l’his­toire qui n’est pas encore arrêtée laisse entrevoir une per­spec­tive qui pour­rait être celle du sys­tème hégélien, mais pour la sim­ple rai­son qu’elle est pro­vi­soire­ment traînée sinon con­duite par les fils spir­ituels de Hegel…
Quand le choléra emporte en pleine gloire Hegel, tout est en ordre pour ce qui va suiv­re. Le ciel est vide, la terre livrée à la puis­sance sans principes, ceux qui ont choisi de tuer et ceux qui ont choisi d’asservir vont suc­ces­sive­ment occu­per le devant de la scène, au nom d’une révolte détournée de sa vérité.

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1. Étrange et para­dox­al voisi­nage quand on sait les sen­ti­ments de l’au­teur du Con­trat social pour qui : Rien d’i­ci-bas ne mérite d’être acheté du sang humain.

Commentaires

À l’ini­tia­tive et sous l’im­pul­sion de Hegel, la philoso­phie, qui se voulait tra­di­tion­nelle­ment “sagesse”, bon appren­tis­sage de la rai­son, se décou­vre (après la sévère cri­tique kanti­enne) un nou­v­el absolu : l’his­toire lim­itée à ses hori­zons humains, sous­traite “au ciel”, rapetis­sée au théâtre de ses antag­o­nismes, de ses vio­lences et injustices…

En un mot, la philoso­phie se dévoie, se méta­mor­phose en idéolo­gie, mode de pen­sée rad­i­cale­ment dif­férent, faisant plutôt fig­ure, si l’on en juge par ses man­i­fes­ta­tions dans l’his­toire, de mal­adie récur­rente de l’âme : l’homme se décou­vre ou se veut seul, estime n’avoir plus de comptes à ren­dre qu’à lui-même, en créant ses pro­pres valeurs, en réin­ven­tant de nou­veaux dogmes tangibles.

Un telle con­fu­sion des gen­res, entre philoso­phie et idéolo­gie, large­ment amor­cée par Hegel, cul­mine avec Marx et ses suc­cesseurs, rebon­dit avec Niet­zsche, précède les séismes du XXe siè­cle, sur des fon­da­tions mal pré­parées à y résister.

Reprenons, pour y réfléchir un instant, cette fameuse “réc­on­cil­i­a­tion”, han­tant l’e­sprit de Hegel qui la juge si pré­maturée et chimérique qu’il la ren­voie… “à la fin des temps” : que vaudrait en effet une “réc­on­cil­i­a­tion” dont l’his­toire enseigne qu’elle implique la soumis­sion du plus faible ?

Com­ment ne pas pro­test­er con­tre une telle démis­sion, une vision aus­si désen­chan­tée de l’homme désor­mais rivé à sa mau­vaise con­science érigée en mode de déter­mi­na­tion de l’his­toire, exi­lant l’e­spérance vers un hori­zon indéfini.
C’é­tait tourn­er la page d’une extra­or­di­naire aven­ture humaine, renier un mes­sage fidèle­ment trans­mis de généra­tion en généra­tion, enrac­iné dans la haute tra­di­tion biblique (qu’ex­al­tera chez nous Hugo dans La Légende des siè­cles ou ce “Théâtre d’hu­man­ité” cher à Péguy), celle d’hommes ayant eu une vision, autrement por­teuse de valeurs, de la vie et même de la mort.

N’en évo­quons ici qu’un exem­ple pour sa portée sym­bol­ique, celui de l’ex­tra­or­di­naire man­sué­tude de Joseph accueil­lant en Égypte ses frères crim­inels : Je vais pren­dre soin de vous et de vos enfants… À ses yeux la “réc­on­cil­i­a­tion” n’est pas remise aux cal­en­des, elle se veut au présent.

Pure folie que ce ren­verse­ment pré­con­isé par Hegel : réalis­er d’abord l’u­nité tem­porelle, en lais­sant ce soin aux États-nations, en clair : au jeu de leurs ambi­tions dom­i­na­tri­ces, voire hégémoniques.

Ne sou­ri­ons pas (sot­te­ment d’ailleurs) de ces esprits soi-dis­ant assez “attardés” pour penser que seul “le dia­ble”, le “prince du men­songe”, “l’ac­cusa­teur” (Apoc­a­lypse), ce recru­teur d’aux­il­i­aires jusque dans les sémi­naires… aux rus­es bis­cor­nues (comme de laiss­er croire qu’il n’ex­iste que dans l’imag­i­na­tion des hommes), pou­vait avoir ain­si sub­ver­ti un tel maître à penser.

Com­ment, ajouteraient-ils, notre trop zélé ten­ta­teur n’au­rait-il pas poussé ses pio­ns vers des cas­es stratégiques, à la faveur du désert spir­ituel où cam­paient alors les élites d’une Europe, toute bruis­sante du fra­cas des armes et des craque­ments de l’or­dre ancien ?

