Solution de l’énigme polytechnicienne parue dans le numéro d’avril 2006 (n°614)

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°620 Décembre 2006Par : Pierre Bouleistex (61)

Comme l’ont per­tinem­ment dis­cerné Jérôme Mar­cil­let (61) et Georges Don­nadieu (55) pour répon­dre à l’énigme poly­tech­ni­ci­enne pub­liée en avril 2006 par La Jaune et la Rouge, ce jeune éphèbe entière­ment nu, en argile, est effec­tive­ment le mod­èle d’étude de la stat­ue L’École poly­tech­nique à la Défense de Paris. Rares sont les élèves qui ne se sont pas fait pho­togra­phi­er en « grand U » devant cette œuvre d’art, la seule de l’École à l’extérieur, alors c’est ici l’occasion de la présen­ter, ain­si que son auteur.

qui est-il ? Corneille The­unis­sen naquit le 6 novem­bre 1863 à Anzin, en plein pays minier, d’un père Ludovic, cor­don­nier, d’origine belge comme sa mère. Son enfance se déroula d’abord banale­ment voire tris­te­ment entre coro­ns, ter­rils et chevalets. Mais son goût et ses dis­po­si­tions pour l’observation et le dessin furent remar­qués par son « pays » Con­stant Moy­aux, archi­tecte (1835–1911), sur les con­seils et avec l’appui duquel, de 1877 à 1881, il fut élève aux académies de Valen­ci­ennes. Il ren­con­tra aus­si Jean-Bap­tiste Carpeaux (1827–1875), égale­ment natif de Valen­ci­ennes. Durant ces qua­tre années, con­clues par un voy­age à Rome offert par l’État, avec comme maître René Fache qui fit épanouir ses dons mais sans chercher à l’influencer, il rem­por­ta de nom­breuses récom­pens­es dans des gen­res très var­iés : orne­ment d’après le plâtre antique, plante vivante, mod­èle vivant, fig­ure antique, com­po­si­tion his­torique, bosse d’après l’antique, buste, por­trait, estampe…. Puis ce fut, jusqu’en 1888, l’École des Beaux-arts, à Paris, dans l’atelier de Jules Cave­li­er, grâce à des bours­es de la ville d’Anzin et du Départe­ment du Nord, et tou­jours sous la pro­tec­tion de Moy­aux. Dans ce sanc­tu­aire de la for­ma­tion artis­tique il recueil­lit un éblouis­sant pal­marès : divers­es médailles, prix d’atelier, plusieurs fois « logiste » au con­cours pour le pre­mier grand prix de Rome, médaille d’émulation, et enfin la con­sécra­tion le 30 juil­let 1888 : pre­mier sec­ond grand prix de Rome pour son Oreste au tombeau d’Agamemnon, ce qui lui don­na droit pour la suite des temps au titre de « Prix de Rome » (l’œuvre est con­servée à l’Hôtel de Ville d’Anzin).

La liste exhaus­tive de ses œuvres est impos­si­ble à don­ner dans le cadre d’un sim­ple arti­cle. Mais, à celui qui la con­sulte, elle se car­ac­térise par la var­iété : var­iété des gen­res (sculp­tures, por­traits), var­iété des matéri­aux (bronze, pierre), var­iété des tailles (stat­uettes, mon­u­ments), var­iété des thèmes (patri­o­tiques, intimistes, sociaux).

Com­mençons par « notre » stat­ue. Pour son cinquan­te­naire, la Société ami­cale de sec­ours des anciens élèves de l’École poly­tech­nique, fondée en 1865, ancêtre de l’AX, voulut ériger face au pavil­lon Bon­court de la rue Descartes un mon­u­ment com­mé­moratif de la par­tic­i­pa­tion de l’École à la Défense de Paris con­tre les alliés le 30 mars 1814, financé par sept cent vingt-cinq souscrip­teurs (récom­pen­sés ultérieure­ment par des repro­duc­tions de l’œuvre – stat­uettes et pla­que­ttes – qui réap­pa­rais­sent de loin en loin en vente publique).

Le conscrit
Le con­scrit.
© PHOTOTHÈQUE ÉCOLE POLYTECHNIQUE

Inauguration au Boncourt
La céré­monie d’inauguration rue Descartes le 8 juil­let 1914.