Retour à l’histoire

Comme on a pu s’en ren­dre gradu­elle­ment compte, Bernanos et Camus entre­ti­en­nent une com­plic­ité affec­tive avec l’his­toire, lieu par excel­lence de l’héritage col­lec­tif, sans cesse à réévaluer.

Camus l’ag­nos­tique, fasciné par les grands mythes grecs, héraut en son temps de la cul­ture méditer­ranéenne ne désavouait nulle­ment les apports fon­da­men­taux au chris­tian­isme, aux civil­i­sa­tions appelées à con­stru­ire l’Eu­rope au-delà de leurs divi­sions, faib­less­es voire aban­dons des chré­tiens eux-mêmes.

Exclu­ant sage­ment toute quête d’ab­solu, l’un et l’autre se refusent tout autant à n’y voir qu’un spec­tac­u­laire cortège d’hommes et d’événe­ments entre­croisés, une prob­lé­ma­tique de caus­es et d’ef­fets (et vice-ver­sa si l’on se sou­vient du pro­pos de Paul Valéry : Les hommes savent en général ce qu’ils font mais ne savent pas ce que fait ce qu’ils font). Ce qui cap­tive leur atten­tion c’est l’at­ti­tude des hommes envers ces événe­ments, la ten­sion qui s’établit entre leurs âmes et le monde.

Recon­nais­sons cepen­dant que de telles ten­ta­tives radio­scopiques dans l’é­pais­seur de l’his­toire ne sont plau­si­bles que dans la mesure où elles ne pren­nent avec elle qu’un min­i­mum de lib­ertés. Aus­si le moment est venu de renouer avec celle-ci, d’ad­met­tre avec les his­to­riens que son intel­li­gi­bil­ité repose en pre­mier lieu sur la saisie objec­tive des inten­tions et des actes des décideurs his­toriques, de ce qu’ils ont prémédité et de ce qui est advenu. Telle est en effet la man­i­fes­ta­tion la plus lis­i­ble de la lib­erté humaine à l’œu­vre dans l’his­toire, de l’ar­bi­trage auquel se livrent ses acteurs entre les “raisons” idéologiques et prag­ma­tiques, dans leurs rap­ports respec­tifs à la durée et aux circonstances.

Ce retour à l’his­toire fera l’ob­jet des deux prochains arti­cles placés sous un titre com­mun : “D’un siè­cle à l’autre (1848–1948)”.

Cet exer­ci­ce de mémoire dans la foulée de deux grands écrivains nous a paru par­ti­c­ulière­ment oppor­tun en cette fin de siè­cle où les pro­fondes muta­tions en cours poussent à suiv­re la ligne du moin­dre effort, la voie de la facil­ité : l’ou­bli du passé (quand ce n’est pas rejet pur et sim­ple pour cause de la vision toute néga­tive que l’on s’en fait parfois).

L’homme d’au­jour­d’hui, mar­qué par l’in­di­vid­u­al­isme tri­om­phant ne s’in­téresse éventuelle­ment au passé qu’en vue de réap­pro­pri­a­tions toutes per­son­nelles. Une telle dis­so­lu­tion s’avère vite néga­trice de civil­i­sa­tion qui ne peut se con­stru­ire qu’au prix d’ef­forts inces­sants pour sur­mon­ter ses pro­pres con­tra­dic­tions (tel est aujour­d’hui le grand défi jeté à la con­struc­tion européenne).

Dans la ligne des précé­dents pro­pos, il y sera beau­coup ques­tion de nos voisins alle­mands, leur his­toire, notam­ment intérieure, n’est le plus sou­vent con­nue en France que très super­fi­cielle­ment (la réciproque est d’ailleurs tout aus­si vraie). Sit­u­a­tion qui per­dure et nuit à une prise de con­science d’une com­mu­nauté de des­tin trop longtemps différée.