Il n’y eut pas con­cours, mais dia­logue avec un sculp­teur au faîte de sa renom­mée, Corneille The­unis­sen. Une pre­mière maque­tte au tiers fut présen­tée le 15 juin 1913 aux Groupes parisien et ver­sail­lais (bra­vo le GPX !), d’où une toile peinte en vraie grandeur ten­due sur place afin de valid­er les dimen­sions. Puis il com­mença – selon son habi­tude – par mod­el­er dans la glaise le jeune com­bat­tant com­plète­ment nu (c’est la pho­togra­phie de l’énigme), avant de « l’habiller ». Ensuite ce fut un moulage en plâtre, lequel, après retouche et présen­ta­tion sur place, fut tronçon­né et expédié au fondeur Rudi­er en févri­er 1914. Les coulées livrées par celui-ci furent assem­blées, soudées, ébar­bées et ciselées.

Le 29 avril enfin la stat­ue fut présen­tée au Salon des artistes français où elle reçut la médaille d’or avec la cita­tion suiv­ante : « Sur un fond de fascines boulever­sées avec canon et boulets un poly­tech­ni­cien de l’époque, étroite­ment guêtré, soulève de la main gauche le dra­peau français tan­dis que de la main droite il élève d’un geste mag­nifique son sabre recour­bé. Un cri sort de sa poitrine, et, sur ce masque con­trac­té par la gloire, on lit la volon­té de se sac­ri­fi­er pour la Patrie ; au bas la devise : pour la patrie, les sci­ences et la gloire. »

Érigée dans le jardin devant le pavil­lon « Bon­court » du Général, elle fut inau­gurée lors d’une grande céré­monie le 8 juil­let 1914 en présence du prési­dent de la République Ray­mond Poin­caré, sous la prési­dence du min­istre de la Guerre Adolphe Mes­simy et devant les corps con­sti­tués ain­si que de nom­breux invités. La tri­bune offi­cielle était instal­lée là où fut ensuite érigé le Mon­u­ment aux Morts, du côté droit. Trois dis­cours furent pronon­cés, par Joseph Noble­maire (1851), prési­dent de la S.A.S. (qui rap­pela en détail le fait d’armes du 30 mars 1814 dans le secteur de l’actuel cours de Vin­cennes, et qui remit offi­cielle­ment la stat­ue à l’École), par le général Alfred Cornille (1874) com­man­dant l’École et par M. Messimy.

L’architecte du mon­u­ment fut Élie Leroy, dans un rôle des plus mod­estes : fon­da­tions et réal­i­sa­tion du socle de cinq tonnes en gran­it rose de Baveno, gravé « L’École Poly­tech­nique à la Défense de Paris – 1814 ». D’un poids de 900 kg, la stat­ue res­ta à son pre­mier emplace­ment jusqu’au trans­fert de l’École en 1975. Ensuite elle effec­tua un pas­sage de quelques années dans la « boîte à claque », cette cour trapé­zoï­dale du 5 rue Descartes affec­tée à l’AX. Elle est depuis en bor­dure de la cour des céré­monies, à Palaiseau. Comme déjà indiqué dans notre arti­cle de mars 2000 « l’École royale du génie de Méz­ières et sa belle descen­dance », suite à la fra­ter­nité d’armes fran­co-améri­caine de 1917–1918 renou­ve­lant celle de 1776–1778 une réplique en fut offerte en 1919 à l’Académie mil­i­taire de West Point (dont les élèves por­tent encore un uni­forme de céré­monie iden­tique à celui du héros de la stat­ue : habit à la française, bau­dri­er blanc croisé, shako à plumet rouge !).

Le Monument dans le jardin du Boncourt
Le Mon­u­ment dans le jardin du Bon­court, rue Descartes, de 1914 à 1975.
© PHOTOTHÈQUE ÉCOLE POLYTECHNIQUE

Le mon­u­ment de The­unis­sen le plus impres­sion­nant est celui de La Défense de Saint-Quentin en 1557, d’une quin­zaine de mètres de hau­teur, avec au som­met, la Ville l’épée à la main pro­tégeant la France et ser­rant dans ses bras le dra­peau nation­al, et aux qua­tre faces des scènes guer­rières où il figu­ra des nota­bles de la ville, député- maire en tête (Saint-Quentin fut prise le 27 août par les Espag­nols et les Fla­mands, mais son héroïque résis­tance per­mit à l’armée française de se recon­stituer, ce qui sau­va de l’invasion le pays tout entier). C’est le prési­dent Félix Fau­re qui l’inaugura le 7 juin 1897, mais le sculp­teur, qui pour­tant tra­vail­lait à ce pro­jet depuis la fin de ses études aux Beaux-Arts, fut chas­sé de la table d’honneur, absent des dis­cours et, con­traire­ment à l’usage, non décoré en cette solen­nelle cir­con­stance (c’est en 1902 que la Légion d’honneur lui fut attribuée). L’œuvre subit les vicis­si­tudes de l’histoire : groupes en bronze dis­parus durant la Grande Guerre puis recon­sti­tués en 1932 d’après les plâtres orig­in­aux, l’ensemble démon­té en 1989 pour la con­struc­tion d’un park­ing, enfin réin­stal­la­tion après des années et des années dans un hangar munic­i­pal : sic tran­sit glo­ria mun­di !

The­unis­sen créa bien d’autres œuvres d’extérieur, par­v­enues jusqu’à nos jours ou non, la plu­part dans sa région de nais­sance : en 1892 à Anzin mon­u­ment pour glo­ri­fi­er Pierre-Joseph Fontaine, l’inventeur du para­chute des mines, avec un enfant de la mine « le petit gal­i­biot », recon­nais­sant, inscrivant son nom au piédestal (détru­it en 1914–1918, refait, encore détru­it en 1940) ; en 1896 (un peu plus loin !) le mon­u­ment à Alexan­dre Pétion fon­da­teur de la République haï­ti­enne, qui est encore à Port-au-Prince ; en 1898 fontaine de la Nymphe au Mas­caron à Belle­vue-Meudon, fon­due en 1941 mais recon­sti­tuée dernière­ment ; en 1901 à Lourch­es (Nord) mon­u­ment à Charles Math­ieu, fon­da­teur des Com­pag­nies Houil­lères de Cour­rières et de Lourch­es ; en 1904 buste de l’Abbé Fol­li­o­ley (1836–1902) dans la cour du lycée Ambroise Paré à Laval dont il fut le dernier pro­viseur ecclési­as­tique ; en 1907 aux angles du pont du canal à Saint-Quentin opu­lentes stat­ues de la Somme, de la Seine, de l’Oise et de l’Escaut com­plétées par d’impressionnants can­délabres (démolies en 1917) ; en 1909 mon­u­ment à la bataille de Malpla­quet le 11 sep­tem­bre 1709 (la dernière défaite des troupes de Louis XIV face aux Anglais) ; en 1913, à Saint-Quentin tou­jours, fontaine mon­u­men­tale à l’Agriculture « Guer­bigny et Vas­son » (démolie en 1966) ; en 1912 mon­u­ment du pein­tre Jules Bre­ton à Cour­rières avec une jolie moisson­neuse… men­tion­nons encore le fron­ton pax labor de l’aile droite de l’Hôtel de Ville de Roubaix ; en 1911 la tombe de Con­stant Moy­aux à Anzin (il la lui devait bien !) ; et nom­bre de pro­jets de mon­u­ments aux Morts (Anzin, Cam­brai, Caudry, Saint-Amand-les-Eaux)…

Saint-Quentin. Le Monument de la Défense
Saint-Quentin. Le Mon­u­ment de la Défense de 1557, 1897. PHOTOTHÈQUE ÉCOLE POLYTECHNIQUE
Pendant la grève,1891.
Pen­dant la grève,1891.
© PHOTOTHÈQUE DU CENTRE HISTORIQUE MINIER DE LEWARDE

Pour en revenir à Paris, deux de ses œuvres sont tou­jours bien là, par­faite­ment vis­i­bles de la voie publique. Tout d’abord, c’est le haut-relief de 1899, Les Arts et les Sci­ences ren­dant hom­mage au nou­veau siè­cle au Grand Palais érigé pour l’Exposition uni­verselle de 1900, au-dessus de la porte cen­trale du pignon nord, dom­i­nant le square Jean Per­rin, face aux Champs-Élysées, avec sa sig­na­ture en bas à droite. Les déess­es clas­siques y sont fig­urées : l’architecture avec ses plans, la sculp­ture avec son marteau et son ciseau, la musique avec sa harpe, la pein­ture avec sa palette… et une nou­velle recrue, la « fée élec­tric­ité », mani­ant la foudre de la main droite et ten­ant fer­me­ment du bras gauche son mod­erne attrib­ut : un rhéo­stat ! Pour aller vis­iter les expo­si­tions dans les Galeries nationales, des mil­liers et des mil­liers de fois les poly­tech­ni­ciens ont dû pass­er sous ce pan­neau sans remar­quer qu’il était du même auteur que la stat­ue de leur grand ancien de 1814…