Annexes

(A1) Je ne crois pas en Dieu mais je ne suis pas athée pour autant… L’ex­is­tence humaine est une par­faite absur­dité pour qui n’a pas la foi en l’im­mor­tal­ité (Le Mythe de Sisyphe).
Il y aura bien­tôt quar­ante ans (en jan­vi­er 2000) qu’Al­bert Camus trou­vait bru­tale­ment la mort sur la route de Sens, ren­dez-vous pré­maturé et déroutant quand on sait que l’écrivain venu à Paris par le train, son bil­let retour dans la poche, avait malen­con­treuse­ment accep­té d’être recon­duit en voiture.
Camus et Bernanos se con­nais­saient et s’es­ti­maient mutuelle­ment, notam­ment à l’oc­ca­sion de la col­lab­o­ra­tion apportée par ce dernier au jour­nal Com­bat, créé par Camus à la Libéra­tion en mémoire de son groupe de Résis­tance. Rap­pelons l’ap­pré­ci­a­tion portée par Camus en 1939 sur son glo­rieux aîné de vingt-cinq ans :
Georges Bernanos est un écrivain deux fois trahi, si les hommes de droite le répu­di­ent pour avoir écrit que les assas­si­nats de Fran­co lui soule­vaient le cœur, les par­tis de gauche l’ac­cla­ment quand il ne veut point l’être par eux, car Bernanos est monar­chiste. Il l’est comme Péguy le fut et comme peu d’hommes savent l’être. Il garde à la fois l’amour vrai du peu­ple et le dégoût des formes démoc­ra­tiques, il faut croire que cela peut se con­cili­er. Et dans tous les cas, cet écrivain de race mérite le respect et la grat­i­tude de tous les hommes libres. Respecter un homme, c’est le respecter tout entier. Et la pre­mière mar­que de déférence que l’on puisse mon­tr­er à Bernanos con­siste à ne pas l’an­nex­er et à savoir recon­naître son droit à être monar­chiste. Je pense qu’il était néces­saire d’écrire cela dans un jour­nal de gauche.

“La pen­sée engagée”, Alger répub­li­cain du 4–7‑1939

(A2) Toute cette “logique” a été très bien perçue par Camus expli­quant (dans Actuelles II notam­ment) que le marx­isme péris­sait par la “déi­fi­ca­tion de Marx” et insis­tant sur le trait suiv­ant lourd de con­séquences : Ce qui définit la société total­i­taire de droite ou de gauche c’est d’abord le par­ti unique et le par­ti unique n’a aucune rai­son de se détru­ire lui-même. La seule société capa­ble d’évo­lu­tion et de libéral­i­sa­tion est celle de la plu­ral­ité des par­tis et des insti­tu­tions, elle seule per­met de dénon­cer l’in­jus­tice et le crime donc de les corriger…

(A3) On s’est référé ici au compte ren­du par le jour­nal­iste Gérard Leclerc d’un récent entre­tien avec Alain Besançon s’avouant impres­sion­né par la con­cor­dance de témoignages de rescapés des anticham­bres de la mort, camps ou pris­ons des empires total­i­taires. Ces derniers indif­férem­ment agnos­tiques ou croy­ants s’ac­cor­dent sur l’im­pres­sion de s’être, à divers­es repris­es, sen­tis livrés à un pou­voir malé­fique tran­scen­dant ayant pris com­plète­ment pos­ses­sion d’êtres humains, sous les apparences les plus ordi­naires qui soient, éprou­vant alors le sen­ti­ment étrange d’un face à face avec une présence extrahumaine.

(A4) Feuer­bach (très admiré par Marx en par­ti­c­uli­er dans L’Essence du chris­tian­isme) se donne pour tâche de mon­tr­er que la dis­tinc­tion entre le divin et l’hu­main est illu­soire, milite pour instau­r­er une véri­ta­ble reli­gion de l’homme, s’au­to­di­vin­isant en quelque sorte. On lui doit des apho­rismes tels que :
Le mys­tère de Dieu n’est que le mys­tère de l’amour de l’homme pour lui-même…
L’in­di­vid­u­al­ité a pris la place de la foi, la rai­son celle de la Bible, la poli­tique celle de la reli­gion et de l’Église, la terre celle du ciel, le tra­vail celle de la prière, la mis­ère celle de l’en­fer, l’homme celle du Christ. (Vaste pro­gramme comme on peut en juger.)

(A5) Rap­pelons que Bak­ou­nine, pro­fondé­ment impres­sion­né de son pro­pre aveu par la pen­sée de Hegel, est coau­teur avec Netchaïev du catéchisme révo­lu­tion­naire qui donne forme au cynisme poli­tique qui ne devait plus cess­er d’im­prégn­er le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire russe.
Netchaïev ira jusqu’à écrire qu’il y a lieu de dis­tinguer par­mi les révo­lu­tion­naires deux caté­gories : ceux de la pre­mière gar­dent le droit de con­sid­ér­er les autres comme un cap­i­tal que l’on peut “dépenser” c’est-à-dire sac­ri­fi­er. Il est par ailleurs de notre devoir d’élim­in­er tout ce qui nuit à la cause.
Rap­pelons que l’af­faire Netchaïev (le “liq­ui­da­teur” de l’é­tu­di­ant Ivanov), som­bre épisode de l’époque tsariste, avait alors causé une stu­peur hor­ri­fiée et inspiré à Dos­toïevs­ki Les Pos­sédés et plus par­ti­c­ulière­ment le per­son­nage de Piotr Verk­hoven­s­ki (cf. La Jaune et la Rouge de mai 1993).

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