Tou­jours dans Paris, The­unis­sen par­tic­i­pa à la déco­ra­tion extérieure du Palais Cam­bon (la Cour des comptes) inau­guré en 1912, en sculp­tant ses écoinçons, ces deux tri­an­gles curvilignes entre le demi-cer­cle du porche et le lin­teau : deux angelots quelque peu affalés sur la courbe. Ce tra­vail assez banal n’est pas signé. Le même Palais com­porte, au-dessus de la porte de la Grande Cham­bre, un buste de la République, en mar­bre, dû en 1908 au ciseau de son frère Paul The­unis­sen (1873–1931), sculp­teur lui aus­si. La par­tic­i­pa­tion de la fratrie The­unis­sen à la con­struc­tion de la nou­velle Cour des comptes fut cer­taine­ment due à ce que l’architecte en était Moy­aux, le bien­fai­teur des ado­les­cents d’Anzin, comme il avait déjà été l’architecte de plusieurs des mon­u­ments cités ci-dessus pour lesquels il avait com­mandé des œuvres à Corneille.

Fronton du Grand Palais
Les Arts et les Sci­ences ren­dant hom­mage au nou­veau siècle,Grand Palais, 1899.

Les œuvres d’intérieur de The­unis­sen sont innom­brables et d’ailleurs pas toutes réper­toriées (et encore moins vis­i­bles) car nom­bre d’entre elles, répon­dant à des com­man­des, sont dans des col­lec­tions privées : por­traits, bustes, médailles, étains, etc. Les sujets en sont, bien sûr, les com­man­di­taires (cap­i­taines d’industrie et de mines comme Paul Schnei­der, savants comme Édouard Bran­ly, hommes d’affaires, bour­geois…) mais aus­si des scènes d’inspiration ouvriériste ou paysanne, tou­jours en référence à la mod­estie de son extrac­tion et au pro­gres­sisme de ses idées (il aurait marché sur l’Élysée au bras de Louise Michel). Sig­nalons ain­si un « buste de jeune garçon au col marin » au Musée de Calais. La plus célèbre est Pen­dant la Grève de 1891 en hom­mage à la longue grève semi-insur­rec­tion­nelle des mineurs d’Anzin en 1882, dépôt de l’État au Musée de Valen­ci­ennes puis au Cen­tre his­torique minier de Lewarde, pour laque­lle il reçut une médaille de troisième classe. Les cri­tiques y recon­nurent une œuvre humaine, pro­fondé­ment vraie, mon­trant la douleur poignante et muette ain­si que l’accablement et l’obstination dans la révolte, avec une grande sim­plic­ité d’attitudes pour illus­tr­er une page cru­elle de la vie d’une famille ouvrière acculée à la mis­ère. Dans un genre plus riant, un exem­ple char­mant de « petit mod­èle » est Rêver­ie aux champs, bronze de 60 cm, de 1918 (sa dernière œuvre), jeune paysanne assise sur une botte, coude sur genou, regar­dant au ciel.

Âgé de cinquante-cinq ans Corneille The­unis­sen décé­da à Paris en décem­bre 1918 d’une mau­vaise grippe, en fait affaib­li par de très proches deuils et con­sterné par la destruc­tion de nom­bre de ses mon­u­ments. Il fut inhumé à Anzin. Le 18 juin 1922 sa com­mune natale célébra sa mémoire : médail­lon réal­isé par son frère Paul dans le vestibule de la mairie, plaque com­mé­mora­tive sur sa mai­son natale au 6 de la rue des Mar­tyrs, et inau­gu­ra­tion d’une place à son nom, l’ancienne place Verte. Valen­ci­ennes aus­si est dotée d’une rue Corneille Theunissen.

Le choix, pour le Poly­tech­ni­cien de 1814, de cet artiste patri­ote, déli­cat et généreux cor­re­spond par­faite­ment à la con­stante sen­si­bil­ité de l’École, qu’elle soit appréhendée lors du com­bat du Cours de Vin­cennes d’il y a cent qua­tre-vingt-douze ans, au moment de l’hommage qui lui fut ren­du voici qua­tre-vingt-douze ans ou, sous des formes bien sûr dif­férentes, à l’époque actuelle.

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